Muriel TOULEMONDE 

L'image liquide
Hervé Thoby

"Rien n'est plus souple, rien n'est moins résistant que l'eau, et pourtant il n'est rien qui vienne mieux à bout du dur et du fort", Lao Tseu

Le milieu liquide de la piscine permet dans l'oeuvre de Muriel Toulemonde, de donner une forme d'extension au mouvement global de ce qui s'y déroule : il inscrit le mouvement de l'image dans une durée indépendante de ce qu'elle décrit, offre les conditions pour passer du concret à l'abstrait. Les nageurs deviennent un seul et même corps dans un seul mouvement. Ils sont fait d'eau, ils n'ont plus d'expression (on appelle fluides les états gazeux et liquides de la matière). La natation deviendrait alors une machine chorégraphique dont les nageurs seraient les rouages, réunissant en les homogénéisant les corps et l'eau.

L'oeuvre de Murielle Toulemonde transforme les actions en description par la répétition de motifs, oscillant entre la banalité des entraînements quotidiens, l'exceptionnel suggéré par ce lieu théâtralisé, les conditions atmosphériques et le dépassement des limites que ces entraînements préfigurent devant les compétitions à venir.

"Par sa généalogie, le film se localise sur la branche : fresque-peinture-photographie et la vidéo sur la branche suivante : surface d'eau-lentille-microscope-télescope. Par son origine, le film est un instrument artistique : il représente. Par son origine, la vidéo est un instrument d'étude : il présente" (1). La vidéo est une figure de passage dont la matière ne cesse de se transformer. Comme le montre Vilem Flusser, elle est une surface d'eau, une traversée de milieux transparents. Elle repose sur une économie des flux entre une liquidité et une matérialité jamais atteinte. . "Elle est de l'eau qui coule au milieu de l'eau" (2). Contrairement au cinéma elle n'a pas de hors champ : sans profondeur, elle pose un regard de myope sur le réel qu'elle agrandit comme une lentille.

Consciente de cela, avec un oeil qui est aussi celui du photographe, l'artiste joue de cette confusion entre le motif et le médium : l'eau est le support primordial de l'image vidéo ; l'eau ne représente personne d'autre qu'elle-même alors que le miroir vient du besoin de nous représenter nous-mêmes. C'est la raison pour laquelle les oeuvres vidéo de l'artiste ne relèvent par du modèle narcissique que l'on prête habituellement à ce médium. L'eau est comme un flux de pixels et la réalité devient alors un phénomène ondulatoire. La majorité des oeuvres de l'artiste, y compris celles qui se réfèrent aux soins apportés aux chevaux, sont des situations d'immersion de corps dans l'eau, qu'elles figurent la survie, la performance ou la régénérescence des corps. L'analogie avec le milieu liquide se prolonge jusque dans les titres : L'éclusière, 1996 ; Le fleuve, 2001 ; Les nageurs, 2002 ; Le lac, 2002 ; Mer, 2002 ; Atalante, 2004 ; La Bouée, 2005. Le cadre de l'image, sa qualité numérique, le travail de la bande sonore, nous montrent aussi que la vidéo se nourrit d'autres références qui l'ont toujours affectée dans sa recherche d'une identité originale, cinéma et musique en particulier.

Dans "Les Nageurs", l'artiste nous montre des corps d'athlètes qui, dans la plénitude de leurs moyens sont en lutte perpétuelle avec le temps, celui de la compétition. La théâtralité du lieu nappé de brume, ce boyau par lequel ils accèdent et sortent du bassin, les placent aussi dans un temps hors du temps, symbolique, amplifié par les échos sonores. L'oeuvre nous représente deux temporalités fondamentales, celle du temps chronologique et de la performance et celle du temps cyclique du dispositif d'entraînement par son itinéraire circulaire à l'intérieur des lignes d'eau.

