Catherine MELIN 

Une traversée
Cédric Loire

À l’époque où l’œuvre de Catherine Melin a été porté à ma connaissance, il y a de cela une quinzaine d’années, il consistait en un ensemble de dessins sur papier, de format relativement modeste : basé sur l’emploi d’images de diverses provenances (gravures animalières, personnages, figures géométriques…), il proposait un répertoire composite et étrange, bien différent de ses développements actuels, mais où déjà s’engageait une pratique attentive du montage et une réflexion sur les articulations, continuités et ruptures qu’il produit. Une étape importante s’est produite avec le prélèvement par le dessin, à l’aide d’une camera obscura de sa conception, de fragments de paysages périurbains, et l’apparition de figures de cow-boys et d’arpenteurs. Cette évolution du répertoire précède de peu le moment de déploiement des dessins sur papier (dont les formats s’étaient par ailleurs largement amplifiés) sur les murs des espaces d’exposition, où ils s’étirent suivant des perspectives complexes, reconfigurées à chaque déplacement du spectateur. En vis-à-vis de ces vastes dessins exécutés au fusain, de courtes séquences vidéos se focalisent tantôt sur le ballet envoûtant d’une raie de l’autre côté de la vitre de son aquarium ; tantôt sur des enfants absorbés dans l’exploration d’une friche, exécutant une danse improvisée ou livrant un combat imaginaire ; tantôt encore sur un employé de ville installant des guirlandes lumineuses.
Dès lors, bien que son œuvre trouve son origine dans la pratique du dessin, on peine à lui trouver des affinités avec les formes et les enjeux d’une large part du « dessin contemporain ». Hormis William Kentridge dont elle apprécie et partage le fort engagement dans l’acte et l’expérience du dessin, les artistes que cite volontiers Catherine Melin sont davantage à chercher du côté des grandes figures de la sculpture, entendue dans ce « champ élargi » défini par Rosalind Krauss (1) : Robert Smithson, Gordon Matta-Cark, Robert Grosvenor ou Dan Graham, ou encore chez des figures singulières telles que Fred Sandback ou Richard Tuttle — c’est-à-dire des artistes dont l’œuvre nourrit un fort rapport à l’espace et à l’architecture, tout en faisant preuve d’une conscience aiguë de sa propre économie.

Depuis 2001 (2), l’espace de chaque exposition de Catherine Melin est ainsi investi dans sa globalité par des dispositifs complexes associant des dessins sur papier, des dessins muraux, des photographies et des vidéos, du son et, à partir de 2008, des structures tridimensionnelles, linéaires et colorées qui redessinent le parcours du visiteur — son travail tirant parti des passages et glissements d’un médium à l’autre. L’exposition n’est donc pas simplement l’occasion de présenter un ensemble d’œuvres, mais est envisagée comme une occasion — le lieu et le moment d’un déploiement, de l’articulation d’un espace physique et mental dans lequel les déplacements du spectateur génèrent correspondances et désynchronisations, téléscopages et ruptures, glissements de point de vue et perspectives impossibles…
Par cette démultiplication des moyens mis en œuvre, Catherine Melin s’attache à l’observation des mouvements du corps dans des espaces urbains qui a priori le conditionnent, le contraignent, le malmènent ou l’excluent. Elle observe la façon dont le contexte architectural et urbain peut être parcouru, détourné, habité, ouvert par des gestes, des actions, des déplacements et des jeux. Cet intérêt pour le mouvement s’exprime aussi à travers le passage de l’espace mental produit par le montage des différents éléments à un espace physique de déambulation et d’expérimentation. Il coïncide enfin avec une réalité vécue par l’artiste elle-même, qui depuis 2003 (3), parcourt le monde et séjourne dans des villes d’Europe, d’Amérique et, plus récemment, de Russie et de Chine.

