Lucio FANTI 

Le voyage de Fanti

Il s’agit de cheminer quarante-deux ans en compagnie de Lucio Fanti. De le suivre le long d’un panorama où se déploient, sur la toile et sur la scène, les constructions, les ciels, les eaux, les barques, les arbres, les brumes, les voies lactées et les nuits, avec cette netteté étrange qui signale à coup sûr les pays inédits de son pays de peintre. Le voyage mènera de l’ époque russe à la saison des raisins.
Au mitan des années soixante, dans quelque pub anglais du coeur de Londres, Lucio Fanti rencontre Eduardo Arroyo. A l’issue d’une longue conversation de nuit avec son flamboyant aîné espagnol , l’adolescent italien se dit que « faire de la peinture dans sa vie n’est pas une idée totalement folle ».
Ses premiers tableaux seront « russes ». En effet, s’il est élève au Lycée français de Londres, c’est que son père Giorgio Fanti, figure du communisme italien, y est le correspondant de « Paese Sera ». A l’époque, Lucio Fanti a déjà passé un été à Artek, une colonie de la Mer Noire réservée aux enfants de la Nomenklatura aux VIP’S du communisme international et aux bons élèves de l’Union soviétique, pour lesquels un mois à Artek représente la récompense suprême. Pour sa première exposition, à Rome, il peint ce bonheur à l’envers, à travers des scènes radieuses : lui-même, en imper, avec un petit foulard autour du cou, devant la grille d’Artek, flanquée de deux trompettistes de bronze, en short, sonnant les temps nouveaux vers un ciel venteux. Il y a ces squares inertes où veille la statue de Lénine et des jeux de ballon dans les hautes herbes, entre garçons et filles en maillot rayé, aux cheveux d’or et aux grands fronts, sur les rives de la Neva. Ces peintures, où le post réalisme et le post socialisme font bon ménage, habitées de mélancolie et d’insolence silencieuse, vagabondent sur l’échec d’un espoir. : «  A l’époque, je pensais tranquillement que la famille était la muséification de l’amour et que l’Union Soviétique était la muséification de la Révolution ».
Après Londres, il vient vivre à Paris. En 1968, il rencontre des peintres de la Jeune Peinture, auxquels Francis Biras a frayé un passage à la Ruche, une cité d’ateliers située non loin des anciens abattoirs de Vaugirard. Il y a Arroyo, Brusse, Chambas , Farrel , Pignon Ernest , Rieti, Rougemont, Tongiani, des arbres, des chats. Au début des années soixante-dix, Lucio Fanti s’installe définitivement à la Ruche.
Dans la « période russe », il s’est inspiré de lieux, de situations ou de paysages préexistants. Désormais, c’est son monde à lui qui préexiste. Maïakovski lui assure le passage à lui-même. Il peint des barques échouées contre un talus de rivière, il y a des dentelles noires d’arbres en hiver, des soleils éteints, des éclairs dans un ciel violet, des instants sans fin : « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie quotidienne ».
Dans son esquif, en 1981, Fanti a embarqué le poète qui dort sous une petite tente de campeur, fragile et protectrice, déployée comme deux ailes d’insecte toutes claires et lumineuses sous une sombre nuit émeraude. Deux ans plus tard, la tente du poète n’a plus cette netteté d’aile d’insecte devant une haie d’arbres noirs, elle déploie les plis lourds et mouvementés d’un rideau de théâtre. Un an après, pas de tente, et néanmoins des drapés de velours orange et mauve couvrant deux chaises longues, sur un sol à grand damier qu’une mer grise vient battre paresseusement. Une année plus loin, en 1983, le fin squelette du banc de Pouchkine s’incline vers les reflets rougeoyants et nocturnes d’un bras d’eau sous deux saules incandescents. Et une chaise longue de 1983, dont la toile sert d’écran à des arbres nus et agités, éclairés par un soleil lunaire. La chaise longue est assise devant une péripétie de formes dont la logique énigmatique attire si inexplicablement l’oeil, qu’elle s’invite au premier plan.De fait, dans les peintures ou les décors auxquels Fanti va donner le jour et la nuit, l’arrière-plan, par la présence insistante de ses détails majeurs, s’associe toujours à égalité au premier rôle du sujet principal. Ainsi, la mer venant mourir sur des carrelages derrière les chaises longues drapées en majesté n’est ni un complément, ni un supplément, ni une toilette esthétique : les arbres, les eaux, les ciels sont tour à tour les éléments du sujet central et n’obéissent qu’à la hiérarchie flottante d’un propos rêveur.
Il est clair, désormais, que Fantiqu’il arpente un univers poétique, augmenté au fil du temps, dont il ne s’éloigne plus, et que l’on retrouve à travers maintes métamorphoses dans les tableaux, les décors de théâtre et ces objets imaginaires qu’il réalise en trois dimensions. Dans le son travail de Fanti, la peinture existe comme support de la poésie : elle ignore l’épaisseur, l’allusion, le « suivez mon regard », le bavardage, elle échappe aux commentaires qui peuvent tuer, notamment d’ennui. Dans sa préface à une exposition intitulée « Mers, châteaux, nymphéas », Italo Calvino écrivait : « La poésie s’efforce de jeter un pont entre l’histoire et la nature, deux continents éloignés (…) » Sur « Grand château noir », l’un des tableaux de l’époque, surgissent les six étages d’un château de cartes, sur fond de forêt crépusculaire et décharnée. Chaque carte elle-même est un tableau : arbres dressés sur une nuit glaciale, reflets de lune sur plans lacustres, puzzles de visages au regard noir, paysages précis et incertains, et, tout en haut du château, un deux de cœur qui n’en dit pas plus.
