Cathryn BOCH 

Vues de l'exposition Nous sommes les habitants..., Domaine de Kerguéhennec, Les Écuries, Bignan, 2020
Crédit photos Jean-Christophe Lett
 
 
  Sans Titre 2020
Toile cirée, feuillets d’Atlas, couture machine, couture main, structure en fibre de verre, recto-verso
147 cm de diamètre

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Des cartes, des territoires ; des frontières ; des migrations, des déplacements ; des paysages, réels et imaginaires ; en creux, le corps, et d’abord celui de l’artiste ; en creux, les mains qui guident le support qui résiste, les avant-bras qui appuient, le corps penché sur la machine, de toutes ses forces. C’est physique. La carte, le territoire, la frontière aussi c’est physique, et parfois on s’y cogne, et souvent encore on y meurt. C’est physique mais c’est aussi mental. Mental comme l’extrême concentration de l’artiste ; son projet, la tension de son désir, sa projection dans le dessin à venir ; le dessein du dessin.

Foisonnante, ramifiée, stratifiée, l’œuvre n’en demeure pas moins d’une grande précision et rigueur. Dans sa fabrication, comme dans sa mise en œuvre dans l’espace. Des heures, des jours à chercher la manière d’installer les dessins pour ne pas faire un simple « accrochage ». C’est à une expérience d’immersion singulière que le spectateur-visiteur-regardeur est convié : l’expérience des œuvres réelles et de l’espace qu’elles produisent, à échelle 1. Ce sont bien ces cartes-là qui construiront le lieu et non la configuration initiale d’un espace. L’œuvre précède l’espace.
  La puissance de l’art, c’est la force des œuvres. Cathryn Boch s’y voue totalement.
Et si elle est animée de convictions (écologiques, politiques, féministes), c’est sur le terrain de l’art et de l’œuvre qu’elle se bat essentiellement, et d’abord contre l’œuvre elle-même, parce que l’œuvre c’est aussi ce qui résiste. Cette résistance de l’œuvre, Cathryn Boch sait que c’est sa plus grande force, toute sa puissance, et plus l’œuvre résiste plus elle devient le lieu d’une résistance au monde, à ce qui apparaît avec trop d’évidence, à tout ce qui est convenu.
De ce point de vue, l’œuvre d’art travaille contre la culture dominante. L’œuvre ne convient pas : elle n’est ni convenable ni convenue. Cathryn Boch dote ses œuvres de tous les moyens de résister : résister à ce qui ferait trop immédiatement – trop évidemment – image ; résister à l’univocité d’un discours. L’œuvre est un éloge de la pensée complexe et tout se joue dans la complexité même de l’image qui s’y élabore ; le « faire-image » passe par la fabrication et l’atelier, même nomade, est le lieu de cette construction.


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Iceberg 2 2020
Image de presse, tirage photo numérique sur plastique, couture machine, couture main sur 2 pans de PVC cristal transparent
408 x 100 x 15 cm
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Côtes Méditerranée 1 2020
Tapis de sol plastique mousse, cartographie Ign, couture machine, bâche jaune de serre
60 x 152 x 5 cm

Côtes Océan Morbihan 2020
Tapis de sol plastique mousse, cartographie Ign, couture machine, bâche jaune de serre
60 x 152 x 5 cm
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  Sans titre 2020
Rideau porte à lanières plastique, vue aérienne tirage numérique sur plastique, couture machine, couture main, recto-verso, bouée orange au sol
132 x 77 x 5 cm

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Des cartes, des territoires ; des frontières ; des migrations, des déplacements ; des paysages, réels et imaginaires ; en creux, le corps, et d’abord celui de l’artiste ; en creux, les mains qui guident le support qui résiste, les avant-bras qui appuient, le corps penché sur la machine, de toutes ses forces. C’est physique. La carte, le territoire, la frontière aussi c’est physique, et parfois on s’y cogne, et souvent encore on y meurt. C’est physique mais c’est aussi mental. Mental comme l’extrême concentration de l’artiste ; son projet, la tension de son désir, sa projection dans le dessin à venir ; le dessein du dessin.

