Lucio FANTI 

Y avait-il des artistes dans votre famille ?

Oui, mon grand-père paternel, assez tard dans sa vie, a décidé de devenir peintre. Il a donc cessé de travailler dans l’entreprise familiale de tissus à Bologne. Cette décision a sérieusement transformé la situation économique de la famille. Je peux comprendre que mon désir de devenir peintre à mon tour ait troublé mon père.

Vos parents s’intéressaient-ils à l’art ?

Mon père venait de la Résistance. C’était un intellectuel, un professeur de philosophie devenu journaliste. Immédiatement après la Libération, il avait été nommé à la tête de la Commission culturelle de la fédération communiste de Bologne et avait organisé, en 1946, la première exposition nationale sur l’art contemporain italien. Ma mère était styliste. Ma chambre lui servait d’atelier et je vivais entouré de dessins et d’échantillons de tissus.

Quels sont vos premiers souvenirs de peinture ?

Je me souviens d'une grande reproduction de Guernica qui me faisait un peu peur et aussi de ma première visite au musée. Je devais avoir sept ou huit ans, j’ai été attiré par un tableau d’un primitif italien où il y avait de l’herbe enfermée entre des murs blancs, peinte avec une extraordinaire minutie. Mais à l’époque, ma culture visuelle se résumait aux bandes dessinées. J’étais devenu un expert et j’avais mes dessinateurs préférés. J’ai appris l’anatomie dans Superman.  
Je lisais un peu : Edgar Poe dans une anthologie pour enfants, Jack London et surtout Salgari, un petit fonctionnaire turinois qui inventait d'extraordinaires histoires de pirates en Malaisie. Et puis Les Gamins de la rue Pal, un ouvrage donné par mon père : l’histoire d’une guerre entre enfants pour gagner un terrain de jeu à l’intérieur d’une scierie. Ce livre tchèque, fascinant et terrible, avait été écrit pour préparer à la vraie guerre en exaltant le sacrifice héroïque.

Où avez-vous passé votre enfance ?

Je suis arrivé à Rome à l’âge de quatre ans. Nous vivions dans un quartier en construction, entre la Rome du Vatican, et celle, très populaire, des bourgades. Mes parents m’avaient inscrit dans une école primaire du Janicule, genre Montessori. L’endroit était beau, il l’est toujours. Je me souviens de la pelouse autour du monument d’Anita Garibaldi, une pelouse interdite comme partout à Rome. Ce n’était pas une école de privilégiés, les enfants venaient presque tous de milieux pauvres.
À côté de la maison, il y avait des terrains vagues pleins de fondrières et de falaises éphémères qui étaient notre scierie à nous. On jouait au ballon et à la guerre, mais nos guerres se terminaient toujours par une voix féminine qui hurlait : Marcello, vieni a mangiare, et ce, à plusieurs reprises.

Était-ce une enfance heureuse ?

En tout cas, ce n’a pas été une « enfance studieuse, sur le radiateur », une formule d’Émile Aillaud, le père de Gilles, car j’étais tout le temps dehors. J’avais l’impression d’être libre. Quand, à dix ans, j’ai changé d’école pour aller dans une institution publique « normale », c'est-à-dire une sorte de caserne, j'ai commencé à voir les choses un peu différemment.

Aviez-vous une idée de la situation italienne de l’époque ?

À travers la pauvreté des familles de certains de mes amis, je voyais de la violence sociale, à travers les conversations de mes parents avec leurs amis, je prenais conscience de la violence de la vie politique. On était d’un certain bord et on ne l’oubliait pas.

À quatorze ans, vous avez été invité dans un camp de jeunes pionniers sur les bords de la mer Noire, à Artek.