Montagnes russes et point d’appui
Pour Montagnes russes (4) et Point d’appui (5), l’architecture imposante, conçue sans grande imagination, ainsi que les abords des immeubles collectifs d’habitations pour classes moyennes datant des époques soviétique et post-soviétique, constituent la matière première d’un ensemble de dessins sur papier, de dessins muraux, de vidéos et de structures tridimensionnelles. S’y opère la condensation des observations et des images photographiques faites au cours de séjours à Perm, Ekaterinbourg et Moscou en 2007-2008. Privilégiant des espaces urbains de second ordre, à faible légitimité, en marge des axes de circulation majeurs où l’architecture est davantage pensée comme un décor, une image de la ville projetée par la ville même, Catherine Melin adopte le cheminement et le regard du piéton, ce qui l’a conduite dans les cours d’immeubles d’habitation collectifs, pour y observer les espaces de repos et les aires de jeux pour enfants. Ses dessins, vidéos, structures et installations recomposent ainsi, avec une certaine légèreté, les itinéraires alternatifs qu’elle a choisis, relevant au passage les signes des mutations de l’espace urbain et social de la Russie de ces dernières années.
Fruit d’un processus de montage et de stratification de plusieurs images, les dessins superposent les structures du bâti et des portiques de jeu, rompent les rapports d’échelle et génèrent de nouveaux espaces vrillés, tremblés, aux perspectives contradictoires et équilibres instables. Les dessins muraux intègrent ces nouvelles configurations dans une logique de montage avec d’autres images (chantiers, mobilier urbain, zones en attente ou en cours de mutation…). Leur projection à grande échelle génère une interaction avec l’espace d’exposition, et occasionne le déploiement du dessin initial, lequel perturbe sans cesse le point de vue du spectateur, dont les déplacements pour tenter de corriger la perspective sont en partie guidés ou contrariés par la présence des structures en trois dimensions, tubulaires et colorées. Ces dernières prennent pour point de départ les structures d’aires de jeu et de mobilier urbain, complexifiées et déconstruites jusqu’à ce qu’elles en deviennent non-fonctionnelles. Ce dont le spectateur fait l’expérience, tandis qu’il parcourt l’espace d’exposition, c’est que celui-ci est redistribué dans sa circulation par les structures en question, qui en même temps prolongent et amplifient les dessins muraux.
Les vidéos montrent les aires de jeux — celles qui ont inspiré les structures multicolores — dont les portiques sont investis et traversés par des danseurs (classique et hip-hop) et des « traceurs » adeptes du Parkour. Ces vidéos associent des séquences filmées en 8mm et 16mm, reconnaissables à leur grain particulier, et qui surtout produisent, dans l’alternance du montage, un léger décalage de temporalité avec le tranchant de l’image numérique. Les danseurs et gymnastes y répètent leurs mouvements — c’est-à-dire qu’ils les préparent, autant qu’ils les reproduisent sous l’objectif de la caméra. La traversée ou le franchissement des portiques de jeux paraît ainsi se dilater sous la multiplicité des prises de vues, tandis que les dimensions réduites des jeux interdit toute dimension réellement spectaculaire du saut : l’un des protagonistes finit d’ailleurs par en jouer, réfléchissant et préparant longuement ses gestes pour aboutir à un résultat dérisoire, proche du burlesque à la Buster Keaton cher à l’artiste.
Une tension particulière s’est instaurée entre les images de ces vidéos, qui mettent l’accent sur la façon dont le corps est susceptible de se tenir et se mouvoir parmi des dispositifs contraignants, et les structures tubulaires et colorées disposées dans l’espace. Bien que celles-ci soient en trois dimensions, l’artiste insiste pour ne pas les appeler « sculptures ». En effet, elles occupent moins un espace qu’elles ne le parcourent et le réorganisent. Surtout, elles paraissent, curieusement, moins « matérielles » que les portiques de jeux figurant dans les vidéos. Le visiteur s’en approche mais hésite à s’en saisir ou à les traverser : cette mise à distance du corps, à l’opposé de la sensation de proximité éprouvée face aux vidéos, est certainement le fruit du mode d’élaboration de ces structures. Elles ne reproduisent aucun portique de jeu existant, mais consistent en des associations et montages de plusieurs éléments. Ou plutôt : des montages d’images de ces portiques, détourés et isolés, qui servent également de modules pour les dessins. En définitive, ces structures sont construites à partir d’images, qu’elles projettent, en les matérialisant à peine sous leurs couleurs brillantes, dans l’espace du spectateur qui ne sait trop comment se tenir par rapport à elles.
