Jean-Baptiste SAUVAGE 

Piste du Lac salé, Utah, USA

… le programme de course est en fait une sorte d'idéalisation du site et de ses ressources particulières, par conséquent les activités de course et les événements de record de vitesse sont en fait entièrement liés à une plus grande perception du paysage dans l'espace et dans le temps. C'est à travers la course sur le site que se révèle un bilan exceptionnel de l'activité humaine.
Martin Hogue
A Site Constructed: The Bonneville Salt Flats and the Land Speed Record, 1935-1970
Landscape Journal vol. 24, no. 1, 2005.



Une ligne noir, minimale, de plusieurs kilomètres tracée sur le sol, à la surface d'un désert de sel blanc aux frontières du Nevada et de l'Utah.
La première fois en 1920, pour inaugurer les tentatives de record de vitesse.
Comment ne pas voir raisonner ce geste, le voir percuter l'histoire de l'art et ces protagonistes qui cinquante ans plus tard exploreront ces mêmes terrain de jeu.
Cet espace et cette échelle nous avons maintenant la nécessite de l'explorer, de l'éprouver, de faire l’expérience de sa fonctionnalité, de suivre cette ligne centenaire, de peut être y capter quelques chose, poursuivre plutôt qu'inventer.

Projet en cours d’élaboration mené avec Olivier Mosset.
Construction d'une moto spécialement préparée aux ateliers Sud Side pour la piste du lac salé, et tournage d'un film/paysage.
Cet élément du dossier de Documents d'artistes sera alimenté tout au long du projet.

 
 
Rolli Free, record du monde de vitesse sur le lac salé (219Km/h), Bonneville, USA, 1948
© Life Magazine
 
 
Michael Heizer's motorcycle drawing (Circular Surface Planar Displacement), Dry Lake, Nevada 1970–1972
© Estate of Gianfranco Gorgoni
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Jean-Baptiste Sauvage / Entretien avec Paul Ardenne
In Razzle Dazzle Blue Line, Edition Immixtion Books, 2014

Voir aussi : www.jb-sauvage.com

Paul Ardenne :  Nous nous sommes rencontrés autour d’un objet fétiche de la modernité, technique comme esthétique – la moto. Je voue pour ma part à cet engin un culte déraisonnable, au point de lui avoir consacré un ouvrage de poétique appliquée (Moto, notre amour, Flammarion, 2010)  ainsi qu’une exposition, « Motopoétique », consacrée à la moto et à l’art contemporain. Tout mon intérêt pour la culture n’est évidemment pas  « moto », tant s’en faut.  La pratique motocycliste, l’intérêt pour la moto, néanmoins, « signent » un certain type de vie et de dilections : l’amour de la forme libre, de la vitesse, du risque, de l’audace, du hors-norme, du dérangeant aussi.
En va-t-il de même pour vous, qui faites de la moto mais utilisez aussi celle-ci pour des installations de caractère artistique ?

Jean-Baptiste Sauvage :  C’est une vue du ciel du circuit de Nardo en Italie, survolé en 2010 qui m’a mis sur la piste. J’ai été saisi par ce cercle parfait de 12,5 km de périmètre tracé sur le bord de mer,  un dessin parfait transformant le paysage en maquette faussant les repaires et les échelles. [1]

Ensuite j'ai commencé mes recherches autour des formes de la vitesse liées aux deux roues et cela m’a conduit près de Marseille au circuit Paul Ricard, avec son étonnant système de peinture. Je n'avais pas revu le circuit depuis 1997 à l'occasion d'une manche du championnat du monde. A la différence du circuit de Nardo, le parcours du Castellet est un tracé assez complexe en partie redessiné il y a une dizaine d’années au moyen d’un système appelé Blue Line constitué de bandes peintes en bord de piste, bandes régulières de deux mètres de large environ de couleur bleu ciel.[2]