C’était énorme, j’allais vers l’URSS, vers le pays du communisme que je connaissais grâce aux livres d’images que mon père avait rapportés de ses voyages. Des images de bonheur et d’harmonie. Ce séjour de cinq semaines avait été offert aux fils de quatorze militants du Parti. Nous avions entre douze et dix-neuf ans et venions tous d’horizons différents. Nous sommes partis en train et, même si l’interminable passage de la frontière militarisée était impressionnant, nous pensions tranquillement aller vers la liberté. Artek était un grand camp divisé en villages. Il y avait des milliers de jeunes. Nous restions toujours en groupe. Notre guide-interprète, Volodia, illustrait lui aussi ce que j’avais vu dans les livres. Il était jeune, beau, très sportif, sympathique et cultivé, il parlait l’italien et même un peu les dialectes sans jamais avoir quitté son pays. Il avait tout appris en écoutant des 78 tours. À Artek, tout était très organisé comme je l’ai peint plus tard dans « I nipoti della Rivoluzione [les petits-enfants de la Révolution] ». Nous passions nos journées en excursions, en activités sportives en vue de préparer les « jeux olympiques » qui allaient réunir tous les jeunes du camp dans le grand stade. C’était comme un immense « Club Med », un « holiday camp » de l'Est  aux cantines gigantesques, des grands « Marx Donald ». Si endoctrinement il y avait, il était très subtil. Par exemple, on nous a emmenés en car à Odessa et on nous a raconté la révolution russe sur les fameuses marches de Potemkine. Quand on m’a demandé d’écrire le texte de la délégation italienne pour les « jeux olympiques », j’étais assez exalté. Nous nous sommes retrouvés, les quatorze Italiens, tous en rang, avec notre drapeau, devant les tribunes pleines de jeunes. J’ai lu mon texte en italien, ensuite il a été lu en russe, et tout le monde a vraiment ri. Je leur disais qu’eux avaient déjà fait la révolution, que nous allions la faire et que nous allions donc beaucoup nous amuser alors que, pour eux, c’était terminé. Ma naïveté était totale.

Juste après, votre père a été envoyé à Londres comme correspondant de Paese Sera , un des deux quotidiens communistes italiens.

En chemin, avec notre Fiat 1100, nous nous sommes arrêtés à Paris où une amie de ma mère tenait à nous présenter Eduardo Arroyo. Il était vraiment différent de tous les adultes que je connaissais. Avec lui, je riais. À l’époque, il ne peignait pas encore, mais il m’a montré ses dessins et ceux de la revue Bizarre, entre autres. Je n’avais jamais rien vu de tel. Il faut imaginer que j'étais encore « maillot rayé, terrain vague et football », un vrai gosse. Les dessins d’Eduardo étaient jolis et drôles. Ceux de Bizarre étaient plus choquants, agréablement choquants. Ils ont été mon introduction au surréalisme. Longtemps j’ai eu dans ma chambre à Londres une affiche de Picabia où il était écrit : « Il faut changer d’idée comme on change de chemise ». Tout ce contre quoi j’étais en principe, mais ça me plaisait.

Comment Londres vous est-elle apparue ?

Nous habitions près de Hyde Park et là, fini les terrains vagues et les pelouses interdites, il n'y avait que des immenses étendues d'herbe accueillante. Pour moi, c'était inimaginable. Londres a été un moment exceptionnel dans ma vie. Je ne connaissais rien à rien, je ne parlais ni la langue du pays, ni celle du lycée français où j’étais inscrit. Tout était exotique, la bourgeoisie du lycée aussi bien que la jeunesse prolétaire des débuts du « Swinging London ». Je me passionnais pour les journaux satiriques comme Private Eye. J’aimais beaucoup de dessinateurs comme Scarfe, Searle, Steadman ou l’italien Zak. Je découvrais également les ancêtres de ces artistes, Cruikshank, Rowlandson, Hogarth que j’ai beaucoup regardés et pas mal copiés, parce que j'avais commencé à dessiner à l’encre de Chine. J'aimais le crissement de la plume et le côté définitif du trait.

Vous intéressiez-vous à l’histoire de l’art ?

Plutôt au dessin qu’à la peinture. En dessinant, je ne pensais pas faire de l’art et je ne pensais pas plus devenir peintre un jour. Mes dessins étaient l’expression immédiate de mes idées du moment et je les considérais comme tellement intimes que j’avais du mal à les montrer. Tout de même, une exposition de Grosz et des expressionnistes allemands m’a ouvert de nouvelles portes, comme aussi l’exposition d’Eduardo sur les dictateurs.
Il y avait autre chose, avec toute une bande d’amis, j’allais beaucoup au cinéma : on y apprenait la vie plus que dans les musées.

Quel était votre réalisateur préféré ?

Fellini. Huit et demi surtout, qui me rendait nostalgique d’un pays que je ne connaissais plus. J’avais envie de devenir metteur en scène et j’ai passé l’été de mes dix-neuf ans à Rome, comme ixième assistant volontaire sur le tournage de Juliette des esprits. La réalisation de ce film était une machine extraordinaire, qui m’a ébloui, mais j’étais paralysé par la timidité.

Aviez-vous des projets ?

Pas vraiment. Mais après le lycée, il fallait prendre une décision, ou l’Italie, ou la France. Je suis venu à Paris et je me suis inscrit en histoire de l’art. Je ne me souviens que des diapositives de chapiteaux corinthiens en noir et blanc, jaunies par le temps et projetées à travers un épais brouillard de fumée. Les études de sociologie ne m’ont pas plus convaincu. Ce furent deux années pénibles. J’ai même songé à l’IDHEC, mais le matin du concours, je ne me suis pas réveillé.

