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| Anastasia Simonin, Kazuo Marsden, les enfants du compost
Le sourire aux lèvres grises, le duo pose. Anastasia Simonin porte dans ses bras un petit chihuahua, Kazuo Marsden berce une chrysalide colossale et jaunâtre. Celle-ci s'avère être leur première sculpture : une énorme tubercule moulée en latex remplie de béton. Ironisant sur le couple hétérosexuel qu'iels forment, la photographie pourrait dresser le portrait de membres de la Communauté du compost imaginée par Donna Haraway, où les parentèles dépareillées sont encouragées grâce à la mise en relation des nouvaux·elles-né·es avec des symbiotes animaux, afin que la sensibilité de ces derniers soit perçue de manière plus vive par l'humain (We love each other so much, 2022).
Avant de suivre un master à l'EHESS sur la relation que nous entretenons avec les pigeons, Anastasia Simonin est diplômée des beaux arts d'Angers. Kazuo Marsden a, quant à lui, suivi un cursus à l'école d'art de Marseille après deux années de médecine. Leur rencontre donne lieu à une collaboration fructueuse ; iels travaillent le bois jusqu'à le rendre sensuel comme l'est la surface de la peau, cherchant à provoquer « une démangeaison tactile ». Sharing A Bee's wet Dream (2022) est constitué de deux objets en pin à caresser, entre l'objet transitionnel et le joystick, énigmatiques et ergonomiques. Placés sur un banc, ils invitent à la prise en main avant de s'asseoir face à un écran. Là, une orchidée est filmée à la focale ; l'image floutée se précise, devient plus nette et disparaît à nouveau. Charles Darwin était passionnée par ces fleurs « sexuelles à l'absurde » ; il a longuement analysé leurs stratagèmes destinés à attirer les insectes pollinisateurs. Mais il a négligé « tout ce qu'il y a de sensuel, de savoureux [...]» ; car les guêpes ne se contentent pas de transporter du pollen, elles font littéralement « jouir » les orchidées, comme les « bâtons de joie » sculptés par le duo cherchent à procurer un plaisir charnel réel.
Depuis, il a été démontré l'interdépendance entre espèces : arbres et champignons, humains et bactéries, tous·tes sont nécessaires les un·es aux autres. La théorie endosymbiotique propose d'ailleurs l'hypothèse selon laquelle des bactéries auraient été incorporées par certains micro-organismes unicellulaires, donnant naissance aux mitochondries, « centrales énergétiques » de nos cellules. Les deux artistes resserrent alors encore l'échelle : Mitochondrial park (2024) ressemble à une grande cuiller en bois que l'on imagine plongée dans la soupe primordiale. Le cuilleron est creusé de circonvolutions, telles les membranes internes de l'organite, tandis que le manche s'allonge tout en sinuosités. Un sillon creusé accueille une bille, renvoyant tout à coup aux jeux de labyrinthe pour enfants. L'identification à des formes connues échappe en permanence : focales sur la peau comme corps célestes lointains (Core, 2024), empreintes digitales en sudation comme vues de la voie lactée (Touchy Subject, 2023), les échelles grandissent et rétrécissent à la fois. Les oeuvres, organiques et suggestives, toujours équivoques, ne cessent de faire glisser leur attribution.
Sophie Lapalu, 2024
Bio-mécanique
Anastasia Simonin et Kazuo Mardsen offrent des possibilités de coexistences. Bien que conçues pour offrir une expérience ergonomique, les sculptures dégagent une aura équivoque, suscitant des interrogations sur la nature véritable de ces formes. S'agit-il d'un mobilier accueillant ou finalement de pièges habilement dissimulés ? Ces oeuvres à l'apparence étrangement familière semblent être extirpées d'un monde fictionnel où les objets artisanaux et manufacturés fusionnent avec le règne végétal. Depuis la vitrine de Bikini, on comprend aisément que les formes épousent parfaitement certaines parties de l'anatomie humaine. L'expérience devient tactile et charnelle : on s'y glisse, s'étend, et s'insère sensuellement dans des surfaces intérieures lisses et adaptées au corps.
Une tension palpable se manifeste : des motifs évoquant des veines suggèrent l'idée de muscles dynamiques en plein mouvement, rappelant la tension d'un corps en plein effort. Telle une plante carnivore, Basicus Fitalis semble prête à capturer, serrer, emprisonner tout être vivant qui irait se blottir en son sein. Anastasia et Kazuo examinent la capacité de ces formes à devenir autre chose. Ce nouvel organisme autonome agit également comme un prolongement du corps, évoquant par ailleurs l'esthétique de la prothèse ou encore de l'exosquelette conçue pour soutenir et protéger. Basicus Fitalis devient ainsi le reflet d'une symbiose perturbante entre l'organique et l'industriel, incitant à une réflexion profonde sur les implications de cette hybridité dans notre relation avec l'environnement qui nous entoure.
Un échantillon prélevé sur ces organismes hybrides a été soumis à de multiples zooms et dézooms. Lorsque le corps est soumis à un effort intense ou plongé dans la panique, une réaction commune émerge : la sudation. À travers une observation minutieuse et l'inspiration tirée d'images observées au microscope, les artistes créent un paysage sculptural capturant la texture de la simili-peau, les détails des pores et des gouttelettes de sueur. Leur exploration de ces microcosmes, révélant des détails infiniment petits, dévoile dans l'oeuvre Touchy Subject une fascination pour l'invisible et les réactions subtiles du corps face à une diversité de stimuli.
En s'appuyant sur des récits de collaboration et de coexistence inter-espèces, le duo évalue la capacité de ces nouveaux organismes à s'intégrer et à s'adapter dans un environnement de plus en plus anthropisé et industrialisé. L'exposition devient ainsi une méditation sur la frontière de plus en plus floue entre l'organique et l'industriel, entre le naturel et l'artificiel, encourageant à se questionner plus largement sur nos manières de vivre.
Émilie d'Ornano, 2023 https://www.emiliedornano.com/textes
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