Cathryn BOCH MAJ 12/02/2024

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Cathryn Boch,
psychogéographe écoféministe

Fabienne Dumont
 
 
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Une archéologie du sensible
Pascal Neveux
 
 
 
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Recherche d'un corps
David Le Breton
 
 
Vues d'atelier, 3 bis f, 2018

































Cathryn Boch, psychogéographe écoféministe
 
 

Cathryn Boch ne laisse pas indemne les supports, qu’elle empoigne et maltraite avec l’aiguille d’une machine à coudre, jusqu’à les boursoufler et produire des peaux ravagées par une maladie ou des terrains aux reliefs fascinants. Conjointement, la fragilité des matières, le calque percé et les fils entrelacés laissent paraître une écorce, des blessures cicatrisées, un environnement en pleine mutation, qui représente autant la métamorphose des corps humains que de la planète.

Par l’effacement des données initiales, on contemple le résultat d’un cataclysme sans nom, qui évoque les pires prospectives écologistes. Des matières submergent les cartes, les sols sont couverts de fils ; déchirées, dépecées, trouées, les cartes ont changé de bord, elles ont versé du côté de l’innommable. Parfois, une maison surgit de ces décombres, de cette coulée dévastatrice, un havre de paix lové au cœur de la matière cotonneuse. À un autre moment, deux cheminées de centrales nucléaires s’élèvent dans une marée de fils roux et leur fumée nocive envahit tout l’espace supérieur. Notre planète n’est-elle pas ce monstre marqué par les cicatrices des guerres, les conflits, les chantiers humains qui la détruisent, mais aussi par les processus incontrôlables de l’énergie vitale à l’œuvre dans les rémissions, les adaptations, les hybridations et les régénérations consécutives ?

Si la lecture des œuvres textiles a été influencée par les mouvements féministes, qui combattaient l’assignation à la sphère domestique des pratiques traditionnelles des femmes1, l’approche s’enrichit aujourd’hui d’autres interprétations. Lors d’une résidence en Lituanie, en 2006, l’artiste s’aperçoit de l’importance du fil dans son imaginaire – les souvenirs de sa grand-mère couturière et de son grand-père dessinateur industriel resurgissent – ce qui intensifie une pratique mineure. Quelques années plus tard, elle mêle intimement le dessin, la cartographie et la couture : « Des cartographies, des plans, des images topographiques et des photographies aériennes deviennent, avec le papier, les sources et la matière de mon travail.2 »

Née en 1968 à la frontière entre l’Allemagne et la France, de parents venant des deux côtés, dans la région de Strasbourg, qui a été ballottée entre plusieurs appartenances nationales au cours du XXe siècle, Cathryn Boch évoque son rapport particulier au territoire. Elle sait que l’espace des frontières est mouvant. Les guerres démantèlent les corps, à l’image des morceaux de cartes, greffés pour former un nouveau monde, tel un organisme humain reconstitué. Cathryn Boch précise 3 : « [La couture] me permet d’être aussi bien devant que derrière, à travers. […] La machine à coudre est un outil paradoxal. Au même moment où elle déchire le papier, elle le raccommode avec la couture. » Croûte terrestre et corps humain, peau et surface des cartes se confondent pour énoncer un état du monde, tout autant intime que mondial.

Les situationnistes, entre 1957 et 1968, insèrent sur la scène artistique les termes de psychogéographie, de dérive et de détournement, dans la tradition de la déambulation citadine. Dans son « Introduction à une critique de la géographie urbaine 4 » (1955), Guy Debord évoque l’influence de l’espace urbain sur la conscience individuelle 5. Cathryn Boch pratique une forme de psychogéographie appliquée à l’ensemble du maillage d’un territoire, via la cartographie, qu’elle greffe, suture, associant en tous sens des cartes routières, maritimes, des atlas, des plans cadastraux, etc. Dans ce processus, l’univers en mutation se désagrège et se reconstruit en permanence. Des conditions architecturales déterminent bel et bien des zones émotionnelles, que l’artiste parcourt avec un abandon proche des situationnistes, même si la mémoire s’appuie uniquement sur des cartes, des photographies aériennes, des plans, etc.