La rencontre entre pratique de la moto et pratique artistique se fait là, sur ce moment de recherche, de spéculation autour des peintures du circuit. J'ai alors remonté une Honda 450 CB, elle est pour moi ici objet sculptural, outil support des caméras et prétexte à la piste.
La précision, l'exigence, le placement du corps sur la moto, l'oeil qui lit le tracé, anticipe, et cette corrélation fortuite d'éléments, produit parfois des gestes très beaux. Des gestes fluides de dessins dans le paysage, avec des règles galiléennes précises où la faute peut conduire à la chute. La marge de manœuvre est limitée mais cette marge est justement l'endroit le plus intéressant, le plus excitant à explorer. Sur le circuit l'échelle des possibles est encore plus grande que sur route ouverte avec une boucle, une séquence, un tracé, une partition à apprendre. D'où une interprétation de cette partition produite ici avec la moto, forme d'autant plus libre qu'elle émerge dans la contrainte. Dans le jeu, c'est la règle qui importe.
 
Paul Ardenne : Ce jeu motocycliste avec la géométrie, très grisant, peut-il s'assimiler à la confection d'un tracé plastique, à une expérience graphique, stylistique, esthétique ? Pour le dire autrement : mouvoir la moto sur le circuit, est-ce ici comme mouvoir un pinceau sur une toile ?
Jean-Baptiste Sauvage :  L'expérience graphique, esthétique et sans doute stylistique est bien là dans ces lignes, trajectoires, que l'on produit, répète soi-même au fil des tours. Trajectoires appréciables et pourtant impalpables issues d'un vocabulaire précis et intransigeant. On reconnaîtra le "dessin" d'un pilote à celui d'un autre.[3]

Mouvoir la moto produit une ligne qui disparaît au moment même où elle est générée. La moto produit une trajectoire, mais elle ne produit pas de forme fixe. Elle me permet ici de faire une possible lecture d'une paysage/peinture et d'en fixer une version, un film. Depuis la machine je ne perçois que des fragments réduits de ce paysage, je le traverse, je le fend et les périphéries de mon champ de vision occupées par les caméras fixées sur la moto sont un travelling dans la couleur où la prise d'angle coïncide avec des plans au plus près de la matière, entre l'asphalte et le vibreur strié. Il s'agit autant de produire un dessin que de se mouvoir soi-même dans la peinture avec la moto. Sur le circuit la peinture est là, partout, ces formes qui préexistent, les blue line, évoquent des peintures minimalistes devenant assez sophistiquées à partir de principes élémentaires très simples. Comme dans les peintures de Frank Stella, le dessin, produit par la succession des lignes, évolue à partir des contours vers l’intérieur. A l’inverse, plusieurs îlots comme l’îlot de pins sont ceinturés par la couleur qui redessine alors méthodiquement son contour. Certaines zones peintes sont des surfaces dont la forme est déterminée par les chicanes et les virages du circuit, îles découpées, disposées sur le fond sombre de l’asphalte. J'ai étudié le circuit en détail grâce aux vues satellite et ce qui m’intéresse c’est aussi le rapport d’échelle, ce qui se produit entre ces formes vues du ciel et l’expérience possible de cette peinture quand l'on se trouve au niveau du sol. C’est là que nous sommes dans des questions d'expérience graphique et esthétique, à l’échelle du paysage, sur des milliers de mètres carrés. J'ai parcouru à pied de grandes parties du circuit, la peinture et son immensité y sont encore perçues autrement, dans un silence solitaire et coloré, bien loin du son hurlant des moteurs et de la vitesse pour lesquels ces marquages ont été pensés. Le peintre du circuit, lui, passe des journées assis sur son engin, à repasser les bandes bleus et rouges, des kilomètres de bandes bleu, rouge, à repeindre sans cesse, après chaque séance, pour effacer les traces de gomme des sorties de route et autres freinages intempestifs, traces involontaires et magnifiques au demeurant qui m'ont aussi intéressées.
 
