(Loin du plongeoir)
Invitée en résidence à Port de Bouc durant une année par Laure Lamarre-Florès, l’artiste
Muriel Toulemonde y découvre un monde riche en pratiques amateurs non seulement au niveau sportif mais également au niveau des pratiques plastiques au centre d’art Fernand Léger dont les ateliers ne désemplissent pas. Des outils dont elle se saisit. Une presse est l’occasion de tester la gravure, elle choisit de produire un ensemble de monotypes. Un four pour des expérimentations en terre rappelant les nombreuses amphores trouvées dans la baie des tankers située face au centre d’art, et autrefois stockées dans l’espace dédié au club de plongée dans la salle municipale Youri Gagarine avant d’intégrer les collections du département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines dont la ville de Port de Bouc est l’un des dépositaires. La pratique de Muriel Toulemonde interroge l’image dans un rapport entre geste, technique et forme où le choc visuel déclenche un processus qui permet à l’artiste de s’approprier ce qu’elle voit, s’approchant du motif progressivement. Elle joue de l’écart entre la situation de départ et sa représentation. À Port de Bouc, l’artiste va sur le motif observer les jeunes cyclistes du club sur le stade vélodrome, dans l’énergie de l’entraînement accompagnés par une transmission forte d’encouragements. Elle croque également les élèves du lycée professionnel sculptant leur corps sur des machines dans l’immense piscine dont le bassin vide aujourd’hui a été en partie transformé en salle de musculation et qui devient une sorte de vaste salle muséale pour ces corps. L’artiste s’immerge dans les archives photographiques sorties des albums des clubs sportifs et des boîtes familiales à la faveur d’une exposition organisée en 2023 sur la mémoire des pratiques sportives mises en œuvre à Port de Bouc depuis les débuts du XXème siècle. Ce corpus d’images permet à l’artiste de dériver entre différentes disciplines. Elle reproduit les postures vidant l’espace pour ouvrir la représentation à différents registres aptes à véhiculer les sens vers un monde où souffle l’imaginaire. Muriel Toulemonde s’approprie des gestes et des motifs qu’elle retrouve dans ces figures sportives issues d’un passé proche ou lointain, cherchant à retrouver le moteur même de ce qui lui fait entreprendre de nouvelles expériences, cette prise de risque aussi bien artistique que corporelle. S’interrogeant depuis la fin des années 1990 sur la prégnance du corps dans l’espace par le biais de la photographie et de la vidéo, Muriel Toulemonde a toujours observé et exploré les limites à partir de repères sportifs et d’une pratique physique régulière quotidienne qui l’amène à enquêter sur les stades de banlieue pour comprendre comment l’entraînement amène certaines sprinteuses à tracter des charges pour renforcer l’ancrage du mouvement à partir du terrain jusqu’à partir sur les stades antiques de Grèce dont elle choisit celui de Delphes, au milieu des montagnes pour tourner l’Atalante (2004). Elle filme en ménageant une lente progression des images, partant de la course de l’athlète dans le paysage méditerranéen cadré largement pour arriver sur le corps nimbé dans la lumière du parachute qu’il traîne. Déjà en 1998-2000, elle s’intéresse au corps d’athlète animal ou humains. Si ses projets antérieurs l’ont
mené du côté de Delphes à la recherche de la source mythologique de la course, ici, c’est l’incroyable piste du stade vélodrome qui aimante son regard. Pour les cyclistes qui l’empruntent, elle devient une force centrifuge, une suite de trajectoires ramenant l’artiste à l’espace du dessin qu’elle a entrepris en créant de grandes cartographies colorées innervées par une partition réalisée à deux mains jusqu’à épuiser les circonvolutions du pastel. À Port de Bouc, elle poursuit dans le domaine du dessin la pratique performative mise en œuvre au moment où elle déroule un ensemble de spirales (série 3ème ton, 2021,115 x 90 cm) auxquelles elle donne forme sur de grands rouleaux de papier utilisés comme fond dans les studios photos. Le cercle parfait à main