Certaines œuvres plus intimes révèlent une palette et des coulures rouges qui évoquent la vitalité du sang, des glaires, des tissus humains, des fragments de corps humains qui surnagent dans la texture, travaillée en profondeur en un mouvement alternatif qui veloute et perce à la fois. On assiste à un étrange mélange entre ces corps et les espaces publics, symbole d’une exploration du monde qui reste un combat pour les femmes. Cathryn Boch le sait bien, elle qui a ressenti la nécessité de fonder un collectif de quatre étudiantes, Les Pisseuses (1995-2001), lors de ses années passées à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg. Ce collectif autorise une communauté intersubjective forte, afin de parler de leurs désirs et aspirations, de revendiquer la légitimité de leur langage et dénoncer le peu de place qu’on leur accorde dans le monde.

Cathryn Boch « greffe » des matières et des espaces hétérogènes, prend possession de la planète d’une manière très charnelle. L’écoféministe indienne Vandana Shiva prône l’autonomie alimentaire, une vision qui repose sur l’articulation des vécus féminins à une pensée écologiste. Elle rejoint la représentation du monde que j’entrevois chez Cathryn Boch 6 : « Envisager le monde à travers une grille de lecture qui ne considère pas la femme comme le sexe faible ni la nature comme inerte, passive et uniquement vouée à être exploitée, tout cela procède du même regard. Je considère la nature comme un sujet vivant et l’intelligence féminine comme essentielle à la survie de l’humanité. »

L’artiste joue avec le corps féminin, sans le penser dans une homologie avec la terre, plutôt comme un rapport au monde différent, qui englobe l’humain dans l’environnement et les emporte dans le naufrage des déplacements terrestres. Les scientifiques ont annoncé que nous démarrions une nouvelle ère : l’Anthropocène, qui prend acte que les conséquences chimiques, urbaines, nucléaires de nos modes de vie vont s’inscrire dans les archives géologiques de la terre pour des milliers d’années 7. Ainsi que le souligne Bruno Latour, la situation actuelle de la planète est celle « d’une profonde mutation de notre rapport au monde »8, un propos qui fait écho à l’affirmation de l’artiste : « Avec la couture, c’est le travail du temps, ce temps qu’il faut pour parcourir un territoire, un chemin de vie, le temps long de la dérive des continents, terre, ciel confondus.9 »

Monde-ventre, monde-corps, on assiste à des déplacements de sens qui entremêlent Gaïa à la psychogéographie. Loin de la couture bien ordonnée d’antan, une pratique violente surgit, où la piqûre va jusqu’à anéantir la planéité de la feuille, l’attaque, la boursoufle, la fait craquer, la colonise de matière exogène 10. Des liquides comme la Bétadine ou l’huile modifient la texture initiale, stratifient l’œuvre de multiples temps, montrent le moment où les stigmates de la lutte engagée avec le papier (raclures, ponçages, déchirures, piqûres, surpiqûres, assemblages, etc.) sont ressaisis par la vie, où l’énergie vitale, le flux sanguin sont insufflés dans les matières malmenées. Aux grands formats, apparus en 2006, s’ajoute, à partir de 2014, une amplification du volume, qui souligne l’extension de l’œuvre, sa transformation permanente par agrégation : une transmutation des substances, une régénération post-apocalypse. Cathryn Boch serait donc une psychogéographe écoféministe d’un nouveau genre, qui enregistrerait les échos et le chaos des métamorphoses humaines et planétaires à venir.


Fabienne Dumont


1 Ce texte est issu d’une communication « Au fil du temps – Entrelacer une relecture des pratiques textiles des années 1970 au regard d’œuvres récentes », Muriel Andrin et Anaël Prêtre (dir.), Défilages – Genre et art textile aujourd’hui / Colloque international, 2-4 mars 2016, Université Libre de Bruxelles
2 Texte fourni par l’artiste, 2014
3 Philippe Piguet, « Cathryn Boch, dans les entrailles du dessin », Art absolument, mai-juin 2015, p. 88-91
4 Elle est publiée par la revue belge Les lèvres nues, n° 6, 1955
5 Merlin Coverley, Psycho-géographie ! Poétique de l’exploration urbaine (2006), Lyon, Les moutons électriques, 2011, p. 102
6 Lionel Astruc, Vandana Shiva, pour une désobéissance créatrice – Entretiens, préface d’Olivier de Schutter, Arles, Actes Sud, 2014, p. 31 et 143
7 Lionel Astruc, Vandana Shiva…, op. cit., p. 162
8 Bruno Latour, Face à Gaïa – Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, p. 16
9 Texte issu d’une pièce sonore exposée à la Maison Rouge en 2014 lors de l’exposition « Le mur – collection Antoine de Galbert »
10 Entretien entre Cathryn Boch et Philippe Régnier, « Je mène avec le papier un travail que je nomme ‘’dessin’’ », Le Quotidien de l’art, 24 mars 2015, p. 17-18

