Patrice CARRÉ 

Matisse à crans ! 2008
Sérigraphie, 50 x 70 cm
Avec Sémiose édition
 
Depuis 3 ans, j’ai passé un temps assez long sur des projets où la part de réflexion, de contrainte et de mise en œuvre technique était importante, pour répondre à des commandes. De fait l’ensemble des réalisations était délégué à différents savoir-faire ; c’est-à-dire des interlocuteurs très spécialisés dans leurs domaines. Je n’ai donc produit depuis mon corps ; que des textes, des dessins, et des plans, fait des voyages, discuté longuement au téléphone devant l’ordinateur, attendu, participé à des réunions de chantier où étaient employés parfois des termes abscons, travaillé dans la lenteur pour aboutir.

J’avais l’envie de retrouver l’atelier non plus comme un « bureau d’étude » mais vraiment comme un espace de fabrication, l’atelier-labo. C’est, sans affection particulière pour Matisse que j’ai commencé à gouacher, tracer au dos des papiers, les formes des « originaux » avec un rétroprojecteur, mesurer, assembler et coller, en totale conscience de l’acte régressif entrepris. Il est vrai que mon travail artistique n’est pas identifiable à un médium en particulier. Je suis plutôt comme un auteur de situations que je prédéfinis en fixant certaines règles du jeu ou contraintes, et dans lesquelles j’agis ensuite. Ce qui peut soulever quelques problèmes sur mon identification artistique, cependant je sais ou me situer, nommer et repérer ce qui est moteur dans le travail. Il s’agit du vaste champ de certains objets produits qui m’entoure et la curiosité presque anthropologique de leur émergence et de leurs usages (joie toujours renouvelée de mettre les pieds dans une quincaillerie !). Le son, la musique et ses représentations comptent énormément, ainsi que d’une façon plus générale le modernisme,et de manière plus intime un bout de l’histoire de la famille dont je suis issu.

La réflexion (penser-faire) se développe depuis plusieurs années à partir de la production de sculptures réalisées en bois, proche d’assemblages de menuiserie, la fabrication d’enceintes acoustiques plutôt décalées, des images photographiques et des installations qui ont souvent pour point de départ des objets à caractère domestique utilisés tels quels ou comme source à être recopiés et subir un déplacement de sens. Également des sortes de « promenades » au travers de récits et histoires connus et appartenant à une culture collective du XX siècle d’où je peux extraire des fragments. Le choix des médiums est forcément diversifié. Il est approprié aux pièces. Il balance entre l’usage de matériaux et aspects avec un côté « fait main » et de l’autre, des procédés industriels pour certaines fabrications. Selon les projets, je peux glisser sans honte vers des contrées décoratives. La nature des lieux où ils vont se placer prend une grande importance. La contextualisation influencera l’orientation des formes proposées. Je continue à lire et regarder les œuvres de R.Barthes, de Hergé, de Marcel Duchamp, le cinéma de Jacques Tati, André Raffray, François Morellet, et une certaine peinture depuis les années 60. Et aussi les jeunes…

Il y a des moments ou d’une simple idée, ou d’une intuition, on passe à un acte, à un geste. Depuis quelque temps, je « roule » donc dans les sillons de Matisse version papiers découpés, commencé comme une farce, pour un projet de sérigraphie, en reproduisant un « nu » bien connu et diffusé largement sous forme de posters, dans les librairies de nombreux musées. Je me dis que je suis en train de faire une sorte d’étrange Chemin de Compostelle à travers les gouaches découpées de Matisse. En préalable à tout cela j’ai juste changé l’outil. C’est à l’issue d’une discussion de café avec Benoît Porcher à propos de mon désir de réinvestir l’atelier pour reprendre un chemin de travail très archaïque, que j’ai convoqué le découpage, mais en utilisant une paire de ciseaux cranteurs. (Ils sont destinés dans leur usage habituel à la couture, afin d’empêcher le tissu de s’effilocher). Pour le plaisir « malin » d’imiter ce découpage dans la couleur, mais en zigzag. Il s’agit d’un travail manuel paramétré pour faire digresser le regard… Moi qui suis fan de ligne claire, c’est sans révérence que je revisite cette période matissiene. J’ai en tête quelques cases d’Hergé (encore et toujours !) lorsque, dans l’album : « Les bijoux de la Castafiore », le professeur Tournesol présente à un public en pleurs ses premières expériences de télévision couleur, grâce au : « Supercolor-Tryphonar », duquel il apparaît quelques avatars techniques dans le réglage des images sur un grand tube cathodique, prolongeant comme une grosse protubérance faite d’assemblages maintenus par des cornières en métal, un récepteur de télévision des années 60. Du coup Hergé dessine pour clore cette scène, une singulière case, qui est le résultat de la diffusion « expérimentale », où l’on voit les protagonistes échanger leurs commentaires, le tout traité par un troublant dessin tremblé, la ligne n’est plus très claire... (Page 50 dans l’album)