levée est, dans toutes les cultures et de tous temps, l’un des exercices de prédilection prescrit pour l’apprentissage du dessin qui engage le corps entier. La main, le bras, le corps tendu répondent, résistent et accompagne l’outil sur la matière du support dont la granulométrie résiste plus ou moins. Comme aspirée par le mouvement de la spirale, Muriel Toulemonde saisit la circulation de l’énergie de l’articulation qui se tend, se gonfle, le temps d’un large souffle, afin de circonscrire une zone diffractant des ondes en expansion. Représenter la qualité de l’air ambiant comme elle a observée à plusieurs reprises la mécanique des vagues dans les bassins du laboratoire de mécanique des fluides de l’Ecole Centrale de Nantes (La théorie des vagues, 2011). Ailleurs encore, au nord du Danemark (Mer, 2002), l’attirance l’a amenée à filmer le paysage marin que la force des vagues va jusqu’à submerger d’une écume fumante qu’elle a métamorphosée en un immense tsunami venant recouvrir et bouleverser le champ cadré par la caméra. La force marémotrice emmène Muriel Toulemonde vers un rêve déployé dans des pièces vidéos, nous laissant y voir le souvenir d’une œuvre de l’un des pionniers de l’art vidéo Bill Viola, Reflecting Pool (1977-1975), où l’eau d’un bassin devient un piège visuel, diffractant pour mieux le dissoudre, le corps d’un homme venu s’immerger dans le paysage. À Port de Bouc, Muriel Toulemonde sélectionne une photographie couleur sur laquelle le vol plané du plongeur au-dessus de la piscine de l’important complexe sportif du lieu semble se transmuer en une envolée lyrique. Cet Icare au corps glorieux projeté dans l’espace rappelle l’épopée de la conquête spatiale, et la venue de Youri Gagarine l’un de ses héros venu en visite à Port de Bouc lors de son voyage en France en 1967. Pour cet étonnant défi de la gravitation, pas d’extrapolation, l’artiste s’est attaché à retranscrire une vue trouvée dans le fonds photographique, d’abord représentée en peinture puis déclinée sur papier kraft dans un dessin agrandi par une mise au carreau.
La lumière isole l’athlète qui ne semble plus appartenir à une temporalité particulière sinon celle qui suspend l’homme dans l’air comme la mécanique photographique enregistre le mouvement tout en l’arrêtant alors que notre perception nous pousse à envisager sa résolution, lorsque que le corps va toucher la surface. En écho, l’artiste présente la vidéo Les nageurs (2002) pris d’abord dans le vaste décor d’une piscine en
chantier avec ses échafaudages pour se terminer sur la répétition du mouvement dans l’eau fumante du bassin en plein air. Une généalogie accompagne cette histoire de l’art, empreinte des recherches des avant-gardes, celles de la modernité, non pas dans unsouci de légitimation, mais plutôt en tant qu’aventure à même de laisser libre court aux entrecroisements que l’observation des éléments en mouvements engendre afin de saisir une réalité, sans vouloir la scléroser telle une simple illustration extérieure dictée par un savoir académique répété par des générations de bons élèves. La réalité que cherche à représenter Muriel Toulemonde est mouvante et produit son abstraction. L’effort est celui du corps qui, contrairement à la machine débitant son rythme infini sur le tempo qu’on lui a donné, répète et enchaîne les gestes jusqu’au moment où quelque chose se débloque et permet de sentir une nouvelle sensation, d’atteindre une justesse inédite ou une déviance inventive. C’est le corps humain comme le corps animal auquel