Vue d'atelier, Friche la Belle de Mai, 2016


Une archéologie du sensible
 
 

« Il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse »
Nietzsche(1)

Ceci n’est pas un texte critique à proprement parler sur l’œuvre de Cathryn Boch mais plutôt une succession de souvenirs, d’impressions précises et diffuses à la fois, à propos d’une relation intellectuelle et amicale à travers différentes rencontres par œuvres interposées et par des échanges verbaux riches et variés de Sélestat à Marseille durant ces vingt dernières années.

Donner à voir et à comprendre dans une même publication la démarche artistique de Cathryn Boch, c’est permettre de saisir avec netteté cette fidélité de l’artiste à une grammaire personnelle qui assure une très grande cohérence à son travail. Cette profonde unité thématique tient à un imaginaire singulier que l’œuvre déploie dans une iconographie qui ne lui est pas moins propre. La cohérence thématique et la constance de ses outils et protocoles n’ont pourtant pas produit une œuvre qui répète sa formule, ou s’installe dans le même territoire générique. Au contraire, ce qui frappe chez Cathryn Boch, c’est l’extraordinaire variété des formes d’écriture, comme si à chaque fois qu’une œuvre était terminée, il fallait réinventer entièrement de nouveaux dispositifs formels pour relever de nouveaux défis. Suivre chronologiquement le dessin de l’œuvre permet de mesurer cette étonnante fidélité de l’artiste à des territoires d’expérimentation qui empruntent leur sémantique et leurs outils à l’univers des sciences géographiques et de la couture. Deux univers de recherche qui ne sont pas sans similitudes aussi surprenant que cela puisse paraître au premier abord, procédant par relevés, par mesures, afin d’obtenir plans et patrons d’une très grande précision et exigence.
Extrêmement méfiante et doutant en permanence de ce qu’elle produit, l’artiste peine peut-être à trouver les moments de grâce qui l’assurent de la réussite de ce qu’elle cherche à composer. On voit comment la même recherche d’une vérité intérieure l’oblige à un désir permanent de faire, de défaire et de s’essayer avec obstination et détermination à de nouvelles expériences plastiques.
Quelle que soit la forme adoptée, les dimensions de ses œuvres, c’est la même imagination qui magnifie le contenu, qui en électrise les composants. Dans l’exercice de l’imagination comme dans celui de la mémoire, son premier mouvement est en effet de ne retenir que les éléments, cartes routières, vues aériennes, relevés topographiques, qui se recommandent par leur capacité à situer son action, à circonscrire son territoire mais aussi à raccommoder, à réconcilier par l’usage de la couture sa propre présence au cœur de cette géographie personnelle. Même dans ses œuvres apparemment moins « viscérales », c’est toujours une révélation intérieure qui se cherche dans les différents process que l’artiste mobilise pour la faire surgir.
Il y a par ailleurs de perceptible dans le travail de Cathryn Boch l’importance du mouvement et du placement du corps du regardeur dans l’œuvre elle-même.
On ne voit pas simplement une œuvre, on expérimente un espace, on entre dans la matière, une matière vivante, mouvante, solide et fragile à la fois dont la résistance ne tient qu’à des entrelacs de fils. « Il faut d’abord voir, ensuite regarder et puis apprivoiser. Et revoir » conseille Jean-Marie Straub. Les œuvres de Cathryn Boch permettent de saisir ce qu’est l’expérience du spectateur. Nous sommes de toute évidence face à une peinture dont le plan est comme aboli. La verticalité et l’horizontalité se dissolvent, les angles disparaissent, la frontalité du mur s’estompe. Si on continue à penser peinture, on ne se trouve plus ni devant l’œuvre, ni sur le côté, ni loin, ni près, on est physiquement et radicalement dedans. On est dedans comme on peut l’être à l’intérieur d’une caverne dont on chercherait à découvrir les entrailles, en s’aventurant dans les percées, les trouées, les cavités sans repères spatiaux et temporels. Voilà que l’espace de l’œuvre colonise le mur, s’affranchissant des contraintes de format et des matériaux, se jouant à la fois de la gravité et de la résistance des matériaux dans des flux visuels sinueux et serpentins qui s’annoncent inépuisables comme des métaphores philosophiques de la vie.
Cathryn Boch, à l’instar d’un Georges Perec aborde paradoxalement dans ses travaux la question fondamentale du vide, psychique et spatial, qui se comble peu ou prou, volontairement ou pas, au fil de la vie, des accidents de la vie et de son propre parcours. Si l’écrivain a travaillé autour de la disparition, Cathryn Boch, elle, remplit l’espace du tableau en creusant des failles, dilatant les creux, les interstices pour y faire vibrer la fragilité humaine. On pourrait citer cette phrase de Georges Perec : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner »(2).