Est-ce que vous dessiniez toujours ?

De plus en plus. J’ai commencé à faire des dessins à partir des images des livres russes de mon père que j’avais gardés. J’en achetais même d’autres chez les bouquinistes à Paris. Je partais aussi d’images de faits divers que je trouvais dans les journaux. Comme celui de la grand-mère bretonne tuée par son petit-fils idiot sur décision de l’ensemble de la famille. C’était une feuille de papier collée sur un panneau de bois, c’était presque un tableau. Je l’ai montré à Arroyo qui m’a dit : « C’est bien, il faut en faire trois et on les exposera à la Jeune Peinture ». Bien sûr, je n’en ai pas fait d’autres mais, courageusement, je suis allé acheter une toile et des couleurs et j’ai peint mon premier tableau à l’huile. C’était le 22 septembre 1967.

Que saviez-vous de la Jeune Peinture ?

Pas grand-chose, sinon que les nouveaux membres du bureau dont Aillaud, Arroyo, Biras, Cueco, Recalcati avaient fait prendre au Salon un tournant radical. Quant à moi, je me suis inscrit aux Beaux-Arts mais il était trop tard pour devenir sérieux : mai 68 est arrivé. Les Beaux-Arts sont devenus l’Atelier populaire que, cette fois, j’ai fréquenté assidûment. C’est là que j’ai connu les peintres de la Jeune Peinture. On m’a demandé de participer à la « Salle Rouge pour le Vietnam » et je suis allé à une réunion de préparation dans l’atelier de Fleury où tout le monde discutait debout, en rond. À un moment, Tisserand m’a demandé ce que j’avais l’intention de faire. J’ai essayé d’expliquer vite que je peignais des tableaux ironiques sur la famille et sur la Russie soviétique et que pour le Vietnam, j’allais faire le contraire, une famille combattante idéale. Je ne sais pas ce qu'ils ont compris mais ils ont accepté. Le plus difficile après a été de m’attaquer à une toile de 2m X 2m !

Comment avez-vous vécu cette assemblée générale ?

Des peintres qui se réunissent et qui débattent de la justesse politique de leurs tableaux en ignorant délibérément toute question esthétique, c’était nouveau mais, étrangement, ça ne me paraissait pas bizarre. J’étais assez naturellement d’accord avec eux. Pour moi aussi, c’est le sujet qui comptait.

À partir de là, vous êtes devenu un « jeune peintre ».

J’étais le plus jeune, jusqu’à l’arrivée de Jean-Paul Chambas que j’ai rencontré en 68 à une réunion de la Jeune Peinture au Palais de Tokyo. À la sortie, je lui ai demandé où il avait acheté ses magnifiques chaussures blanches. Jean-Paul, lui, avait fait « histoire de l’art » et il connaissait la peinture. Il connaissait aussi la vie. Grâce à lui, j’ai découvert sa ville natale, Vic-Fezensac, la tauromachie et la feria.

Vous venez d’évoquer des tableaux sur la famille.

Elle a été mon premier sujet. J’ai commencé par peindre des tableaux que je voulais drôles sur des familles tristes, tristes parce qu’elles simulent le bonheur. Elles trichent ! Il y avait aussi un immense pays qui simulait le bonheur : l’Union soviétique. J’ai repris mes vieux livres russes. Ce sont de beaux livres d’images un peu désuètes qui montrent un pays idéal, où l’on étudie dans de belles écoles, où l’on travaille sereinement dans de grandes usines modernes, où l’on cultive joyeusement des champs magnifiques, où l’on se divertit dans des théâtres imposants, où l’on s’instruit silencieusement dans de grands musées, où l’on va tous en vacances, plonger en riant dans de hautes vagues couleur sépia. Un rêve, un bonheur immobile, hors du temps.
Évidemment, ces belles images mentaient, l’Artek que j’avais aimé était aussi une grande mise en scène. J’avais attrapé la très saine maladie du doute, celle dont il ne faudrait jamais guérir.

Comment procédiez-vous ?