Foisonnante, ramifiée, stratifiée, l’œuvre n’en demeure pas moins d’une grande précision et rigueur. Dans sa fabrication, comme dans sa mise en œuvre dans l’espace. Des heures, des jours à chercher la manière d’installer les dessins pour ne pas faire un simple « accrochage ». C’est à une expérience d’immersion singulière que le spectateur-visiteur-regardeur est convié : l’expérience des œuvres réelles et de l’espace qu’elles produisent, à échelle 1. Ce sont bien ces cartes-là qui construiront le lieu et non la configuration initiale d’un espace. L’œuvre précède l’espace.

La puissance de l’art, c’est la force des œuvres. Cathryn Boch s’y voue totalement. Et si elle est animée de convictions (écologiques, politiques, féministes), c’est sur le terrain de l’art et de l’œuvre qu’elle se bat essentiellement, et d’abord contre l’œuvre elle-même, parce que l’œuvre c’est aussi ce qui résiste. Cette résistance de l’œuvre, Cathryn Boch sait que c’est sa plus grande force, toute sa puissance, et plus l’œuvre résiste plus elle devient le lieu d’une résistance au monde, à ce qui apparaît avec trop d’évidence, à tout ce qui est convenu. De ce point de vue, l’œuvre d’art travaille contre la culture dominante. L’œuvre ne convient pas : elle n’est ni convenable ni convenue. Cathryn Boch dote ses œuvres de tous les moyens de résister : résister à ce qui ferait trop immédiatement – trop évidemment – image ; résister à l’univocité d’un discours. L’œuvre est un éloge de la pensée complexe et tout se joue dans la complexité même de l’image qui s’y élabore ; le « faire-image » passe par la fabrication et l’atelier, même nomade, est le lieu de cette construction.

Cet endroit-là, c’est le terrain de l’art. Il doit être bien préparé. L’œuvre s’adresse à l’entièreté d’un être : le cerveau, le cœur, le ventre. Émotions, sensations, sentiments, pensées, intrinsèquement et inextricablement mêlés ; tout ce qui fait l’identité d’un individu et sa faculté à être en relation avec les autres et avec le monde. C’est dans ce tréfonds intime que des choses partageables peuvent s’exprimer. Les mots sont en-deçà de cette vérité. Pour y parvenir, il faut renoncer à tout effet, à toute facilité, à toute chose connue d’avance : c’est la condition même de la création ; ce qui advient ne se nomme pas ordinairement ; ce qui advient a l’effet d’une déflagration. C’est cette sidération qui garantit l’efficacité du principe ; un principe actif au-delà de tout ce que l’on imagine parce que nourri par des imaginaires qui se croisent et se démultiplient de manière exponentielle.

Ce qui me semble le mieux caractériser le travail et l’œuvre qui en résulte, c’est leur dimension rhizomatique : pour reprendre le concept cher à Deleuze et à Guattari, une structure qui évolue en permanence, dans toutes les dimensions horizontales, et dénuée de niveaux ; une organisation qui exerce une résistance contre un modèle hiérarchique ; tout élément affecte et influence tout autre ; il n’y a pas de centre ; pas de haut, pas de bas ; ni début, ni fin ; pas même d’intention, l’œuvre se constitue dans et par le processus même du travail, y compris dans ses errements et ses accidents ; brute et sophistiquée. Chez Deleuze et Guattari, il est question aussi de cartographie. Ils opposent la carte au calque. Le calque est reproduction alors que la carte est un tracé original qui traduit un aspect du réel jusqu’alors inconnu. Une carte peut présenter des entrées multiples ; un même espace peut être transposé dans un grand nombre de cartes toutes différentes. Le rhizome sape en ses racines les plus profondes tout principe d’autorité. C’est aussi l’une des qualités de ces œuvres qui se composent et se recomposent, sur elles-mêmes autant qu’en jouant avec leur environnement. Ce re-jeu fut l’un des enjeux les plus essentiels de l’exposition présentée à Kerguéhennec.