Une même intuition semble toujours guider la démarche de Cathryn Boch, ce qu’Yves Bonnefoy appelait « la vérité de parole »(3), ou le souci de saisir « ce que la vie a d’immédiat ». Cathryn Boch construit une œuvre ouverte guidée par une exigence de pensée, se méfiant des concepts, des filiations et classifications qui à n’en pas douter la détournerait de l’essentiel : s’attaquer à la « réalité rugueuse » comme le dit si bien Rimbaud (4) dans « une Saison en Enfer ». Pour Cathryn Boch, la carte est une rencontre vers ce qui est proche, mais aussi étranger. La carte ouvre au lointain, des ports et des pistes d’envol, des fleuves, des routes, des chemins de fer, et à celui des zones, des terrains vagues, des surplombs de pénétrantes. Puis peu à peu la carte s’éloigne de nous, elle devient une autre carte, qui se dissout, s’étire à l’extrême ou encore se délite mais non sans en conserver l’idée, son palimpseste.
Le choix des cartes (routières, marines, vues aériennes, relevés topographiques), leur collecte n’est en rien anecdotique, il reflète au contraire la géographie personnelle de l’artiste, nomade dans l’âme, passant d’une résidence à l’autre dans une déambulation permanente où les attaches se font rares et éphémères. L’usage de la carte est chez Cathryn Boch, l’expression d’une invitation ou plutôt d’une injonction au mouvement. Quelque chose qui tient de l’itinérance, de l’égarement, de la flânerie et de la dérive, naguère théorie et pratique situationniste.
Plus de points cardinaux, de sens de lecture mais des signes et symboles qui s’ouvrent au regard, offrant une possibilité de s’y rattacher et de s’y repérer. Cette agitation vibrionnaire faite de trajectoires, d’intersections, de chocs, d’écartements, de reliefs, de fils en lignes ou en amas et de fragments de cartes cousues, tendues jusqu’à la déchirure, pliées, dépliées, manipulées, sculptées construisent une sismographie visuelle, tellurique, qui laisse imaginer quelle intensité physique sous-tend la réalisation de ces œuvres. Quelle énergie et quelle concentration pour arriver à dompter ses matériaux, leur imprimer un mouvement, le mouvement du corps de l’artiste en lutte avec son instrument de prédilection trônant au cœur de son atelier : sa machine à coudre. Une machine à coudre qui mitraille par salves successives, violente et cicatrise à la fois ses cartes dans une chorégraphie corporelle, mécanique et sonore qui tient de la transe et du combat entre l’homme et la machine. Il faut imaginer les travaux de Cathryn Boch au regard de ce qui se passe dans la solitude et le bruit de l’atelier. C’est au-delà de la performance physique, une véritable composition sonore qui orchestre la réalisation de chacune de ses pièces. Chacune a sa partition, ses rythmes, ses ponctuations, ses ruptures que seule l’artiste connaît. Véritables expéditions solitaires dont les fils dessinent des trajectoires, des chemins de traverse, des flux, des circulations, des réseaux qui trouvent de nombreuses correspondances avec les surprenantes «  lignes d’erre » de Fernand Deligny (5) ou plus encore dans les itinéraires chantés, « Songlines » des Aborigènes.
Dans cette tradition ancestrale, les hommes qui suivaient un itinéraire chanté trouvaient sur leur chemin des personnes appartenant au même rêve qu’eux.
Les « Songlines » sont des pistes chantées. Chaque chant sacré est à la fois la description très précise d’un chemin, d’une voie pour le voyage à pieds et un récit mythique qui raconte la création d’une part du monde. Pour se diriger dans une région étrangère, un homme n’aurait qu’à chanter le chant correspondant et ce chant en relatant l’histoire de leur création lui décrirait au rythme de la marche toutes les particularités du paysage le long de la route à suivre.
Les œuvres de Cathryn Boch sont une invitation à la découverte d’un territoire charnel et tactile, d’un atlas fertile, à la fois concret et fictionnel, personnel et universel. C’est le parcours du corps, le trajet dessiné par les bras de l’artiste qui font la destination. C’est le « rendre » qui fait le « rendu » comme on le dit d’un dessin. Le parcours porte en lui toutes les valeurs, tensions, intentions, attentions et inattentions et qui au final donne à chaque pièce son caractère unique. C’est un art des corps, de l’extension et de l’exposition.