En juxtaposant, en superposant ces images, je changeais leur sens. Je jouais avec les couleurs, le risque du mauvais goût me stimulait, je mettais côte à côte des couleurs fortes comme des violets d’Égypte et des verts méchants, des bruns tristes et des bleus éclatants. Je jouais aussi avec le net et le flou, ce qu’Arroyo appelait pour rire mon « sfumatino leonardesco ». J’avais une idée tellement précise de ce que je voulais que je peignais comme on écrit, d’en haut à gauche jusqu’en bas à droite, et d’une manière lisse et sans matière. J’étais contre l’art qui jouit de lui-même et je me méfiais des attitudes, des postures et des complaisances de ce que j’appelais « l’artisterie ». J'aimais mes tableaux, mais j’allais jusqu'à prétendre qu'ils étaient anonymes, du reste, je les signais au verso. J’étais puritain et provocateur. Par le sujet, j’attaquais l’imagerie soviétique, par la manière, une certaine idée de la peinture.

Votre peinture était narrative.

Je voulais raconter des histoires. Déjà les titres comptaient beaucoup. Cela allait de Lénine in vitro jusqu’à Un coin agréable dans les environs de Moscou en passant par L’Électrification plus le sentiment de la nature et C’est à la lumière de cette modeste lampe que Lénine exilé préparait les lendemains de la Russie.

Mais pourquoi avoir choisi la peinture ?

Elle me semblait plus efficace que tout. De plus, je n’avais jamais touché un pinceau de ma vie et il y avait dans ce choix un côté subversif, quasi blasphématoire qui me plaisait. Je ne me suis vraiment intéressé à la peinture que petit à petit, en la pratiquant.

D’où vous venait cette audace ?

Je regardais peindre Arroyo et Recalcati. Ils étaient explosifs, sulfureux et très inventifs. Leur joie iconoclaste était très communicative et, de mon côté, je m’amusais terriblement avec ma peinture. Avec eux, j’ai rencontré Gilles Aillaud l'intellectuel, le théoricien qui était plus énigmatique. Je trouvais qu’il y avait une sorte de contradiction entre ses prises de position radicales à la Jeune Peinture et la subtilité de ses tableaux. J’ai mis du temps à comprendre. C’est un des meilleurs peintres que j’ai connus.
Il n'y avait pas de distance entre le travail et les amis, entre l’atelier et la vie et c’était parfait. J'ai un souvenir magnifique de vacances à Positano où je suis allé pour la première fois en 1969. Arroyo avait loué pour l'été une vieille villa, le palazzo Fiorentino, une merveille avec des chambres immenses qui donnaient sur une longue terrasse surplombant la mer. Au-dessus, les combles vides sont devenus des ateliers. Beaucoup de peintres y sont passés, Gilles Aillaud, Francis Biras, Jean-Paul Chambas, Antonio Recalcati, Fabio et Nicky Rieti, d’autres encore. Gérald Gassiot-Talabot, l’inventeur de la figuration narrative, est venu aussi. Plus tard, il m’a trouvé une chambre à la Cité des arts où je suis resté deux ans avant que Francis Biras ne nous fasse découvrir la Ruche que je n’ai plus quittée.

Vos tableaux étaient-ils politiques ?

On le disait parce qu'ils parlaient de l’Union soviétique. Mais pour moi, il y a là un paradoxe : si ma peinture était politique, c’était parce qu’elle parlait de moi, de ma famille et de mon histoire. Et c’était bien cet engagement personnel qui sauvait ces tableaux. Il s’est trouvé qu’ils tombaient bien en cette période très politisée où la grande affaire était les rapports de la gauche avec les partis communistes et, pour ceux-ci, le dur labeur de s’éloigner de Moscou. D’où un petit malentendu.

À certains égards, on pouvait vous rapprocher du pop’art américain !

On l’a fait, puisque moi aussi je jouais avec des icônes, sauf que les miennes étaient des icônes de l'Est, ce que je trouvais drôle. Mais l’esprit n’était vraiment pas le même. À quelques exceptions près, je pensais que le pop’art était plus une glorification qu'une critique de l’Amérique. Ça m'amusait de traiter le pop'art de pendant du réalisme socialiste soviétique.

Vous passez ensuite à Maïakovski et à sa « barque de l’amour (qui) se brise contre la vie quotidienne », la dernière phrase qu’il ait écrite avant de se suicider.

J’avais envie de parler de manière plus directe de moi et des questions que je me posais. Comparée à la sienne, ma situation était franchement un peu ridicule et il y a dans mes tableaux, tellement « romantiques », une dimension ironique. Le destin de ce poète engagé, qui avait cru au communisme et avait fini par se tuer, me touchait. J’ai fait des tableaux intitulés Poèmes inutiles  − une expression qui vient de lui − où je peignais des feuilles de papier qui s’envolent et se perdent, une idée trouvée dans un petit dessin de Gavarni. J’aurais pu les appeler « tableaux inutiles ». Je pensais à ma vacuité, à la vacance… aux grandes vacances. J’ai aussi peint des tentes dans des clairières, où le feuillage des arbres était fait de lettres, des paysages dans des ballons de plage, des chaises longues, des « nymphéas urbains » et tout s’est mélangé dans des « châteaux de cartes » qui étaient une illustration mélancolique et moqueuse de ma vie.

