Julien BLAINE 

Entretien avec Toni Negri (Texte), Marseille 2009
Entretien avec Pascal Bouchet Asselah (audio), Blois, 2006


Interview de Julien Blaine par Toni Negri, 25’
Toni Negri est philosophe, fondateur de l’opéraïsme (courant marxiste italien), auteur avec Michael Hardt de Empire, inventeur du concept de multitudes.
Entretien réalisé par Radio Grenouille


Julien Blaine. : Ce moment est très important pour moi. Il y a comme ça, des chemins de traverses que l'on emprunte peu mais dont on sait qu'ils sont là et qu'ils sont importants. Cela se passe souvent de cette façon entre Toni Negri et moi. On ne se voit pas vraiment, mais chacun de nous sait que l'autre est là, une fois ici, une autre fois là-bas… Toni Negri et moi nous sommes beaucoup rencontrés sans toujours nous voir, parce qu'on a des amis communs, comme Nanni  Balestrini par exemple, et beaucoup de points de rencontres… Quand Nina Rodrigues-Ely m'a dit que ce serait bien qu'on fasse une vraie rencontre, j'ai abordé Toni avec beaucoup de modestie, beaucoup de prudence, et même presque de crainte. Je me demandais si j'étais en droit de lui imposer ça. Et Toni m'a souri ! Nous avons déjeuné ensemble et ça a été aussitôt formidable. Je suis donc vraiment très, très honoré, c'est un mot qu'on galvaude, mais c'est vrai, très honoré que Toni veuille bien
accepter de faire ce débat aujourd'hui avec moi. Merci Toni.
Toni Negri : Moi, j'aime énormément parler avec des gens comme toi parce que c'est mon histoire aussi. Ce n'est pas quelque chose qui est lié seulement à l'horizon esthétique, c'est mon histoire profonde. En réalité, j'avais des questions à te poser. J'en ai plus ou moins préparé quatre, parce qu'en plus, je  suis assez timide…
J.B. : Comme moi ! Ça nous fait un deuxième point commun !
T.N. : Oui, comme toi, d'accord ! Comme toi ! [rires]
J.B. : Comme toutes les grandes gueules !
T.N. : Les questions que j'ai préparées tournent autour de trois ou quatre sujets. Le premier est « ni vieux, ni traître », le deuxième, « des poèmes en chair et en os », le troisième porte sur la critique de Achille Bonito Oliva et le quatrième sur 68, mais avant, Fiumalbo et l'action, le rapport à l'action et l'éventuelle nostalgie de l'action. Alors, on commence par la première question ?
J.B. : Alors, « ni vieux ni traître », c'est évidemment pour moi un thème très important parce que si l'on considère les itinéraires des gens de cette génération là, qui sont nés un peu avant la deuxième guerre mondiale, pendant la guerre ou un peu après, on s'aperçoit qu'ils ont très rapidement été confrontés à une forme de violence politique. Nous avons été en prise très jeunes au colonialisme et puis à ce qu'on a appelé les « événements de 68 ». Et je me suis aperçu que mes amis, ceux qui étaient à mes côtés à cette époque, avec qui j'ai fait un journal comme Libération, avec qui j'ai participé à des mouvements comme Vivlalib. ou «:» (l’art bipointilliste)… étaient tous rentrés dans le rang. Et pour moi, c'était absolument terrible de voir que tous ces gens, qui auraient pu être encore dans le désordre,  dans la parole libre, dans l'in-organisation, petit à petit étaient captés un à un, tous, quelle que soit leur origine, à cause de la vieillesse, de ce qu'on peut appeler la sagesse, (moi, je ne veux être compromis ni par la vieillesse ni par la sagesse). Ils ont été captés peu à peu par l'ordre et par les « organisations » comme on disait à cette époque. Et j'ai vu ces gens adhérer aux partis socialistes, aux partis communistes, etc. Et j'ai été très étonné de cela. Donc quand Christian Meyer nous a demandé à Jean-Jacques Lebel, Bernard Heidsieck et moi, de faire cette exposition, l'idée s'est imposée tout de suite : « Eh bien non, nous, nous ne sommes pas encore vieux ! Et nous ne serons jamais des traîtres. Nous continuons cette folie d'agir encore, de faire encore, par et pour notre propre vérité. » Nous savons bien que le pouvoir leur appartient, mais nous avons notre propre pouvoir, à côté, sans adhérer à ce pouvoir-là, régulier. Le nôtre me paraît plus important que le pouvoir régulier, celui des organisations et des partis politiques.