C’est sur ce point que ces structures « font retour » sur le sujet des vidéos. Dans ces dernières, les aires de jeux se substituent à l’espace urbain dont elles figurent une sorte de double — parfois littéralement, certains portiques copiant la silhouette des bâtiments à l’arrière plan, se proposant ainsi comme des sortes de « contre-architectures ».
À la fois suscités et contraints par le dispositif, les déplacements du visiteur répondent aux séquences vidéo montrant des danseurs et des « traceurs », adeptes du parcours urbain, occupés à traverser, franchir ou occuper des portiques de jeux avec plus ou moins de réussite. Détournés de leur usage premier, ces structures — non destinés aux adultes — poussent ces danseurs et traceurs à inventer des moyens de les investir, à dessiner des trajectoires inédites. Ils répètent leurs mouvements — c’est- à-dire qu’ils les préparent, autant qu’ils les reproduisent sous l’objectif de la caméra. Le temps de la traversée paraît ainsi se dilater sous la multiplicité des prises de vues, tandis que les dimensions réduites des installations interdisent toute dimension réellement spectaculaire du saut. Catherine Melin crée ainsi une situation dans laquelle le corps du danseur ou du gymnaste se trouve « dépris » de ses gestes habituels, contraints par des structures inconfortables pour les adultes qui tentent de s’y mouvoir — là où les enfants inventent joyeusement de multiples moyens de les franchir. Les jeux des enfants comme ceux des adultes participent de tentatives d’appropriation temporaire et ludique de portions de l’espace public. Ces activités « alternatives » offrent à l’artiste un moyen détourné de pointer les rapports complexes et contraints des corps tentant de se mouvoir dans l’espace urbain, dans les espaces de vacance du bâti.
Même s’ils cherchent à investir ces ersatz d’architecture, et parviennent à les traverser ou à les franchir, les danseurs et traceurs filmés par Catherine Melin semblent toujours, au bout du compte, rejetés à la périphérie par une force centrifuge qui leur interdit d’occuper durablement un intérieur au demeurant difficile à circonscrire. Leur situation fait ainsi écho à celle du visiteur de l’exposition, d’emblée pris dans le flux de constants aller-retours entre l’autonomie de chacune des œuvres présentées et le dispositif global d’une configuration provisoire prenant en compte les sollicitations du lieu (angles des murs, colonnes, verrière…).
Se rejouent ainsi, dans l’espace et la temporalité spécifiques de l’exposition, les rapports complexes d’usage et de contre-usage qui se construisent et se déconstruisent au sein des marges urbaines — des périphéries comme des interstices des systèmes de planification. Que les espaces représentés se situent précisément à la jonction de la sphère privée et de l’espace public ne fait que rendre plus incertaine encore la possibilité d’habiter l’une comme l’autre.

Périphériques et tangeantes
Les questions du geste et de « l’habiter » sont encore approfondies en 2012-2013 dans le cadre d’une résidence et d’une exposition (Périphériques et tangeantes) à Chengdu, métropole de la province chinoise du Sichuan. Catherine Melin s’attache alors davantage à saisir comment les comportements humains prennent place dans les interstices d’une ville dense en plein développement ; comment ils composent avec les contraintes d’une architecture de style international (certains des nouveaux gratte-ciels sont l’œuvre de Paul Andreu (Nouveau Centre administratif de la ville, entamé en 2004) ou Zaha Hadid (New Century City Art Centre, commencé en 2007 et inauguré récemment)) et d’une urbanisation galopante (les banlieues s’étendent sur plusieurs dizaines de kilomètres), et en contrecarrent ainsi les visées planificatrices ; comment, en somme, les corps s’y tiennent, s’y meuvent, et tentent, discrètement, de résister.
Les éléments (barrières, échaffaudages, grues, plots, balises…) qui, dans l’œuvre antérieur, signalaient le caractère transitoire des espaces observés, sont toujours présents, et font ici l’objet d’un inventaire photographique quasi systématique. Catherine Melin focalise cependant davantage son attention, dans ces espaces « en transit », sur la présence, les postures et les gestes des corps au travail : les gestes des ouvriers du bâtiment, des employés dans les ateliers artisanaux, de ceux qui, nombreux, exécutent des « petits métiers » leur assurant une maigre subsistance.