Ces années-là, des metteurs en scène de théâtre ont demandé à des peintres de réaliser les décors de leurs spectacles. Comment tout cela a-t-il commencé ?

Ça s’était déjà fait ! Mais il y avait si longtemps que c’était redevenu nouveau. Il me semble que les choses ont débuté quand Klaus Michael Grüber a rencontré Arroyo. Grüber voulait sortir de la routine du décor traditionnel. Il pensait que les peintres qui, eux, ne connaissaient pas la chanson, le surprendraient avec des propositions différentes, étranges, aberrantes même. Klaus, dont l'œil était très aigu, est donc entré dans ce jeu avec Arroyo. Dès 1969, ils ont fait ensemble un Off Limits d'Adamov qui a été le début d'une longue et formidable collaboration. Gilles Aillaud, lui aussi, a réalisé de très beaux décors pour Klaus. D'autres compagnonnages fructueux se sont créés comme celui de Jean-Pierre Vincent avec Jean-Paul Chambas, qui travaillent toujours ensemble, et plus tard, le mien avec Bernard Sobel.

Quand avez-vous débuté dans ce métier ? Que saviez-vous du décor de théâtre ?

En 1973, Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil m'ont demandé de faire le décor d’un Woyzeck (la pièce de Büchner). Je connaissais très peu le théâtre, je savais seulement ce que je n’aimais pas. Je détestais la nature sur scène, le « matiérage » et le faux vieillissement des choses avec toutes les patines, tout le patinage artistique.

Les décors de peintres plaisaient-ils au public ?

Pas forcément. Surtout à l’opéra dont les spectateurs mélomanes s’intéressent plus au chant et à la musique qu’au théâtre. Ils pouvaient être déroutés et je me souviens de quelques premières très houleuses. On applaudissait le chef, l’orchestre et les chanteurs et, quand le metteur en scène et le scénographe venaient saluer, éclatait une formidable bronca. En 1993, au Châtelet, La Traviata, de Grüber, dont j’avais fait les décors, a été huée avec un grand enthousiasme.

Comment avez-vous vécu vos premières expériences théâtrales ?

Encore une fois, tout était nouveau, fascinant, excitant. Le théâtre peut aussi être une excuse géniale pour faire de la vie.

Quels rapports y a-t-il entre peinture et scénographie ?

Ce sont deux mondes qui peuvent se nourrir l’un de l’autre. Parfois, je suis parti d'un de mes tableaux. Comme en 1978, pour le Jean-Jacques Rousseau de Jean Jourdheuil. À ce moment-là, je peignais des tentes et Rousseau est devenu un campeur solitaire dont la tente était plantée au milieu d’une île de livres anciens. Mais d’une manière générale, ce que je préfère vraiment, c’est sortir de la peinture et pouvoir construire des machines à jouer en trois dimensions. Le théâtre a renforcé mon goût pour l'implacable perspective et mon intérêt pour la lumière avec laquelle il permet de jouer physiquement.

Comment travaillez-vous avec le metteur en scène ?

Il est le maître d’œuvre. C’est lui qui choisit tout, la pièce, le décorateur et les acteurs. Il m’explique son choix et commence alors une discussion qui ne cessera qu’à la première, et encore… Évidemment, s’il n’y a pas une vraie complicité, rien n’est possible. Après avoir fait la maquette, il faut suivre la construction du décor et j'aime ce travail avec les techniciens. Autant que possible, j’assiste aussi aux répétitions. Toutes ces étapes constituent un rituel qui me plaît.

Le décor est une commande, cela vous dérange-t-il ?

Non, j’aime les commandes et les contraintes qu’elles impliquent. Elles vous obligent à avoir de l’imagination, et vite, parce que le calendrier est fixé d’avance. En plus, je me crée souvent des contraintes supplémentaires pour arriver à des sortes de décor-systèmes avec leur logique infernale. Ainsi, le décor des Troyens de Berlioz pour la Monnaie de Bruxelles en 1992 que j'ai fait avec l'aide de Guido mon frère et de Christophe Camfranq, était une folie systémique où tout était géométrique et en bois, y compris les arbres, le feu et le rideau de scène.

Est-il arrivé qu’une de vos maquettes soit mal acceptée ?