La manière dont on regarde cette oeuvre est largement nourrie de symboles et d'inconscient. Il n'est pas ici lieu de s'y étendre, peut-être simplement de rappeler que ce qui s'écoule avec l'eau, c'est la vie et avec elle le temps qui va inexorablement du passé vers le futur, "de la montagne vers l'infini de l'océan, comme le fleuve".

Murielle Toulemonde filme les corps humains comme ceux des animaux – l'animal offre à l'homme la possibilité de mesurer ce qui lui revient en propre - et les inscrits dans un théâtre d'observation, le cadre de l'image, parfois redoublé de celui d'une architecture. Selon l'échelle que nous accordons virtuellement aux choses, nous y retrouvons le modèle du zoo qui nous permet de comprendre certaines de nos habitudes culturelles entre instinct et loisir, où, à plus grande distante encore, la représentation d'organismes cellulaires baignant dans leur solution aqueuse.

Quoiqu'il en soit les corps fonctionnent ici selon un principe mécanique qui est proche de l'horloge. Ils sont automates. Dans "La Bouée", l'humanité des visages devient aussi inexpressive que celle des mannequins d'usage. "Le corps humain devient cette machine qui monte elle-même ses ressorts" comme l'écrivit La Mettrie dans son ouvrage "l'Homme-machine" publié en 1747.

La mécanisation de l'humain croise l'humanisation de l'animal. Entre les oeuvres consacrées aux chevaux et celles dédiées aux sportifs, Muriel Toulemonde pense les relations de l'homme et de l'animal à la fois en termes de réciprocité et de communauté, et à la fois en termes de performances individuelles. Elle décrit des comportements animaux dans leur milieu, en étend la lecture à l'espèce humaine, par les éléments sociologiques et culturels qu'elle y apporte. Elle développe une pensée sur l'humain par le truchement de la figure animale
Elle nous montre une communauté formée de "singularités quelconques" qui renoue avec la philosophie antique, des êtres engendrés par leur propre manière d'être, singuliers mais sans identité, qui accordent une attention particulière à leur corps et à ses performances faisant de lui un "alter ego" pour reprendre la formulation de David Le Breton (3). Si derrière les images se dessine l'évidence d'une surexposition corporelle dans laquelle la société contemporaine occidentale se complait, c'est devant un corps pris dans sa dimension communautaire que nous sommes mis en présence.

Située sur l'Ile Marguerite, à Budapest, la piscine olympique qui porte le nom de son architecte, a été dessinée par Alfred Hajos dans les années trente. Il fut aussi le premier champion olympique de natation, en 1896. Le bâtiment est aujourd'hui en réfection et l'on voit dans les images prises par Muriel Toulemonde, les échafaudages qui s'élèvent au-dessus du bassin et sa vapeur d'eau chaude où s'entraînent les nageurs. Ce curieux assemblage ravive d'abord la leçon de la perspective renaissante, que le corps est ce que la géométrie ne peut ni engendrer ni intégrer.

Qui plus est, nous sommes directement confrontés aux problèmes de reconstruction des pays de l'ancien bloc soviétique, aux mutations que symbolise ce décor théâtral dont les nageurs semblent étrangers, à l'image qui prévaut dans nos imaginaires de ce que sont les entraînements et les compétitions olympiques dans les "Pays de l'Est". Elle nous dit que les "techniques du corps nous désignent les façons dont les hommes, société par société, savent se servir de leur corps et comment ces techniques peuvent être façonnées par une société" (4) parce que le corps est le symbolisme dont use une société pour parler de ses fantasmes.

1. Vilem Flusser, Les Gestes HC-d'arts, Cergy, 1999.
2. Georges Bataille
3. Sociologue, David Le Breton est l'auteur d'Anthropologie du corps et modernité PUF, Paris, 1998.
4. Marcel Mauss, Les techniques du corps , 1936.