D’emblée, le contraste est saisissant entre la modernité affichée par le béton et le verre des nouvelles constructions et le caractère artisanal des moyens mis en œuvre. Le travail manuel est omniprésent, même lorsque les chantiers sont à l’échelle industrielle. Ces derniers génèrent en effet une foule d’activités : peintres, laveuses de palissades, transporteurs de briques, ravaudeuses de bâches de protection du sol, récupérateurs de ferraille… Les séquences vidéos qui montrent ces travailleurs en action peuvent faire revenir à l’esprit celles d’In Comparison d’Harun Farocki (6) ou de Suite de François Daireaux (7).
L’approche de Catherine Melin est cependant moins anthropologique qu’elle ne témoigne d’un regard pour ainsi dire chorégraphique : filmant les gestes des ramasseurs de gravats sur le chantier des maisons d’artistes du Blue Roof Art Museum, elle a ainsi fait appel à la danseuse Yu Erge. À la différence des gymnastes et danseurs russes, cette dernière s’appuie moins sur le contexte bâti que sur les gestes des ouvriers aux côtés desquels elle évolue, dans une proximité étonnante, qui au passage révèle l’accessibilité de ces chantiers peu ou pas clôturés. Sur une bande-son conçue par Bernard Pourrière (8) qui, plus qu’une restitution de l’atmosphère urbaine, propose une reconstruction subtile de sa texture et des pulsations qui la traversent, la danseuse mime, redouble et amplifie les gestes des travailleurs. En l’absence d’outil et en les vidant ainsi de leur fonction initiale, elle n’en conserve que la tension et le rythme souvent répétitif. Ce que les vidéos pointent aussi, en filigrane, c’est que ces ouvriers exécutent des gestes qui ne sont pas les leurs : comme ailleurs en Chine, ce sont en réalité des paysans pauvres venus trouver ici les moyens de subsister pour un temps, et qui bâtissent une ville qu’il leur est interdit d’habiter.
À la difficulté de faire accepter de telles images en Chine, tant leur charge critique implicite est forte, s’ajoutent les questions qu’elles soulèvent lorsqu’elles sont montrées en occident. Catherine Melin esquive à la fois la frontalité binaire d’un art « à propos de… » et le risque d’ethnocentrisme d’un regard occidental ; elle joue de l’approche et de la forme documentaires sans s’y restreindre. En effet, les vidéos mettent en relation ces gestes du travail et des « activités improductives » qui témoignent d’une recherche visant à s’extraire, le plus souvent par le jeu, de la dimension aliénante du travail productif : outre la danseuse elle-même, on croise un musicien solitaire sous une voie rapide surélevée, un jeune cadre dansant une valse avec une partenaire invisible dans un parc, un vieillard exécutant des mouvements de taïchi près du chantier du périphérique, un concours de cerfs-volants sur un reste de place, des jeux de toupies ou de mahjong… Ces appropriations légères, toujours temporaires, articulent aussi le rapport de l’individu à l’espace. Ce sont elles qui en réalité transforment ces espaces temporairement vacants, résiduels, juste en dehors de l’emprise des chantiers, en espaces publics — un caractère public qui leur est conféré par l’usage plus que par la planification urbaine.
À Chengdu, avec le tracé d’un quatrième périphérique et le doublement des voies du deuxième, la trame urbaine paraît devoir se complexifier et se resserrer sans cesse. Pallissades et chantiers, omniprésents, envahissent les espaces de vie et de circulation des habitants des quartiers touchés. Ce que nous montrent notamment les vidéos de Catherine Melin à travers ces activités improductives, ce sont des corps qui, saisis dans des contextes qui les contiennent autant qu’ils les excluent, se meuvent et tentent de préserver un espace de liberté. Malgré — ou à cause de — la grande densité de bâti, c’est la production de « non-lieux » qui semble être l’objet même des chantiers mis en œuvre : fosses de fondation, réseaux d’échaffaudages, piliers de voie suspendue ; vestiges d’un parc urbain cerné de toute part par des bretelles et des ponts autoroutiers ; champ de gravats, terrassements. Des non-lieux, c’est-à-dire des espaces « sans périphérie ni centre, désassemblés, territoires d’impouvoir » (9), où l’on peut physiquement se tenir (parfois avec peine), mais qui ne relèvent pas d’une pratique.