Lors de la présentation de la maquette du second Woyzeck  que je faisais avec Jean-Pierre Vincent, en 1994, vingt ans après le premier, Bernard Chartreux, son dramaturge, a déclaré : « C’est un piège à rats ». Là, il fallait répondre rapidement parce qu’il remettait en question deux mois de travail. Pour m’en sortir, je lui ai dit qu’il avait raison, que c’était justement ça l’idée. En effet, ce décor était oppressant, presque psychotique, avec tout autour et en dessous, une nature étrange faite de petits miroirs, et avec une perspective obsédante dont le point de fuite était matérialisé au fond de la scène. J’en étais content mais je comprends aussi qu’il ait pu gêner Jean-Pierre.

Faites-vous des dessins et des aquarelles préparatoires ?

J’en ai fait, mais, depuis quelques années, je travaille beaucoup avec Photoshop. Cela dit, il m’arrive de peindre des aquarelles d’après le décor. Ce sont en quelque sorte des aquarelles postpréparatoires.

La plupart du temps, les maquettes et les décors sont détruits. Comment réagissez-vous ?

Longtemps, j’ai trouvé élégant ce côté éphémère. En fait, il y a des choses que j’aurais bien aimé garder. Une fois, je me suis laissé aller au fétichisme et j’ai fait fondre en bronze la maquette du décor de l’Otello d’Ermanno Olmi à Salzbourg en 1996.

Comment avez-vous rencontré Peter Stein ?

En 1985, il cherchait quelqu’un. Il en a parlé à son ami Klaus Grüber, qui l’a envoyé voir mon exposition à la galerie Krief-Raymond. Peu de temps après, il m’a proposé l’Otello qu’il allait monter au Welsh National Opera de Cardiff. Bien sûr, j’ai accepté, mais sans mesurer à quel point cela allait changer ma vie. Pour ce premier opéra, j’ai beaucoup tâtonné, avant d’arriver à l’idée d’une boîte en marqueterie qui représentait « la ville idéale » de la Renaissance italienne. Jacques Gabel, qui était alors mon assistant, était aussi mon professeur parce qu’il connaissait le théâtre plus que moi. Et nous sommes partis pour Cardiff.

Peter Stein a la réputation d’être un homme très exigeant.

Notre collaboration s’est très bien passée, je lui faisais confiance et, étrangement, il me faisait confiance. Notre totale différence était un atout. Nous avons donc continué. Je suis parti pour Berlin à la Schaubühne où nous avons monté Phèdre de Racine, The Hairy Ape (Le Singe velu) d’Eugene O’Neil en 1987. En 1988, nous sommes retournés à Cardiff pour Falstaff.

Quel était le décor de Phèdre ?

Pour commencer, avec Peter Stein, nous sommes allés visiter Rome. L’idée du décor vient de la salle octogonale souterraine de la Domus Aurea de Néron.

Et celui du Hairy Ape ?

C’était une folie. Il y avait huit décors pour huit scènes. Chaque scène durait environ vingt minutes, le changement de décor aussi. Le public était prévenu et très étonnamment il a joué le jeu. La lourdeur des décors et la configuration de la Schaubühne, qui est à l’origine un cinéma, compliquaient encore les choses. Comme il n’y avait pas de coulisses, il fallait garer les décors dans la rue. C’était difficile aussi pour les acteurs qui se sont sérieusement entrainés pour s’adapter à la double pente vicieuse du décor. Pour nous tous, le travail a été énorme et je dois dire que Peter Stein m’a beaucoup aidé. Il prétendait d’ailleurs ironiquement que jamais je n’aurais un aussi bon assistant que lui.

Où en étiez-vous à cette époque avec la peinture ?

C’était bien le problème. J’ai cherché un atelier et on m'en a trouvé un à Bethanien, un ancien hôpital psychiatrique adossé au Mur. Dans ce lieu désert, sombre et métaphysique, je n’ai pas combiné grand-chose, sinon quelques aquarelles et des jeux d’ombres et de lumière avec des bougies et des papiers découpés. Je me rendais compte que la peinture s’éloignait et ce n'était ni un projet ni un calcul : je me laissais simplement porter par le théâtre et par la vie.

Quand avez-vous quitté Berlin ?

Après Heimweh, qui veut dire nostalgie, de Franz Jung, mis en scène par Ernst Stötzner à la Schaubühne. Le décor était entièrement noir, fait de silhouettes et d’ombres.

Avez-vous assisté à la chute du Mur ?

Il se trouve que je suis parti pour Paris la veille et que je ne suis rentré que trois jours plus tard. C’est ma manière de participer à l’Histoire.

En janvier 1990, vous retournez à Paris et à la peinture.