Paul Ardenne : L'œuvre d'art, ici, s'élabore de multiples façons. Par la conduite, bien sûr, mais aussi par la vision, l'ouïe, la saisie d'une ambiance. Être "artiste", dans ce cas, s'assimile à l'ouvrage d'un "Moto jockey", un Mj, tout comme un Dj investit dans l'univers de sons multiples et dépareillés, pour les articuler dans une création unifiée et homogène…
Jean-Baptiste Sauvage : C'est toujours une question de montage, articuler des fragments pour en faire une forme. Je travaille avec des morceaux de réalité, de paysage, que je mont(r)e. Les caméras fixées de part et d'autre de la moto balaient le paysage en périphérie de la piste, au plus près de celle-ci pour une variation de travelling qui est déjà une forme particulière de captation, de révélation du paysage. Le tracé du circuit est en lui même une boucle, une séquence, et cette boucle, ce sample, structure ici l'objet produit (le film). Le montage se fait déjà au moment de la prise de vue, piloter et capter une double vision périphérique, dyptique filmique qui se frictionne à son intersection lors de sa remise à plat dans l'espace d'exposition. Deux vues d'un paysage remises côte à côte défilent et se cherchent à l'horizon, deux vues abstraites où l'on plonge dans la matière quand la moto est sur l'angle.
 
 
Paul Ardenne : En somme, vous réalisez avant tout une performance, un « événement d'art », un event. Vous êtes dans l'oeuvre et vous êtes l'oeuvre d'un même tenant . On perçoit bien combien le plus important, ici, c'est l'acte, le fait de rouler tandis que rouler, c'est créer et rien d'autre. N'êtes-vous pas dès lors déçu par le moment "après", une fois terminé le roulage-filmage ? Car alors rien d'incarné, il ne reste que de l'image et du son, une représentation bien loin de l'acte même de roulage créatif…
Jean-Baptiste Sauvage : Contemplation, acte performatif et représentation sont les tenants de ce travail. Ce projet relève davantage d'une continuité, d'une pensée mouvante, que d'une cristallisation ou d'un état d'âme nostalgique. Ici rouler c'est créer et filmer, il n'y a pas d'antinomie. L'expérience de conduite est puissante, l'acte produit le film, et ce film est un nouvel objet, un film qui incarne mais qui ne représente pas. Si je suis ici l'homme à la caméra, je dessine, je roule, je tourne mais je suis déjà dans mon film.
Le terme « contextuel » définit peut-être en partie ce travail sur le circuit. Mais réduire la portée des formes qui en résultent est pour moi une lecture trop partielle. Expérience totale, acte performatif, mais sur le bord de la piste ni public, ni spectateurs.
 
Paul Ardenne : Votre méthode de travail est moins un processus, où l’on fait chaque chose l’une après l’autre, qu’une expérience totale. Tout, de l’ensemble de vos gestes et implications, « fait » œuvre, à chaque instant. Avez-vous d’autres projets du même genre impliquant simultanément la moto, la conduite et le filmage ? Songez-vous à faire évoluer votre concept créatif ?
Jean-Baptiste Sauvage : C'est sans doute les deux à la fois, processus et expérience totale. L'expérience d'un in situ sur lequel je pratique un jeu que j'invente, où je collecte, digère, déplace des formes, où je tente de produire un langage plastique construit au fur et à mesure de cette pratique du lieu. J'y vérifie aussi des intuitions.
Ce livre est le réceptacle de toute cette matière relevée, produite ces derniers mois, il nourrit ce travail en périphérie et dit je crois quelque chose de l'expérience des séances passées à épuiser ce territoire.
Le film en diptyque implique moto, conduite et filmage, il est un élément du travail réalisé sur le circuit mais d'autres pièces l'accompagnent, à ce jour la peinture échelle 1 du « S » de la Verrerie et la moto que je montre aussi dans l'espace d'exposition. Pilote-moto-caméra forme un trio central mais je ne vais sans doute pas déplacer cette équation hors du circuit, espace pour lequel ce dispositif à été pensé. La justesse que je cherche alors dépend de cette rencontre. Le terme concept ne s'applique pas, je crois, à mon travail, c'est en tout cas un mot que je n'utilise pas, il est relatif à une notion pensée, plaquée, appliquée que j'aurai produite à un moment donné et que je pourrais déplacer d'un objet à un autre, d'un lieu à un autre et ce n'est pas le cas. Le travail s'élabore de manière plus intuitive et non prédéterminée, ou alors prédéterminée ici par des questions de peinture, de cinéma.
 
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