Au théâtre, Lucio Fanti est arrivé les poches pleines d’énergie. Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil l’ont appelé pour réaliser le décor de Woyzeck. L’idée était de travailler avec un peintre totalement étranger au théâtre, donc forcément étranger aux habitudes des professionnels du spectacle. Une occasion rêvée de jeter un pont entre la poésie et l’histoire, . V vingt-sept ans durant, à l’occasion d’une cinquantaine trentaine de mises en scène. , Lucio Fanti est allé à longs pas mesurés semer des images sur les scènes d’Europe. A Cardiff pour l’Otello de Peter Stein qu’il retrouvera à la Schaubühne de Berlin , pour The Hairy Ape, Phèdre et Falstaff. ll y aura un autre Otello avec Olmi et Abbado à Salzburg, et l’on pourrait aussi parler de cette première de la Traviata à Paris, au Châtelet (Klaus Grüber et Antonio Pappano ), où il eut le bonheur, en tenant la main de Grüber, de saluer le public sous les hurlements des puristes en proie à la crise de nerfs.
Au théâtre, Fanti associe son sens prononcé du détail à celui des metteurs en scène, des techniciens et des éclairagistes. La lumière, qui était déjà un élément majeur de son travail en deux dimensions, trouve au théâtre un champ de possibilités apparemment illimité.
Ainsi, pour Le Couronnement de Poppée, à Lyon, en 2005 (Bernard Sobel et William Christie) il peut faire surgir des nuits galactiques ou des voies lactées sur le bleu du ciel, qui apparaissent à la vitesse de trois cent mille kilomètres à la seconde dans les entrailles d’un cosmos disloqué. En 2010, pour l’Amphitryon de Kleist (Sobel), il maquette, puis fait réaliser une grande machine à faire le ciel, qui, comme les fanons d’une baleine, filtre toutes les nuances du clair obscur et les péripéties mouvantes des couleurs chimériques.
Une des plus énigmatiques manipulations de lumière auxquelles se soit livré Fanti est, en 1990, cette série de tours de magie en bronze, où l’on voit une source lumineuse, répercutée à travers le désordre d’un labyrinthe d’éclats telluriques, venir, après être passée à travers cette matrice minérale, mourir sur le socle de la sculpture en imprimant, à l’encre des photons, le mot « Fin », ou le mot « Lune », « Théâtre »,ou encore l’ombre claire d’une main.
Il répétera l’expérience en passant du bronze au papier d’aquarelle à l’occasion d’une exposition de grands formats dans laquelle il décrit à nouveau ces labyrinthes insolites, bastions disloqués, cloîtres figés, laconiques charades murales. A travers toutes ces organisations, en apparence inachevées mais, en vérité, définitives, le peintre fait passer de la lumière et en débusque la trajectoire.
Le transformisme bien tempéré de Lucio Fanti, va et vient du papier à la toile, de la toile au théâtre, du théâtre aux objets et se nourrit d’un cortège de barques, de jeux de cartes, de petites tentes, d’arbres nus, d’eaux éteintes, de ciels, d’astres, de cabanes, auxquels il donne naissance d’un trait limpide et qu’il anime de couleurs crépusculaires. Dans sa maison de Camargue, il a ramassé une feuille de vigne et découpé autour des nervures les cinq doigt d’une main qui ressemblait, finalement, à un petit gant de femme. C’était une main de feuille. A son tour, elle est entrée dans la troupe du peintre: elle est devenue une main de beau bronze vert, ou la main lumineuse projetée à travers le labyrinthe, ou une aquarelle de « mains-lumière ».
La série des vignes noires, ensommeillées d’hiver, est représentative de ces morceaux du pays de Fanti que l’on peut confisquer pour son usage personnel. L’eau, où se reflètent le ciel et le vol d’une compagnie d’étourneaux et où s’alignent les régiments échevelés et tourmentés des vignes noires, rouges, ou d’un gris nocturne et le froid mouillé où s’éteint ce jour d’hiver : plus on regarde, plus le temps ne passe pas.
Dans son atelier de la Ruche, Fanti, faute de place, n’a pas emporté la vigne, mais le raisin. Sur de très grands châssis, il a peint de très gros grains de raisin noir, dont la peau, nimbée de reflets gris ou mauve selon la position de la lune, est couverte de pruine, cette poudre pâle que les feuilles de la vigne, agitées par le vent, viennent balayer en laissant des traces aléatoires qui, par la force des choses, constituent une œuvre originale. Sur l’une de ces toiles grand raisin, on peut voir deux chiens, contemplant en connaisseur ces grains dont aucun n’est plus important que les autres, dont chacun a été peint avec la même attention et dans la même intention et possède un nom qui n’existe pas.
Aux prochaines vendanges, on guettera Lucio Fanti, artiste qui se ressemble sans s’imiter et qui, d’un trait net, a planté sa tente sur les rives mouvantes de la poésie et y a durablement installé son monde.

Bernard Chapuis

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