Entre théâtre et peinture, je ne savais plus où je dansais. En réalité, revenir à la peinture m’a pris beaucoup de temps. Mais je me suis mis avec beaucoup d’entrain à fabriquer des objets en cire que la lumière traversait pour écrire des mots. Ces sculptures étaient d'abord des machines à écrire. Je continuais les aquarelles et j’ai entamé une série sur les labyrinthes dont le sujet venait un peu du décor de Phèdre et un peu de ces objets. De moyen pour préparer les décors, l’aquarelle est devenue une fin en soi.

Pourquoi des labyrinthes ?

Le labyrinthe est comme le brouillard. On s’y perd.

Qu’est-ce qui vous intéressait dans la technique de l’aquarelle ?

D’abord, l'aquarelle c’est extraordinairement propre. On change souvent l’eau pour qu’elle reste transparente et les pinceaux en martre sont magnifiques. Tout cela est beau et bon, je dis bon parce qu’à l’origine les pigments étaient mélangés avec du miel. L’inévitable chat de l’artiste qui allait lécher les godets se retrouvait avec des moustaches de toutes les couleurs.
Plus sérieusement, l’aquarelle est une matière sans matière, une peinture impalpable, une sorte d’idéal. Dans un sens, c’est une discipline plus contraignante que la peinture parce qu’il faut faire sans le blanc et prévoir les zones claires – il n’y a pas de repentir possible. L’aquarelle est comme le négatif de la peinture à l’huile.
J’en ai fait de très grandes sur des papiers Arches 150 x 100 cm, un papier génial, parce que lourd et, étonnamment, plus fort que la toile. En plus, c’était un petit défi de faire des aquarelles d’une telle taille.

Vous avez quand même continué à travailler pour le théâtre.

D’une part, j’en avais besoin pour vivre et, d’autre part, ce qu’on me proposait était difficile à refuser. Après Les Troyens de Mussbach à la Monnaie, en 1993, Klaus Grüber m’a demandé les décors d’une Traviata pour le Châtelet. Klaus, que j’admirais depuis très longtemps, était mon voisin à la Ruche. C’était une bonne époque. On pouvait passer des après-midi à jouer à la pétanque. C'était l'Italie contre le reste du Monde. L'Italie, c'est à dire Vito Tongiani, Pimpi, mon frère Guido et moi contre le reste du Monde, Francis Biras, Isabelle Dechaume, Dominique Lagneaux, Ernest Pignon-Ernest, Nicky Rieti, Klaus et tous les autres.
Klaus et moi partagions le même dégoût pour les Traviata classiques aux décors surchargés. Nous sommes arrivés à un décor de rideaux de soie, léger à tous les sens du terme. Klaus m’a fait plus tard un grand compliment en le comparant au jeu élégant de l’équipe brésilienne de football. Il faut dire que nous regardions souvent ensemble les matchs à la télévision.

On vous propose aussi un autre Otello en 1996.

C’était pour l’Osterfestspiel de Salzbourg qui était dirigé par Claudio Abbado. Il avait choisi le cinéaste Ermanno Olmi comme metteur en scène et moi comme décorateur parce qu’il se souvenait de l’Otello de Peter Stein à Cardiff. Il avait aimé le décor, une grande boîte en bois, pour sa bonne acoustique. C’était un malentendu puisque, naturellement, j’ai fait tout le contraire pour ce deuxième Otello, une île au milieu de la grande scène vide. J’étais très content de travailler avec Olmi car j’avais beaucoup aimé son film, Il Posto, que j’avais vu à Londres. Avec mon frère Guido, qui était architecte, nous avons construit la maquette à Paris et nous sommes allés chez Olmi en Vénétie la lui montrer. Mon ami sculpteur Jean-Pierre Merlin a réalisé un grand moulage en plâtre de mon île démontable et le tout a été soumis à Claudio Abbado à Salzbourg.

Vous collaborez régulièrement avec Bernard Sobel. Quand l’avez-vous rencontré ?

En 1977, pour le décor de Paysans de Balzac dont il avait écrit une adaptation pour le théâtre. Ensuite Bernard a travaillé avec Nicky Rieti et surtout avec Titina Maselli. Nous nous sommes retrouvés en 2000, pour Le Mandat, de Nikolaï Erdman. En 1984 j’avais déjà fait le décor du Suicidé du même Erdman, monté par Jean-Pierre Vincent. La collaboration avec Bernard Sobel et sa dramaturge Michèle Raoul-Davis s’est poursuivie pour Claudel, Beckett, Olécha, Kleist et pour un opéra de Monteverdi, Le Couronnement de Poppée. Je suis content qu’il y ait une vraie fraternité entre nous.