____


Notes de travail



La vue du mouvement donne du bonheur : cheval, athlète, oiseau.
Robert Bresson, Notes sur le cinématographe



Dessins

Renouant depuis quelques années avec la pratique du dessin, Muriel Toulemonde poursuit, avec cet autre medium, une expérimentation corrélant mouvement, espace et temps, de manière plus protocolaire : le dessin est effectué à deux mains simultanément, dans un procédé autant mental que physique. La symétrie, sans être une contrainte, arrive de fait, et révèle notre attachement à une forme d'équilibre naturel.
Le dessin advient comme inscription, ou enregistrement, la main de l'artiste devenant alors une sorte d'outil de mesure : un sismographe retranscrivant l'énergie du corps, mais aussi la projection mentale d'un trajet sur l'espace du papier.
La qualité et quantité des tracés, leur densité, leur colorimétrie déterminent l'aspect final du dessin sans le fixer dans une représentation explicite. Maillages, réseaux, cartes, circuits, cerveaux, organes, masques etc. sont autant d'interprétations ouvertes au regard et au sens de chacun.

Septembre 2020



Vidéos

Lorsque j'ai commencé à filmer, je restais assez longuement sur un motif, jusqu'à ce que, dans une forme d'enchaînement, comme autant de rouages d'une même pièce, l'un m'entraîne vers le suivant. Ainsi, du motif du corps en soins dans les cures thermales, je glissais vers celui du cheval dans les cliniques équines, puis vers l'entraînement des athlètes et enfin, vers l'apprentissage du sauvetage aquatique. Pour moi, l'impact visuel de ces différents environnements où je retournais plusieurs fois faire des prises de vue ne tenait pas tant à ce qu'explicitait la scène filmée ou photographiée, mais plutôt à ce à quoi elle pouvait renvoyer, à ce qu'elle donnait à voir en tant qu'image. En vidéo, le travail de post-production était avant tout un travail de réduction, d'extraction et d'étirement. Il s'agissait de raviver la force de l'image perçue sans lui assigner une signification définitive. La durée, le ralenti, la répétition me permettaient de me détacher de l'appréhension contextuelle d'une situation bien réelle pour l'ouvrir sur un ailleurs et sur un temps en suspend. Beaucoup des travaux de ce cycle sont des arrêts sur image, quelle que soit la durée de la vidéo, images qui, au sens propre, ont arrêté mon regard.
Il me semble à postériori que la vidéo La théorie des vagues, fillmée au laboratoire de mécanique des fluides de l'Ecole Centrale de Nantes, opère une transition. Le laboratoire scientifique, mettant d'emblée en perspective la question de l'observation et de la représentation, m'invitait à reconsidérer mon regard souvent immersif et sidéré. Ainsi le film, tout en suivant le mouvement hypnotique des vagues, fait aussi résonner différents niveaux de perception et de description du phénomène ondulatoire.
A la suite de ce travail, Le chantier et les travaux récents se réalisent un peu différemment. L'écart entre le vu et la vision se réduit. Le motif est moins ciblé. Le temps présent s'égrène sans zones éclusières.

Décembre 2015



Théorie des vagues

Le corps, appréhendé paradoxalement comme limite inéluctable et comme moyen de dépassement de soi, a été une figure centrale dans mon travail.
Dans cette perspective, les espaces dédiés au soin et au sport ont été mes postes d'observation privilégiés. Je cherchais le point au delà duquel le mouvement du corps rejoint une forme de grâce ou d'apesanteur. Je filmais les trajectoires des athlètes comme des segments tracés dans le flux de leur existence. Laissant libre cours à une quête mélancolique, je voulais capter ce qui s'échappe, retenir quelque chose de la perte.
Le mouvement et le flux (temporel, aquatique, technologique) ont été le vecteur par lequel j'ai approché le laboratoire de mécanique des fluides de l'Ecole Centrale de Nantes. Le Laboratoire, espace de simulation qui permet d'isoler, de répéter, de recréer le mouvement à des fins d'observation n'était pas sans lien avec les situations que je cherchais à mettre en place pour filmer les athlètes à l'entraînement : définir un espace scénique, une boîte, un écrin, qui s'apparente d'avantage à un réceptacle qu'à un décor, pour mettre en valeur la trajectoire et la gestuelle du corps. Tout comme les vagues filmées dans le bassin à houle, les athlètes ou les chevaux devant ma caméra étaient des corps sans lieu, des corps abstraits. Et comme pour ces corps, la puissance de l'élément aquatique, la sensualité du mouvement de la houle, m'apparaissaient d'autant plus fortement qu'elles se déployaient dans un espace contraint.