Ni cinématographique, ni proprement théâtrale, la démarche artistique de Cathryn Boch est bien plus proche de la musique et de la littérature au sens où ces deux arts mettent la résonance interne et l’imprégnation avant la représentation et le spectacle, le timbre, le ton et l’élan avant la composition et l’harmonie, l’atmosphère avant la narration. Le vocabulaire musical est plus d’une fois sollicité pour évoquer ses travaux : rythme, polyphonie, harmonie, sonorité, intensité, dynamique, variations, contrepoint, fugue, prolifération ou syncope. «  J’ai un tempérament qui essaie de fabriquer des règles pour avoir le plaisir de les détruire plus tard ». Pierre Boulez ne pouvait mieux résumer le chemin qui l’a mené au « Marteau sans maître »(6) créé en 1954 et qui trouve un écho tout à fait singulier avec les œuvres de Cathryn Boch. Dans cette œuvre, Boulez, s’il ne délaisse pas toute rigueur compositionnelle, loin s’en faut s’accorde, selon sa propre expression, maintes « indisciplines locales ». Impossible de ne pas citer la célèbre phrase de Wagner dans « Parsifal »(7) : « Der Raum wird hier zur Zeit », « L’Espace ici devient temps ». Face à une œuvre de Cathryn Boch, on revient toujours en arrière pour vérifier ou découvrir de nouveaux points de vue aperçus ou soupçonnés. La quête de l’ailleurs est permanente car ce qui est difficile pour le spectateur, c’est justement de savoir repérer, dans l’instant même ces déclencheurs de mémoire que peuvent être ces fragments cartographiques ou repentirs photographiques. Ici le nom d’une ville, une route, ici un immeuble, un quartier, une usine qui vont immédiatement révéler une réalité topographique, un lieu, une époque. Rien de spectaculaire mais une jouissance certaine à distiller avec parcimonie et précision tel fragment d’image, telle survivance du support cartographique. A l’utilisation de la machine à coudre pour élaborer son dessein/dessin, l’artiste ajoute aujourd’hui dans ses derniers travaux une nouvelle dimension picturale qui procède par l’usage d’une palette de noirs obtenus par recouvrements successifs. L’utilisation d’essences de térébenthine, de cires dans l’alchimie de l’atelier qui tour à tour vont patiner le motif, le recouvrir, l’effacer où le suggérer, laissent ici et là les traces et les empreintes du support originel.
Cathryn Boch dessine sans relâche un univers à la mesure de son imagination puisant dans l’usage de cette riche palette de teintures noires une expérience picturale nouvelle où ombres et lumières renforcent cette sensation de sédimentation du motif et de stratification de la mémoire. Son œuvre est un univers de contrastes où tout semble déconstruit et reconstruit sous l’effet d’une imagination libérée des contraintes conventionnelles du dessin et de la peinture. Son langage graphique révèle un chaos traversant toutes les nuances du noir et du blanc où la noirceur devient de la lumière. Si Victor Hugo  jetait l’encre au hasard sur le papier et Goya usait d’empâtements de noirs pour accentuer l’angoissante atmosphère de ses dessins, Cathryn Boch quant à elle ne cherche pas à installer une quelconque dramaturgie, elle n’est d’aucune façon dans la théâtralisation mais bien dans l’expérimentation. De ces recouvrements surgissent les ombres où les contours se dessinent et forment les débuts de la lumière et de la vie.
Si d’aucuns seraient tentés d’inscrire cette démarche dans une tradition romantique et féministe, ils feraient indéniablement fausse route. Il y a dans la démarche de Cathryn Boch de délicates affinités avec ce magistral artiste Giuseppe Penone (8), dont les premières œuvres datent de 1968, année de naissance de Cathryn Boch. Il élabore des œuvres qui ouvrent leur corps à la présence des êtres et des temps ensevelis. Le temps et le corps y sont fréquemment confondus et s’ancrent vivement dans le réel, dans la réalité des matières et la vérité des corps.
Souvenons-nous de la phrase de Jorge Luis Borges (9), autre éminent manipulateur du réel, qui parlant de la destinée de l’écrivain qu’il fut, écrivait dans « L’Or des tigres » : « Au bout de longues années il peut atteindre, si les astres lui sont favorables, non pas la simplicité qui n’est rien mais la complexité modeste et secrète ».
Il y a à l’œuvre chez Cathryn Boch cette même relation du corps à l’œuvre, cette remise en cause du processus créateur lui-même intégrant archaïsme, classicisme et contemporanéité, cette quête d’une certaine beauté jusqu’au sublime, de plus en plus affirmée dans des œuvres qui convient le spectateur, au-delà de la vue, à une expérience de tous les sens. Là encore il faut souligner l’extraordinaire singularité de la forme inventée par Cathryn Boch dont on pourrait résumer l’alchimie en une tentative d’autobiographie fragmentaire. C’est dire comment on est loin d’une forme de narration continue du récit de soi, puisque ce sont ici les éclats d’une existence qui seuls comptent. Chaque spectateur organisera d’autres trajets dans une œuvre qui doit continuer de vivre de la variété des interprétations qu’elle autorise. De même c’est dans l’assemblage de ces fragments que cette œuvre ne cesse de questionner le sens de son aventure. Raconter sa vie ? Non, plutôt évoquer une vie, à mille lieux des circonvolutions narcissiques de l’autofiction. Il ne s’agit donc pas de se complaire à l’exhibition de soi, mais de respecter une pudeur essentielle, en ne donnant jamais ni dates, ni noms propres, ni de circonstances biographiques. C’est pourtant bien la singularité d’une existence qui s’imprime, en même temps que quelque chose de plus général qui nous unit et nous touche chez Cathryn Boch : une obstination de l’être.


