Lucio FANTI 

D'où revient Lucio Fanti, où était-il parti ?
Depuis des années, de décennies peut-être- dans son cas, toute notion claire du temps passé se brouille : Etait-ce hier, était-ce dans une vie antérieure ? –Lucio fanti avait disparu
Certes, il était vivant, on en avait la preuve. Il signait régulièrement des décors de théâtre, pour les meilleurs metteurs en scène, en France, en Allemagne.

On pouvait même le croiser, ici ou là, dans une galerie, à la sortie d'un théâtre, chez des amis communs. Mais il avait disparu de l'univers de la peinture. Il s'était absenté de lui même en tant que peinture.
Je ne vais pas trop longtemps me demander pourquoi. Il y a autant de raisons de cesser de peindre que de cesser d'écrire, ou de vivre.
Chez Lucio Fanti, me semble-t-il, il y avait pourtant une raison particulière, particulièrement grave : sa peinture des années 70 n'avait plus d'objet.

La société que ses toiles saisissaient, fixaient dans les clichés que d'elle-même elle proposait, et que Fanti reproduisait, benoîtement, obsessionnellement, tout en les détournant de leur massive et opaque objectivité ; tout en les entourant d'un halo inquiétant d'irréalité ironique : la société soviétique, en somme, puisque de illla fabula narratur, avait sombré, ne nous laissant même pas la nostalgie assez kitsch d'un rêve brisé, fracassé.
Dans un beau texte de notre préhistoire contemporaine (mars 1977), Louis Althusser a rigoureusement cerné le propos d'alors de Lucio fanti : « ... un peintre qui annonce la couleur. Quand on lui demande ce qu'il peint, il répond (et d'ailleurs il suffit de regarder ses toiles) : L'Union soviétique. Pas moins. Et si on lui demande pourquoi, il répond par sa propre vie : Il a été élevé par des parents communistes dans la ferveur de l'URSS, qu'il connut a 14 ans, tout un été (1959) dans un camp de pionniers, où commence à se forger cet « homme nouveau » dont l'idéologie soviétique a besoin de croire qu'il existe, pour être quitte à l'idée qu'elle se fait du socialisme, et pour bien tenir en main les enseignants et leurs pupilles ».
Mais la réalité, l'Union soviétique, que Lucio Fanti a peinte avec tendresse, avec ironie, avec compassion mais sans pitié, la dévoilant par le traitement des clichés où elle, cette société, prétendait justement se voiler la face, cette réalité a disparu.
Et en perdant cette réalité, Lucio Fanti, émule sans doute involontaire d'Arthur Rimbaud, a , lui aussi, par délicatesse, perdu sa vie.
Sa vie de peintre, en tout cas
Mais le voici revenu à la peinture, revenu à la vie
Les privilèges d'une amitié jamais démentie mont permis de suivre les étapes de ce retour à la peinture-vie. D'en observer les progrès, les tâtonnements, les colères.

La première chose qui frappe, bien évidemment, dans cette nouvelle séries de toiles, c'est l'absence de toute figure humaine.
Nous ne voyons désormais que ces vignes de Camargue, dépouillées par l'hiver, inondées, reflétant des lumières astrales, crépusculaires de préférence : une nature nue, saisie au moment où le travail de l'homme sa présence indispensable, s'absentent et s'évanouissent dans la trêve saisonnière des vignerons.
L'homme et plus concrètement l'homme nouveau dont parlait pertinemment Althusser, en 1977, l'homme statufié, mythifié, érigé sur le socle de l'histoire, comme l'image de Lénine dans tous les squares soviétiques, cet homme-là a disparu.
Certes, cette disparition s'explique dans le contexte intime, personnel, de Lucio fanti. Mais peut-être y–a-t-il une seconde lecture possible. Peut-être une parabole se déploie-t-elle ici, modeste mais significative, qui concerne l'histoire de la peinture contemporaine, ses batailles autour de la figuration, autour de l'interdit de représentation.
Quoi qu'il en soit, une nouvelle vie commence, d'un peintre, de sa peinture, une vie qui n'est pas forcément gaie, mais qui est empreinte de la gravité des commencements
Des recommencements, plutôt. Un revenant est toujours grave.

Jorge Semprun
Paris Octobre 2003





Entretien avec Élisa Farran et Marie-Françoise Leclère


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Lire Lucio Fanti : le projet de l'avenir, Sarah Wilson


Le voyage de Fanti, Bernard Chapuis


Un si beau camp de vacances, Régis Debray


Confession d'un enfant du siècle, Bernard Sobel


Lire le texte de Peter Stein