Qu’est-ce que le théâtre vous a apporté ?

Les metteurs en scène avec lesquels j’ai travaillé ne savent pas à quel point ils ont eu de la chance. Pour chaque décor, j’ai investi énormément de mon temps. D’autres peintres s’organisent autrement et privilégient la peinture. Moi, j’ai toujours abordé les deux de la même façon. C’était peut-être aberrant pour la peinture de donner autant de place au théâtre, mais je ne le regrette pas. Il a été mes universités, il m’a poussé à chercher des choses dans toutes les directions, dans le désordre, au hasard des pièces. Et à trouver.

Était-ce compliqué de passer d’un auteur, d'un metteur en scène à un autre ?

Parfois, mais c'est enrichissant. Il y a des découvertes comme O’Casey, Erdman, Sénèque, Donizetti, Olécha ou Claudel, ou des retrouvailles comme Rousseau ou Kafka (pour La Lettre au père, mise en scène par J. G. Nordmann). Il y a aussi des retrouvailles avec des gens de théâtre comme Lucas Hemleb et Luc Bondy que j’avais connus à Berlin, à la Schaubühne bien avant de travailler avec eux.
Le temps que prend chaque décor devient comme une bulle. Ma vie de théâtre a été une succession de bulles. Dans mon souvenir, elles ressemblent à des rêves. À Cardiff, où je suis retourné vingt ans après, pour une reprise du Falstaff de Peter Stein, c’était surréaliste. Certaines personnes étaient toujours là et je les reconnaissais, les ateliers étaient au même endroit, mais aux alentours tout avait changé. Les magnifiques bâtiments industriels du xixe siècle perdus dans les friches étaient devenus des centres commerciaux, des résidences et des Novotel cernés par une ville nouvelle. Je vivais avec un mélange de plaisir et d'effroi à la fois en 1988 et dans la normalisation de 2008.

Le mot poésie revient souvent à propos de votre travail. Qu’en pensez-vous ?

La poésie m’embarrasse. Je la soupçonne très vite d’être rhétorique. Maïakovski m’a plu parce que sa vie, l’histoire de son pays et sa poésie se confondaient. En 1976, j’ai peint un tableau, Poesia Ufficiale, dans lequel il y a son buste en bronze avec des danseurs et une petite barque sur l’eau. Je m’y moquais de l’art officiel qui statufie le poète dans un monde idéal où dansent de beaux jeunes gens. Mais, comme d’habitude, c’est ambigu, je ris d’une image qui en même temps me plaît.

Vous sentez-vous proche des peintres romantiques ?

J’aime le romantisme, y compris celui qui tombe dans le kitsch. Le romantisme se cache jusque dans mes livres soviétiques. Un mélancolique sentiment de la nature se dégage quand même de ces « paysages positifs », inhabités, avec leurs forêts, leurs champs, la mer et de très photogéniques ciels nuageux.

La nature est très présente dans vos tableaux.

Il y a deux ans, Jean-Marie Bénézet, avec qui j’ai fait beaucoup de choses en Camargue, m’a proposé de participer à une exposition collective sur le thème du Torero mort  de Manet. Dans mes tableaux, l’herbe absorbe le corps du torero. Je retrouvais l’herbe du primitif italien dont je parlais en commençant. Elle était funéraire.
La nature, c’est « La » question. Elle est intouchable, même quand je vis dedans. C’est le sujet de la série des vignes. La vigne est une plante séduisante. L’hiver, elle a l’air tout ce qu'il y a de plus mort et soudain elle explose avec une force extraordinaire. Si on ne la contient pas, elle peut tout envahir. C'est un animal sauvage qu'il faut domestiquer.
Autour de ma maison en Petite Camargue, s'agitant dans le mistral, il y avait des hectares de ces femmes folles que les hommes attachent par peur de leur violence.
Si on aime la perspective, cette géométrie vivante est fascinante.
Tous les hivers, ici ou là, je voyais aussi des vignes inondées dans lesquelles le ciel se reflétait. Le ciel était par terre. J’ai fait beaucoup de photos et j’ai peint d’après ces images. J’étais dans la nature mais je ne peignais pas d’après nature. Mon chevalet était dans l’atelier.

Ensuite, vous avez peint le raisin.

Sur un grain de raisin, on peut trouver un paysage entier : fouettées par le vent, les feuilles font des gravures sur la pruine qui le recouvre. Avec ces sujets minuscules, j’ai fait de très grands tableaux. Le dessin s’y réduit à une juxtaposition de ronds. C’est la peinture qui fait tout le travail. J’espère.

Propos recueillis par Élisa Farran et Marie-Françoise Leclère

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