T.N. : Il y autre chose pour moi dans cette question-là, « ni vieux ni traître », c'est le rapport à l'avant-garde. Qu'est-ce que c'est, aujourd'hui, être d'avant-garde ?
J.B. : Ça c'est formidable !
T.N. : Je veux dire, c'est fini non ?
J.B. : Mais non !
T.N. : Par l'avant-garde, je veux dire par exemple celles de Duchamp, de Debord…
J.B. : Mais non, Duchamp, Debord, ce n'est pas fini !
T.N. : Alors, qu'est-ce que c'est, aujourd'hui, être
d'avant-garde ? N'être pas traître, on comprend bien, mais n'être pas vieux, pour toi ?
J.B. : Ça c'est vraiment un point, pour moi, très important. C'est une de mes questions préférées notamment parce qu'on me la pose tout le temps. Si l'on se retourne sur l'histoire, en particulier sur celle des arts, et si l'on considère ses grands mouvements, que ce soit dans l'art ancien ou dans l'art contemporain, on s'aperçoit que tous les mouvements qui ont voulu modifier le comportement de l'homme, cet animal, ce mammifère dressé, ont toujours duré deux siècles. Si on considère la dynastie T’ang en Chine, c’est deux siècles. Si on prend le grand mouvement pré-islamiste, c’est deux siècles. Si on prend la Renaissance, c’est deux siècles. Si on prend les troubadours — qui ont inventé cette notion incroyable qu'est l'amour — c’est deux siècles. L'avant-garde, ce sera deux siècles aussi. On est donc à mi-parcours. Ça a démarré avec Stéphane Mallarmé, — Le Livre pour moi, Le coup de dés pour d'autres, mais tout le monde s'accorde à dire que l'avant-garde a commencé par Stéphane Mallarmé — ensuite, sont arrivées les avant-gardes historiques : le futurisme,  le dadaïsme, jusqu'à Cobra. Après, il y a un peu de flou puis ça recommence, avec Fluxus, les poésies élémentaires… Et de quoi s'aperçoit-on, en effet, et c'est là que tu as raison ? C'est qu'il y a deux points finaux. Le premier point final, c'est « qu'est-ce que je peux faire après le ready-made ? » Et le deuxième point final, c'est « qu'est-ce que je peux faire après le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch ? » On a donc deux bornes qu'on a pensé absolument irrémédiables.  Eh bien, non ! Que s’est-il passé ? En fait, quand je veux parler de l'avant-garde, je suis toujours contraint d'avoir recours à une mémoire écrite, une mémoire universitaire. Je dois donc aller dans les livres, dans les thèses… et je dois essayer de comprendre. Un jour je me suis dit : « Mais, attends, ce n'est pas ma mémoire à moi ! ça ! » Ma mémoire à moi, comme on va le voir tout à l'heure, elle est en chair et en os, elle est à cor et à cri, ma mémoire, c'est comment je bouge, comment ça me transforme de bouger, comment ça me transforme de crier…  Et je me demande pourquoi je n'ai plus cette mémoire ! C’est parce que cette mémoire a été éliminée. Il y a eu beaucoup d'inquisitions absolument dégueulasses, pourries, immondes, comme celle sur les Gipsys ou sur les homosexuels, beaucoup de génocides, sur les amérindiens ou sur les juifs ou sur les Arméniens. Mais jamais il n'y a eu une telle élimination, un tel génocide, — cette réussite accomplie — de l'inquisition catholique de tous ces gens qui avaient des petites recettes très simples comme des charmes ou des potages, qui savaient comment on peut être transformé par une danse, par une vocifération, par des vaticinations, comme dirait la Pythie. Alors voilà, je suis moi, en effet, — c'est un mauvais terme, mais il n'y en a pas d'autres — au milieu du courant de l'avant-garde. Il me reste encore un siècle à travailler là-dessus, et je dis que pour parvenir à dépasser les points finaux qu'étaient jadis ceux de Duchamp et de Malevitch, il nous faut retrouver les cultures premières qui ont brûlé dans les bûchers du Moyen-Âge.
T.N. : Si l'on considère par exemple l'expérience d'avant-garde de certains italiens, qui en ont conservé de la notoriété, comme Adriano Spatola ou Corrado Costa, et qui a également traversé le Groupe 63, j'ai aujourd'hui le sentiment que cette expérience, au demeurant très forte, n'a pas suscité de souffle historique et universel. Je ne sais pas si les mots « historique » et « universel » sont adéquats quand on parle de ces phénomènes-là, mais je dirais plutôt de souffle « intensif » et « d'action ».