Dans cet urbanisme dérégulé (ou dont la planification est pour le moins difficile à percevoir), les constructions se superposent les unes aux autres, empiètent les unes sur les autres. Chacune ajoute une strate supplémentaire à l’existant, accroissant la densité urbaine, sans que l’articulation entre l’existant et le nouveau soit véritablement pensée — signe du passage d’une économie planifiée à une économie de marché ?

Dans les grands dessins muraux au fusain et dans les vidéos dont ils constituent l’arrière-plan, les grands immeubles d’habitation — ces fameux « grands ensembles » bâtis dans les faubourgs ou les banlieues des métropoles depuis près d’un demi-siècle — sont un motif récurrent. Ces constructions, sorte de queue de comète des grandes aspirations humanistes de la modernité, des excès de ses visées planificatrices et volontaristes — et échos de ses impensés, aussi —, trahissent bien souvent la réduction de cet ambitieux programme à des considérations dominées par des impératifs économiques à court terme. Le logement collectif a constitué un élément important, pour ne pas dire central, dans la pensée de la ville moderne, jusqu’à la construction, à coût réduits, de grands ensembles immobiliers disputant les périphéries des villes aux zones d’activités commerciales — un agglomérat que Bruce Bégout désigne sous le terme de suburbia et dans lequel il voit le modèle du devenir des villes aujourd’hui : « Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, tout ce qui a modifié en profondeur le mode de vie occidental est apparu dans la suburbia. La culture de la seconde moitié du XXe est avant tout un enfant de la suburbia : elle a grandi dans son espace hétéroclite et bon marché, fait de centres commerciaux, de stations services, de motels, de magasins discount, de zones géantes d’activité, de quartiers résidentiels, d’échangeurs d’autoroute et de terrains vagues. » (10)

Le pas est vite franchi du « parc » immobilier au parquage des populations, antithèse de la ville. Car « habiter n’est pas loger » (11) : la déshérence dans laquelle sont tombées les bien mal nommées « cités » ne fait que confirmer l’inadaptation de la ville lorsqu’elle n’est pensée qu’en termes quantitatifs (superficie du territoire, population, taille des logements, coût de construction).
À l’opposé du point de vue de l’architecte ou de l’urbaniste, du promoteur ou du lotisseur traçant de grandes perspectives, organisant clairement et géométriquement le cadre de vie des futurs « logés », qu’une maquette souvent flatteuse permet de contempler depuis les airs, le point de vue privilégié par Catherine Melin est celui du piéton — toujours étranger au bitume qu’il arpente, d’où cette économie singulière de l’œuvre qui, depuis bientôt quinze ans, se nourrit des paysages rencontrés à l’occasion de nombreuses résidences en France et à l’étranger. Le point de vue et le rythme propres au piéton induisent un autre rapport d’échelle au bâti et à l’urbain, une temporalité différente, tandis que l’attention peut se focaliser sur des micro-situations. La vidéo et la photographie permettent de relever des entre-deux de la ville, des détails de chantiers de construction, des configurations de terrains vagues, des aires de jeux ou des jardins qui subsistent miraculeusement, mais aussi les particularités du mobilier urbain, les bricolages astucieux et les manières de faire des habitants et des travailleurs.
À Chengdu, ces activités trouvent fréquemment refuge dans des places, des jardins et des parcs, souvent réduits à l’état de fragments. Îlots de calme et de verdure, ils sont comme des résidus d’un semblant de nature qui partout ailleurs a cédé la place aux bâtiments, aux voies de circulation, aux infrastructures urbaines envahissantes et contraignantes.