Notes, février 2013



Sauvetage aquatique

J'ai vu les figures très particulières « dessinées » par les couples répétant les gestes élémentaires du sauvetage aquatique. Rejoué dans et hors de l'eau, le corps à corps du couple sauveteur-noyé, génère d'improbables postures.
Détachées d'une situation de sauvetage réelle, ces scènes n'en gardent pas moins la trace d'un drame. C'est sur ce fond de gravité qu'elles révèlent la relation de deux corps qui se portent, se supportent, se soutiennent ou se maintiennent, dont on ne saurait dire lequel est la bouée de l'autre.

Notes, 2008



Athlètes

Atalante, héroïne grecque célèbre pour sa leste foulée, avait juré de n'épouser que celui qui la vaincrait à la course.
J'ai vu de jeunes sprinteuses à l'entraînement, une ceinture passée autour des hanches, reliée à deux courroies élastiques que l'entraîneur retient pendant la course. La situation d'un corps contraint était encore frappante. J'ai tenté de la mettre en tension avec la chorégraphie des corps, leur féminité, leur sensualité. Le sport est aussi, ici, prétexte à montrer un état intérieur, une concentration, le récit intime et solitaire de l'effort.

Notes, 2004



Flux

L'eau, décrit par G. Bachelard comme « l'élément mélancolisant » est un motif sur lequel je reviens sans cesse. C'est une matière, une substance, qui possède les mêmes qualités d'écoulement que le flux vidéo, ou que le temps.

Notes, 2002



Cliniques équines

Mon intérêt était centré jusqu'alors sur le corps humain en cure. J'observe les chevaux de compétition en situation de soins et suis frappée par la tension qui se joue entre la puissance de l'animal et sa situation de contrainte dans la clinique équine, par la confrontation du corps biologique (homme ou cheval) et de la technologique (appareils de la sphère médicale). Mon obsession pour l'entretien et le soin du corps se prolonge en une réflexion sur le déplacement des limites naturelles de la vie et des performances physiques du corps ; du pouvoir de la science et de la médecine dans le dépassement de ces limites.

Notes, 1999



Cure Thermales

Dans un centre de cures thermales et de soins esthétique, j'ai filmé et photographié les diverses situations de soin ; ces travaux, qui tentent de suivre l'incertaine frontière où se rejoignent les maux physiques et les peines mentales, témoignent aussi de l'étrange contradiction dans laquelle est pris notre corps. Tout en étant le réceptacle d'un stress continu dans les sociétés urbaines, il doit jouer un rôle croissant dans la construction de l'identité sociale (importance de l'apparence, modèles de corps sains, beaux, musclés etc....)
C'est dans la mesure où elles cristallisent l'espoir de résoudre ce conflit et de (re)trouver une identité corporelle que je m'intéresse à la croyance en ces cures variées et au renouveau de leur pratique, des plus ancestrales (bains, massages) aux plus modernes (offertes par les sciences et technologies de pointe).
Comme dans une médecine qui serait devenue religion, salut des corps et promesse d'éternité sont désormais accordés par le thérapeute ; pour soulager les douleurs intimes d'un organisme épuisé, on s'en remet, confiants, aux mains des masseurs, docteurs ou guérisseurs, voire aux soins performants de machines ultra - perfectionnées. Notre angoisse du temps qui fuit et de la mort qui approche a trouvé un nouvel expédient : la foi en cet autre, homme ou machine, qui va enfin s'occuper de nous et prendre en charge notre douleur. C'est au creux de cette relation entre donneur et demandeur de soins que s'ancre mon travail.

Notes, 1997