Pascal Neveux


1 Ce texte est issu d’une communication « Au fil du temps – Entrelacer une relecture des pratiques textiles des années 1970 au regard d’œuvres récentes », Muriel Andrin et Anaël Prêtre (dir.), Défilages – Genre et art textile aujourd’hui / Colloque international, 2-4 mars 2016, Université Libre de Bruxelles
2 Texte fourni par l’artiste, 2014
3 Philippe Piguet, « Cathryn Boch, dans les entrailles du dessin », Art absolument, mai-juin 2015, p. 88-91
4 Elle est publiée par la revue belge Les lèvres nues, n° 6, 1955
5 Merlin Coverley, Psycho-géographie ! Poétique de l’exploration urbaine (2006), Lyon, Les moutons électriques, 2011, p. 102
6 Lionel Astruc, Vandana Shiva, pour une désobéissance créatrice – Entretiens, préface d’Olivier de Schutter, Arles, Actes Sud, 2014, p. 31 et 143
7 Lionel Astruc, Vandana Shiva…, op. cit., p. 162
8 Bruno Latour, Face à Gaïa – Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, p. 16
9 Texte issu d’une pièce sonore exposée à la Maison Rouge en 2014 lors de l’exposition « Le mur – collection Antoine de Galbert »
10 Entretien entre Cathryn Boch et Philippe Régnier, « Je mène avec le papier un travail que je nomme ‘’dessin’’ », Le Quotidien de l’art, 24 mars 2015, p. 17-18

