Alice GUITTARD 

Vues de l'exposition J'emporterai le feu, Galerie Double V, Paris, 2022-2023
Photographie Grégory Copitet
 
Dans toutes les étapes de mon travail j’ai tenté d’être la plus attentive aux récits des gens que je rencontrais au quotidien ou dans le cadre de mes projets. J’emprunte et remanie librement les informations et autres histoires capturées au vol mais cette fois je crois que j’ai envie de raconter mon histoire. Celle de l’intérieur, des int rieurs. Ceux que j’ai connu, des objets qui les composent dans mon imaginaire et de les poser là dans un dessin mural. Ce que j’imagine pour ma première exposition personnelle à Paris, ville d’accueil depuis plusieurs années maintenant, c’est un dessin de perspective, à main levée, d’intérieurs que j’ai connu. De l’entrée à la chambre, passant par la cuisine, le salon et la salle de bain, je vais composer ma maison idéale qui comporte tous les objets qui m’ont accompagnée dans la construction de qui je suis aujourd’hui. Des éléments banals qui parlent à tout le monde et qui ont pour fonction de définir ce que l’on attend d’un intérieur mais en même temps qui ont été une source d’inspiration pour tant d’artistes.
Alice Guittard
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Vues de l'exposition J'emporterai le feu, Galerie Double V, Paris, 2022-2023
Photographies Grégory Copitet
 
Œuvres présentent dans l'expositon
 
Réalisation Luciano B Cieza
© Galerie Double V, Paris
 

« 1 appartement contient des pièces qui contiennent des meubles qui contiennent des dossiers où gît la vie ; la vie n’est pas un simple annuaire d’objets privés. Le vif saisit le mort. » Thomas Clerc.


Cela serait comme une tentative d’épuisement. Une partie de dés truquée, ou bien une quête sisyphéenne. Une tentative impossible donc, de celles qui fournissent à la fiction son meilleur combustible. La nouvelle série d’œuvres d’Alice Guittard, et leur mise en espace au sein de l’installation totale J’emporterais le feu, pourrait constituer un pendant aux romans de voyages immobiles. Alors, on pense, au sein de cette généalogie d’explorateur·rice·s « sans vapeur et sans voile », comme l’écrira Baudelaire dans Le Voyage, à Xavier de Maistre, entreprenant de faire le tour de sa chambre en 42 jours (Voyage autour de ma chambre, 1795). Ou encore, à Huysmans, enfermant son personnage dans la décadence décorative de Fontenay aux Roses (À rebours, 1884). Et puis, plus proche de nous, à Thomas Clerc couchant sur le papier trois années à arpenter son appartement (Intérieur, 2013).

En partage avec eux, Alice Guittard possède le vagabondage qui, de l’ordinaire, fait sourdre des univers. Elle aussi déniche l’ailleurs à fleur de commun, prête l’oreille aux mythologies ordinaires des objets fabriqués en série, et démultiplie les strates mémorielles tapies sous l’anesthésie de l’habitude. Seulement, l’artiste s’exprime par le visuel et le tangible, les formes et la matière : autant de stratagèmes à inventer au sein de l’espace de la galerie Double V. Si celle-ci accueillait l’an passé à Marseille son exposition échec — plaisir, ce volet coïncide, pour Alice Guittard, tout autant avec sa première proposition personnelle à Paris qu’elle marque l’envie de raconter son histoire : la personnelle, l’intime, l’intérieure et celle d’un intérieur. En 2022, elle accède, après une vie de nomadisme passée entre Nice, Marseille, Reykjavik, Istanbul, Paris et Lisbonne, à un atelier-logement à Paris. Sédentarisation peut-être, matière à topobiographie certainement.

Le titre de la proposition en découle. J’emporterais le feu est la réponse de Cocteau à la question : « Si le feu brûlait votre maison, qu’emporteriez-vous ? ». À son tour, Alice Guittard répertorie les intérieurs qu’elle a connus, habités, arpentés ; peuplés d’objets-totems ouvrant sur des portes dérobées, des perspectives faussées et des fictions fantasques. Cette concrétion d’espaces et de temporalités prend forme par un dessin en perspective aplanie, où chaque pièce, de la cuisine à la chambre, de la salle de bain au salon, symbolise un moment de sa vie. En leur sein prennent place divers éléments, réalisés dans sa technique de prédilection depuis 2018 : la marqueterie de marbre.

A la galerie Double V, cela sera, en illusion tronquée, un parcours initié par la rencontre fortuite avec une théière géante – premier plan oblige. Une théière, ou l’épure d’une théière, tant son dessin nous apparaît ordinaire : d’une rassénérante rondeur, support à la méditation et à l’élongation du temps. Sur le chemin vers les territoires de l’imaginaire, la même théière réapparaîtra, plus petite, dans la chambre. Et l’on entend déjà, bien qu’encore au seuil, résonner cette invective : « Faites l’inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l’usage et le devenir de chacun des objets que vous en retirez. Questionnez vos petites cuillères. Qu’y a-t-il sous votre papier peint ? » (Georges Perec, L’Infra-ordinaire, 1989).

L’inventaire d’Alice Guittard comprend un jeu de clés, un cendrier, un porte-bouteilles, un miroir-vagues Ikea, une série de tableaux ou une fenêtre reflétant la perspective du salon. Ces reflets, cadres et ouvertures posent la question de la représentation des articulations paradoxales, entre réel et fiction, intérieur et extérieur, présent et temporalités gigognes. Et puis s’ajoute cet autre glissement, du dessin à la sculpture, conditionné par une technique séculaire qui décuple le flottement du souvenir par la perte de contrôle inhérente à un processus minutieux. La plaque de marbre, rappelle l’artiste, qui réalise ses œuvres dans une carrière à une heure de Lisbonne, charrie le vécu antérieur de la pierre. Certes éternelle, celle-ci demeure friable lors de sa découpe, opération périlleuse venant conditionner la saisie incertaine du souvenir.

La tentative, on le comprend, ne saurait simplement correspondre à la capture. Sans le corps singulier, le regard subjectif, et la configuration sensible du ou de la regardeur·se, la maison idéale demeurerait muette comme une tombe, aléatoire comme un plan sur la comète. J’emporterais le feu est un appel (...) »

Ingrid Luquet-Gad

 
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