  De l’accentuation de la reproduction ; si par exemple on fait un simple cercle avec ces ciseaux cranteurs, on obtient une roue dentée, ce qui renvoie pour moi aux joies du grand bricolage archaïque, ce dont je n’ai jamais été éloigné, (ce qui n’est pas en contradiction avec mon goût pour la précision – les plans et les dessins - ainsi que les belles qualités de factures pour beaucoup de projets). Par contre joindre deux cercles crantés découpés à la main, produira toujours un petit décalage à la rotation.
Un petit tressaillement aura lieu inévitablement lors du mouvement des rondelles en carton entre-elles, car qui dit découpage manuel = rotation étrange et mal foutue de cet assemblage. Ce qui mènera inévitablement à un résultat shadockisé, il n’y a que le carton pour produire une telle bidouille, c’est le matériau économique par excellence des proto-maquettes en tout genre.

La pensée est donc presque en roue libre. C’est juste un travail de copiste qui prend vraiment du temps, où je m’offre quelques variations et fantaisies. Parfois des digressions dans le choix des couleurs un peu fluo pour volontairement trahir la colorimétrie, et des glissements de l’original à sa copie en utilisant des matériaux qui traitent avec ironie « l’original ». Lui-même est de tout façon déjà passé par l’étape de l’image imprimée (je copie d’après catalogues et « gros livres »).
Je passe des pièces de papiers gouachés et découpés à une version plus « plastique », pour d’autres en les réalisant en Vénilia adhésif. Ces pièces sont destinées pour certaines d’entre elles à être collées directement au mur.
Je veux utiliser l’efficacité triviale de ce matériau qui sert souvent à camoufler un objet ou une surface en imposant rapidement un motif et un décor. Une matière en trompe-l’œil. Il s’agit de mettre le doigt sur cette question de l’original et de ses motifs ayant une valeur d’archétype et donc perçue comme valeur artistique reconnue et imposée, ultra diffusée, et l’interpréter avec des moyens à trois franc six sous. Le motif sur le motif en quelque sorte. Le populaire recouvrant le savant historique avec un moyen cache misère.


De la citation à la parodie.
Qu’est-ce qui fait que je continue ? Je crois qu’à chaque fois, j ‘ai des surprises en raison de la petite vibration du coup de ciseaux, qui trie courbes et contre-courbes, et ne fait plus le détail, (comme un plan de remembrement) j’ai envie d’insister sur l’ouvrage, qui génère des répulsions scopiques évidentes, c’est parfois très « op » cela pourrait trouver des prolongements cinétiques, c’est une sorte de « pixellisation » des lignes.*
Cela me fait réfléchir à la question d’un travail programmatique, peut-être est-ce la rencontre entre cette idée de se fixer un travail de série ; re-produire, avec un outil qui lui-même n’est pas sans évoquer un aspect mécanique. Cela a une dimension de petit atelier d’usinage. Comme on donne une culasse à refaire, ou un moteur électrique à rembobiner sauf qu’il y a un peu de sabotage ! De la part de son seul et unique employé. Moi-même.
Il est vrai également que je n’avais pas fait depuis longtemps, de peinture à la gouache, et parfois à l’acrylique, j’étais plutôt dans la surface lisse de la peinture au pistolet… Ou dans le choix du RAL (nuancier de couleur).

Patrice Carré, mars 2009
 
Nu à crans écorché 2009
Collage, 50 x 70 cm
Vue de l'exposition French Riviera, In extenso, Clermont-Ferrand, 2014
 
La perruche et la sirène à crans 2009/2013
Adhésif découpé aux ciseaux cranteurs, 560 x 240 cm
Vue de l'exposition Bonjour Monsieur Matisse, rencontre(s), MAMAC Nice, 2013
 
La perruche et la sirène à crans 2009
Vénilia adhesif découpé
 
La perruche et la sirène à crans 2009
Détail
 
Les abeilles à crans 2009
Vénilia adhesif découpé sur support pvc, 281 x 141 cm
 
Les abeilles à crans 2009
Détail
 




Jazz à crans 2009
Papiers gouachés découpés, dimensions variables
Acquisition Musée des beaux arts de Rennes 2017
 
Jazz à crans 2009
Détails
 




Nus à crans 2009
Vénilia adhesif découpé sur canson, 50 x 70 cm chaque
 
Maquette pour la danse à crans 2009
Papier gouaché découpé, punaises
 
Maquette pour la danse à crans 2009
Détail
 
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