Vues d'atelier, Friche la Belle de Mai, 2014 – 2015





Vue d'atelier, Le Baradat, Gers, 2014





Vue d'atelier, Atelier Michel Fedoroff, Bargemon, 2013

Vue d'atelier, Atelier Michel Fedoroff, Bargemon, 2010

Vues d'atelier, Bastion 14, Strasbourg, 2008 – 2009
Crédit photos Mathieu Bertola















Recherche d'un corps
 
 

Le papier est cousu, décousu, brodé, frotté, caressé, poncé, travaillé avec une série de produits, affleuré par le crayon et nourri par la gouache ou l’aquarelle, il n’est pas une seule surface mais une épaisseur. Cathryn Boch noue une relation physique, sensuelle avec ses matériaux comme si elle pétrissait des corps et parfois se battait avec eux. Une infinie fragilité se dégage non seulement du dessin dans sa tessiture mais aussi des personnages à demi dessinés, inachevés, à fleur de peau, souvent sans visage autre qu’une sorte de masque traduisant une sorte de stupeur. Ce sont des dessins traversés d’âmes. Ils portent en effet une présence allusive. Les personnages à peine esquissés et pourtant éminemment là sont comme des esprits qui cherchent une incarnation tout en témoignant de leur peur à avoir un corps. Ils sont ambivalents, une mémoire continue à les traverser mais elle est émiettée. Ils sont déjà venus au monde mais ils en ont été éjectés, ils ne savent plus pourquoi. Ils veulent y retourner mais l’appréhension les fige. Ce sont des personnages écorchés à la recherche d’un corps, ou plutôt d’une peau qui les protégeraient.

Les dessins chez Cathryn Broch sont une plongée dans les hauts fonds de l’enfance, mais sous une forme inattendue non pas un univers enchanté, mais meurtri. Ils viennent d’un ancien champ de bataille, on dirait des cris cherchant en vain à se matérialiser en personnages enfin disponibles à la vie. Dans certains dessins même si la peur est toujours là, l’apaisement se pressent. Des ambivalences se conjuguent, les blessures se mêlent aux réconciliations, les forces aux fragilités. Dans ces dessins, certains lieux du corps sont souvent des zones de blessures ouvertes où le rouge accentue le cri. Des fragments humains sont parfois en apesanteur dans l’espace. Ce sont des chairs à vifs, marqués d’une mémoire meurtrie, particulièrement les frontières susceptibles de se donner au contact de l’autre, notamment les organes sexuels. Ces personnages flottants sont toujours en position troublante, non dans la posture du désir, mais dans celle d’un étonnement douloureux. Et pourtant si, le désir est là, mais indécis à se donner à corps perdu. Mélange de tendresse et de violence, ou plutôt violence contenue, comme si dans les mouvements de ses personnages Cathryn Boch recherchait un paradoxal apaisement. Et l’œuvre est comme une réconciliation avec le monde, tentative de rejoindre une évidence d’exister qui n’aurait jamais du manquer mais qui est à la source de la création.

Une émotion revient, l’amorce d’un désir ou d’un regret, d’une dénonciation, et elle trouve dans le trait son échappée. « Exercice de révélation », dit-elle. Mise à jour de ce qui demeure l’impalpable, flottant autour de soi. Le dessin est un attrape-rêve, la captation d’une émotion, sa traduction graphique et sensible. Devenir-dessin du corps, ligne de fuite vers un apaisement. Le corps est la matière première de la forme, « une réponse fragile et tendue à une menace, à une instabilité ». Et, l’artiste définit volontiers « le dessin comme une arme ». Mais d’où vient la menace ? Aucun titre ne vient arrêter le regard sur une signification, Cathryn Boch refuse d’influencer les émotions même si elle confesse donner à chaque dessin un titre secret. Ce titre est sans doute l’énergie d’une œuvre d’autant plus puissante de se donner sans indication pour laisser éclore le sens d’abord du regard de qui découvre chaque dessin.


David Le Breton