Lors de sa résidence, Cathryn Boch a vécu une expérience singulière : durant quatre mois, au cœur de l’hiver, les fameux mis du (mois noirs) en Bretagne, elle a transformé l’espace d’exposition en un vaste atelier. Entourée d’œuvres existantes, elle en a fabriqué de nouvelles. Peu à peu, à mesure que les œuvres s’installaient dans les lieux l’espace d’atelier se réduisait jusqu’au moment où il disparut totalement au profit de ce qu’il est convenu d’appeler une exposition. Ici, le mot paraît faible, insuffisant. Car il n’est pas si fréquent d’articuler ainsi, dans une unité de temps et de lieu, la dialectique de la création, le temps de fabrication des œuvres dans le temps de l’atelier étendu à celui de leur présentation dans le temps de l’exposition. C’est ainsi que l’on voit la manière dont les choses se nourrissent les unes les autres : le lieu, les œuvres, et réciproquement, dans des allers et venues permanents. Les lieux, les œuvres, devrait-on dire, tant il est vrai que les œuvres de Cathryn Boch plus que toutes autres ont tissé toutes sortes de lieux : dedans-dehors-réel-imaginaire-carte- territoire. Ces lieux sont de vastes puzzles, à différentes échelles ; ce sont des plaques tectoniques qui se déplacent : la géologie nous l’a montré comme la géopolitique. Des forces ou des projets plus ou moins explicites et conscients les animent. Nous en sommes les sujets-objets. Ainsi, la couture apparaît-elle comme le moyen le plus efficace de rendre compte de ces phénomènes : elle correspond dans le monde réel au couper-coller du monde virtuel. La couture travaille la frontière, la façonne, en accentue les porosités, les formes possibles de passage. La couture transforme la frontière en seuil. Elle informe un lieu d’hospitalités. Collages et bricolages : voilà bien ce dans quoi nous vivons, ce dont nous sommes faits et ce qui est à l’œuvre partout. Ainsi, tout devient possible : superpositions par strates successives, juxtapositions par ajouts, parfois les deux, comme si une plaque passait sur ou sous l’autre. Cela dit la mouvance de ces phénomènes. Et aussi, parfois, la confusion, le chaos. Le paysage est une catégorie complexe et les paysages-corps de Cathryn Boch, qui sont aussi parfois des corps-paysages, sont d’un genre d’une infinie complexité. Si ces corps-paysages peuvent s’apparenter parfois à des écorchés, ils sont d’abord un travail de reconstruction. La couture referme la plaie, accélère le processus de cicatrisation, reconstitue les tissus entre eux et ces greffes a priori improbables finissent par prendre. Elle fabrique de nouveaux territoires, porteurs à la fois de mémoires profondes et de vastes espérances. La couture n’est pas un acte par défaut pour pallier (raccommoder le mieux possible pour dissimuler le mieux possible la déchirure ou limiter les cicatrices), elle construit un champ d’expériences ; la couture, malgré l’archaïsme de son geste, devient un laboratoire de formes et de sens ; la couture préfigure une utopie ; elle est fabrique des possibles. L’expérience que propose l’exposition consiste à arpenter ces champs-là : ce sont des plans, des fenêtres, des portes ; une conception architectonique de l’espace qui articule l’œuvre et le lieu, dessin et architecture liés par les constructions des structures. La menuiserie, comme la couture, est au service d’un projet très vaste : faire tenir ensemble l’hétéroclite, le disparate, le divers, non pas pour apaiser les conflits, calmer le jeu, mais pour faire de ces enjeux, un espace de propositions ouvert, une sollicitation à s’emparer de ces formes pour construire une pensée féconde ; un présent-futur ; pas une promesse, une invitation, là, maintenant.

Olivier Delavallade, 2020

 
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