Lucio FANTI 

Un si beau camp de vacances

Peut-on être à la fois ironiste et poète ? Dedans et dehors ? Lyrique et satirique ? Peut-on à la fois épouser intimement le passé d’une illusion et le tourner subtilement en dérision ? Si on a beaucoup de talent, oui. Car c’est un art très difficile, tant, dans nos habitudes, l’empathie à la distance s’opposent. C’était l’art de Milan Kundera dans ses premiers romans. C’est celui de Lucio Fanti dans ses tableaux « soviétiques ».
Regardez bien ces toiles au deuxième degré, ce paradis cauchemardesque dépeint en nature morte et savourez votre gêne. Car vous êtes partagé, bien sûr, et comment ne pas l’être, entre l’attendrissement et l’effroi. Le kitsch vous fait sourire et le factice vous atterre. C’est le chromo pris au piège par lui-même, mais tendrement pour ainsi dire, avec une pointe de nostalgie, sans forcer le trait. Comme si on y était. Toute l’imagerie communiste est au rendez-vous, tous les sujets imposés par les hautes instances du Parti. « Le novateur des champs kolkhoziens », « Les enfants offrent leurs vœux à J.V. Staline à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire », « Le premier tracteur arrive au village », etc. Parodie de paradis, mais sans caricature. Voici le réalisme socialiste transmué en réalisme onirique. Jdanov rattrapé par De Chirico. C’est, à la facture près, le climat des places vides, des cheminées d’usine, des rues à arcades, sauf qu’ici les statues ne sont pas équestres : Lénine est assis. C’est, par d’autres moyens picturaux, la même atmosphère d’outre-monde que chez l’Italien métaphysique, toutes horloges arrêtées. Et c’est bel et bien une métaphysique qui s’expose à nous, en toute impudeur.
Il était une fois le communisme. Fanti connaît son sujet. Il travaille sur le motif. Il nous fait voir en rêve ce qu’il a vu en vrai, dans son enfance, comme invité des camps de vacances de Crimée (l’avantage d’avoir eu un père au parfum). Et l’image pieuse nous dévoile un monde lui-même pieux, une société ritualisée, vouée à une infinie et répétitive commémoration de soi, prise dans le sacré comme dans la banquise, pétrifiée par ses propres mythes, devenant elle-même stuc, plâtre et marbre. En Occident, le stalinisme est devenu notre bête noire. Cette diabolisation manque la moitié du programme. La bête, à l’extérieur, était rose bonbon, il faut s’en souvenir. Le KGB, le Goulag, l’Aveu, les tanks et les dissidents ont fait de l’entreprise totalitaire, à nos yeux, une conjuration du Mal. C’était d’abord du bonheur en vitrine et une exaltation liturgique du Bien. Nous avons aujourd’hui la vision d’un communisme d’État en camp de concentration. C’était aussi (et pour tous les croyants, c’était avant tout) un camp de vacances, une immense École, un musée, des pèlerinages, des Académies partout, où le culte du savoir se mêlait à celui des bons sentiments. La chose était grandiose et infantile. À la fois imposante et débonnaire. Tel est l’endroit du décor que nous ne voulons plus voir, quand là était le véritable arsenal de la Terre promise – d’où vint l’extraordinaire pouvoir d’attraction qu’eurent les pays du mensonge sur les imaginaires du monde entier.
Fanti a peint l’idéologie toute crue, la prenant à son propre piège. D’où l’effet cathartique de cette imagerie subversive, bien plus scabreuse et iconoclaste que les icônes de Maurizio Cattelan ou de Pierre et Gilles : ces clichés de commande prennent nos clichés d’aujourd’hui à contre-pied. En montrant le faux, Fanti dit le vrai, car ce décor fut aussi une réalité, pas moins que le Kolyma. Il ose nous rappeler l’inavouable : « l’enfer totalitaire » fut la patrie des poètes, des enfants sages, des chics types et des hommes de science. Un Eden stakhanoviste. Il met en scène la sérialisation industrielle des individus, tous jumeaux dépourvus de traits particuliers (les pionniers, les héros du travail, les écolières se fabriquent en série). D’où la tristesse profonde de ce monde merveilleux : toute fraîcheur est ici postiche, l’original étant déjà son propre duplicata, et l’émotion vécue, son propre monument.
Aussi « rêves éveillés » qu’ils soient, ces coupes à vif dans le mort nous placent devant la grande énigme, dans une lumière doucereuse de carte postale géante : une idéologie révolutionnaire retournée en temple de fétichisme, la société la plus passéiste de l’univers industriel ; le matérialisme le plus intransigeant débouchant sur l’idéalisme le plus niais ; l’athée prométhéen sur le saint sulpicien ; Maïakovski sur Déroulède. Cette inversion donne à réfléchir. Sur nous-mêmes peut-être, aujourd’hui même.
Quand le communisme du 20e siècle aura quitté l’univers étroit et myope des « sciences politiques » pour prendre la place qui lui revient dans notre musée de l’Homme, soyons sûr d’une chose : l’œuvre de Fanti, sans exclure ses travaux d’aujourd’hui, fera emblème et référence.

Régis Debray

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