C’est dans ces micro-situations, précaires, dans ces entre-deux toujours provisoires — « hétérotopies » (12), ou « zones autonomes temporaires » (13) — que peuvent, à travers le jeu et l’imaginaire, s’inventer de nouveaux rapports au monde. L’œuvre de Catherine Melin pointe aussi, précisément, ce qui fait défaut à ces ambitieux programmes de restructuration et qui est en jeu dans ce que Jean-Christophe Bailly appelle fonction urbaine : « partout où zonage et compartimentation n’ont pas triomphé, une vie est maintenue, et cette vie, à la résistance mystérieuse, ce sont avant tout des accroches, de petits points de flux, de rassemblement, des points qui relient. Relier et assembler, et le faire de façon disparate, c’est là l’être même de ce qu’il faudrait appeler la fonction urbaine — une fonction qui est autonome et qui est supérieure à toutes les fonctions qu’elle brasse, une sorte d’hyperfonction complexe et unifiante, qui attache noyau et particules comme une attraction » (14).
Les images que Catherine Melin associe dans ses vidéos, ou qu’elle combine dans ses grands dessins muraux, donnent en effet une vision d’un tissu urbain composite, hétérogène, et dont le centre échappe. Parcourir la ville pour l’artiste, ce n’est pas simplement effectuer un trajet reliant une fonction à une autre. C’est bien plutôt, pour poursuivre avec Jean-Christophe Bailly, « une traversée, un chemin qui se creuse dans une masse composite et vivante, vivante parce composite. » (15).
Une traversée au cours de laquelle sont repérées, sur les nombreux chantiers de construction, des structures singulières : de curieux objets-outils, conçus et fabriqués à partir des matériaux et techniques disponibles par les ouvriers du bâtiment qui en sont aussi les utilisateurs ; sans modèle préexistant, non-standard, produits par la seule nécessité de répondre à un problème technique ou pratique spécifique. L’ensemble de photographies de ces structures à la géométrie souvent approximative évoque bien entendu l’important corpus constitué par Raphaël Zarka depuis 2001 avec les Formes du repos (16) : les formes sont trouvées plutôt qu’élaborées ; elles sont d’une façon ou d’une autre liées à l’architecture et à travers elle, de près ou de loin, à la modernité. Toutefois Catherine Melin recourt à la pratique citationnelle dans une moindre proportion ; de même, la dimension archéologique passe au second plan : à la différence des Formes du repos, ruines modernes coupées du contexte qui a motivé leur réalisation, les structures et objets qui retiennent son attention demeurent dans une plus grande proximité et une interaction avec les espaces construits et les lieux de vie urbains. Toutefois, lorsque reprenant le principe adopté en russie avec les structures de jeu, elle procède à leur reconstitution des objets-outils de chantier, en utilisant les mêmes matériaux (des tiges de fer de différentes sections, employées pour armer le béton des construction, coupées, pliées, soudées et peintes), ces objets-outils se retrouvent séparés de leur contexte de fabrication et d’utilisation, ce que renforce les couleurs vives dont ils sont recouverts, qui produisent un écart avec leur référent de facture plus brute et marqué par les traces d’usure.
Proches de la sensibilité pratique qui s’exprime dans les objets-outils, des dispositifs « praticables », remarquables par leur simplicité de mise en œuvre, leur parfaite adaptation à leur fonction et leur qualité plastique semblent omniprésents à Chengdu. Saisis
in situ par la photographie : une barrière provisoire faite d’un tube bicolore posé sur un escabeau et un châssis de bois ; des poutres sommairement posées en travers d’un fossé en guise de passerelle ; des échaffaudages assemblés dans un bois non-équarri ; un « pont » fait d’un escalier métallique à claire-voie appuyé sur un mur et abouté à une planche… Le caractère sommaire et l’équilibre précaire de ces « bricolages » rappellent à la fois la spontanéité des montages effectués dans les dessins sur papier et les qualités des éléments de bois recouverts de fusain qui dialoguaient avec les dessins muraux pour Intervalles (17). À ces « inventaires », Catherine Melin ajoute celui des formes produites par les « manières de faire » (savant tas de briques sur un chariot, ou improbable grappe de cartons d’emballage à l’arrière d’un tricycle…) — des gestes élémentaires qu’on pourrait dire en amont de la construction, puisqu’ils ne fixent rien durablement, se fiant à l’équilibre, aux points de friction, aux appuis transitoires…
Les vidéos captent elles aussi des « manières de faire » : un ouvrier transportant de longues et lourdes tiges de métal, un homme brisant des blocs de béton pour en récupérer la ferraille, deux femmes nettoyant des pallissades, une autre traçant à main levée, avec une aisance fascinante, des lignes parfaitement droites et parallèles sur une toile à canevas… Ces gestes simples disent à eux seuls l’équilibre souvent précaire des situations ; ils témoignent aussi de l’intelligence de ce que l’on pourrait appeler un « vernaculaire ouvrier », dans un contexte où l’architecture se caractérise par son esthétique technologique autant que par sa standardisation à l’échelle mondiale. Mouvements contraints, tendus vers la production, ils sont précisément ce à quoi les actions improductives et gratuites du jeu permettent d’échapper.