elle a consacré plusieurs vidéos avec toujours la présence d’un souffle, des humeurs de l’effort qui trempe la robe du cheval à la poursuite d’une danse hypnotique (Ausweg, 1999), l’eau qui résiste aux membres de l’animal jusqu’à ne faire qu’une entité comme la-mer-remontant-aussi-vite-que-le-galop-d’un cheval-dans la baie du Mont Saint-Michel (Fabeltier, 2000). Une fougue comme une fugue. L’ostinato du trot de l’animal cadré dans son mouvement par la mécanique d’un tapis roulant, l’ouverture de la cabine par laquelle est filmé ce même mouvement pris dans la fluidité de l’eau, toutes ces séances thérapeutiques nous mettent en présence d’un processus qui, au lieu d’aliéner l’individu, l’accompagne dans sa guérison. La vie assourdissante palpite au rythme du cœur. Le corps est représenté dans un moment de soin, il ne s’agit donc pas d’exalter une quelconque pureté mais de montrer en quoi ce quotidien d’entraînement est semblable à celui de l’artiste, un moment où cela peut déborder, cela peut hésiter, où les matières du corps comme du contexte interagissent, résistent jusqu’à saisir les paramètres possibles d’une existence qui sont faits de mille petits ajustements. C’est cette liberté que l’artiste veut trouver dans la pratique du dessin qui ne nécessite aucune technologie complexe sinon la concentration et l’exercice du corps. C’est aussi ce qui est à l’œuvre depuis les débuts de l’histoire du sport à Port de Bouc, un sport qui ne nécessite que des moyens simples partagés par tous et qui ne laisse personne en chemin jusqu’à former une communauté solidaire. Ce grand projet port de boucain relève également d’une utopie née d’une volonté émancipatrice commune. Ainsi le terrain du stade vélodrome François Baudillon est le résultat d’un chantier collaboratif de tous et toutes dans un élan militant qui court du front populaire jusqu’à la reconstruction d’après guerre pour que se soulève la piste sous les coups de pédales des coureurs, que s’étire la piste d’athlétisme sous les foulées des sprinteurs et que s’inscrivent sur la pelouse les lignes
de désirs sous les crampons et les échappées des joueurs jusqu’au but. Muriel Toulemonde complètement envahie par cette empathie d’utopie joyeuse suit l’exercice, celle d’une transmission intergénérationnelle qui engendre une histoire où toutes les figures et personnages qu’elle a observés trouvent encore une place dans l’espace sans être remplacés par des modèles cyber-marchandisés par une Intelligence Artificielle
généralisée. Dans un moment où la présence est bien convoquée, depuis le porte bagage d’un vélo, Muriel Toulemonde enregistre les mouvements des poussées d’énergie et les ombres portées dans l’air brassé par le vent. Elle attrape au passage des images qui alternent entre des extrêmes, celles lisses de la focale d’un téléphone portable et celles « plus bruyantes » d’une ancienne caméra pour convoquer la magie des films super huit. Deux états de la représentation (tourné-monté 1 et 2, 2024) qu’elle projette sur un petit écran amateur. De même pour l’artiste, la performance est ici une façon de repousser les limites par la dynamique qu’elle met en jeu. Le crayon ou les pastels sur fonds papiers de studio photographique deviennent de vastes champs d’expression qui permettent au corps de s’engager. Toujours en décalage avec les pratiques et les codes de l’outil idéal préconisés pour le savoir-faire artistique, Muriel Toulemonde préfère tester des matériaux récupérés, auxquels elle redonne une seconde chance pour les
sublimer. Son affaire ne se trouve pas dans la promotion du spectacle servi par les dernières technologies mais dans ce qu’elle a gardé sous la main pour un usage dont elle n’a pas encore connaissance comme lorsque pour sortir de l’automatisme, elle s’astreint à dessiner de la main droite pour éviter tout un répertoire de gestes qui ne passent pas par le cortex central comme nous l’apprennent les neurosciences, gardant ainsi une attention sur le vif. Elle procède en observant le proche, le quotidien de ces personnages photographiés lors de rendez-vous sportifs qui ne tiennent pas du grand cirque médiatique. De même qu’elle rend hommage aux portraits de femmes visibles dans le corpus photographique vernaculaires de Port de Bouc, elle met au premier plan les postures féminines des sportives reléguées dans les dernières pages du journal L’équipe en remettant en circulation leur photographies grâce au support de la carte postale.
« Petites victoires et grandes défaites » restitue la joie de faire équipe pour faire société.
Lise Guéhenneux le 13 mai 2024. |