À l’instar des sculptures publiques dans Riding Modern Art de Raphaël Zarka (18), choisies par les skateurs en fonction de leur capacité à être investies par leur pratique, les structures d’aires de jeu, les objets-outils et les dispositifs praticables sont des vecteurs et des générateurs de mouvements potentiels : des trajectoires et des parcours, des prises d’élan et des temps d’arrêt, des accélérations et des sauts — c’est-à-dire qu’ils présentent, au propre comme au figuré, « du jeu ».
C’est dans ce jeu, cet écart, cet interstice, c’est dans cet espace de battement que s’ancre le travail de Catherine Melin ; qu’il y puise pour tirer les fils d’un dessin moins pensé en temps que medium spécifique qu’envisagé dans un « champ élargi » — où le dessin se déploie de la feuille au mur, du mur à la photographie et à l’écran, de l’écran à des structures en trois dimensions. Une manière de voir, ou mieux : en le traversant, d’habiter le monde.


NOTES
(1) Rosalind Krauss, « Sculpture in the Expanded Field », October, printemps 1979.
(2) Empiètements, Maison d’Art et de la Communication, Sallaumines, 2001.
(3) Overlap, exposition personnelle à l’Institut Français d’Ecosse, Edimburgh (Villa Medicis Hors-les-Murs), 2003.
(4) Montagnes russes, expositions à l’Espace Le Carré et à artconnexion, Lille, au Musée d’Art moderne de Moscou, au NCCA d’Ekaterinbourg et au Musée d’art contemporain de Perm, 2010.
(5) Point d’appui, exposition à Vidéochroniques, Marseille, 2011.
(6) Harun Farocki, In Comparison, 2009, film 16mm, sonore, 61 minutes.
(7) François Daireaux, Suite, work in progress, 2004-2013, vidéo sonore, plus de 114 minutes.
(8) Des informations sur le travail de Bernard Pourrière sont disponibles sur http://documentsdartistes.org/artistes/pourriere/page1.html
(9) Evelyne Toussaint, « Élans, détournements et glissements : les stratégies du possible », in Catherine Melin, Amorces, NEKaTOENEa, résidence d’artistes, Domaine d’Abbadia, Hendaye, 2010.
(10) Bruce Bégout, « Pensées urbaines. Suburbia. Du monde (urbain) clos à l’univers (suburbain) infini », in Suburbia – Autour des villes, Éditions Inculte, Paris, 2013 (pp.14-15).
(11) Jean-Christophe Bailly, « Fins des dortoirs », in La phrase urbaine, Collection Fiction & Cie, Seuil, Paris 2013 (p.135).
(12) Michel Foucault, « Les hétérotopies », in Le corps utopique, les hétérotopies, Nouvelles éditions Lignes, Paris, 2009.
(13) Hakim Bey, TAZ Zone Autonome Temporaire, Éditions de l’éclat, Paris, 2011.
(14) Jean-Christophe Bailly, « Fins des dortoirs », in La phrase urbaine, Collection Fiction & Cie, Seuil, Paris 2013 (p.128).
(15) Jean-Christophe Bailly, « Fins des dortoirs », in La phrase urbaine, Collection Fiction & Cie, Seuil, Paris 2013 (pp.129-130).
(16) Raphaël Zarka, Les formes du repos, 2001-2013.
(17) Intervalles, expositions à Calais et Paris (Drawing Now), 2012.
(18) Raphaël Zarka, Riding Modern Art, vidéo, 2007.

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