J.B. : Non, c'est vrai. Mais, comme tu le sais, ce mouvement là, en Italie, a été décimé à la fin des années 80, au sens propre du terme. Adriano Spatola a disparu en 88, Patrizia Vicinelli en 91, Corrado Costa, Franco Beltrametti… tous sont morts. Ne restent aujourd'hui comme survivants que Nanni Balestrini et Sarenco. Comment avoir de l'énergie aujourd'hui, autrement qu'en devenant leur porte-parole ? Mais, au-delà de l'incarnation de cette parole que je désire être pour Adriano Spatola par exemple, nous avons autre chose à faire : notre propre travail. Et c'est là que l'on s'aperçoit qu'il n'y a pas eu le relais qui aurait dû être normalement pris, de cette mémoire de la « poesia visiva », par rapport à « la poésie concrète » italienne, selon des poètes aussi importants pour moi que Patrizia Vicinelli, Corrado Costa, Adriano Spatola ou Franco Beltrametti, que ce relais n'a pas été pris. Mais, par contre, au niveau international, le relais est là. Aujourd'hui, la source italienne, qui était une source très forte, disparaît, au profit de jeunes gens, en Europe et notamment en France, qui ont pris cette suite. S'il est vrai que ces mouvements se sont essoufflés en Italie, il a une nouvelle génération très importante en France.
T.N. : Non ! En Italie, ça ne s'est pas essoufflé, ces mouvements sont complètement détruits !
J.B. : Ah, oui ! détruit !? Oui, détruit.
T.N. : Ça recommence peut-être d'une manière nouvelle, de ce point de vue, en Italie, du fait qu'il n'y avait absolument plus rien, il se peut que la demande soit plus forte. Je ne sais pas.
J.B. : Oui.
T.N. : C'est une question de tensions et les tensions sont difficiles à mesurer.
J.B. : Je suis tout à fait d'accord. C'est exactement ça.
T.N. : Bon, on en vient alors aux chairs, c'est-à-dire, à un élément qui est, au fond, un élément de post-modernisme absolu. Quand vous avez commencé dans les années 50, que vous avez préparé quelque chose en 59, je crois…
J.B. : Oui, c'était très important pour nous…
T.N. : Voilà, ça fait cinquante ans d'histoire… et d'anticipation.
J.B. : Oui, pour moi, c'est vraiment cinquante ans d'anticipation…
T.N. : D'anticipation, en effet, parce que cette histoire, celle de « l'écriture visive », de la performance, des jeux de voix, d'écriture éclectique et créative en même temps, s'est écrite sans les éléments réactionnaires classiques de la recherche des origines et souvent sans romantisme. En tous sens. Et tout cela s'est enchaîné pour devenir de plus en plus, et excuse-moi si tu n'apprécies pas ce mot, «bio-politique».
J.B. : Oui, c'est exactement ça. Et j'apprécie ce terme, parce que ce qui s'est passé, c'est que nous, la génération dont nous parlions, celle, grosso-modo née de la deuxième guerre mondiale, nous sommes bien rendu compte que la poésie était absente, que la poésie n'existait plus, que la poésie n'avait plus aucun intérêt. Elle n'était pas lue, elle n'était pas vue, elle n'était pas regardée… Elle n'existait pas. Vraiment. Elle n'existait absolument pas. Et en plus, cette génération est arrivée à une époque où nous étions tous dans la force de l'âge, c'est-à-dire dans les années 80, où, notamment en France et en Italie, le succès ne pouvait être qu'économique, — c'est ce qu'on appelle en France « les années Tapie » — où, hors la réussite sociale, rien n'avait de valeur. Les gens se poussaient du coude pour se moquer de ces pauvres types qui continuaient à vouloir faire de la poésie ou de l'art neuf ! Ce qui a été salutaire là-dedans, c'est que cela a permis une prise de conscience. On s'est dit : « ce n'est plus possible, on ne peut pas rester comme ça, des espèces de cadavres dans des livres-cadavres et dans des résidus-cadavres que sont les livres et les revues. » Donc, il faut sortir de ça, sortir le poème du livre, sortir le poème de la revue et on s'est dit aussi : « On va le faire ! » On va le faire au sens propre du terme. Et la seule façon de le faire réellement, c'est de le bouger, de le bouger avec notre corps entier, notre pleine voix,  entière. Nous ne l'avons pas tous fait de la même manière. Il y a eu ceux qui, comme Bernard Heidsieck, ont su composer une nouvelle forme de poésie avec les débuts de la technologie (ce qui lui a apporté une très importante postérité pour les jeunes générations), ceux qui ont misé sur le tout technologique — une voie qui a, depuis, été épuisée — ceux qui ont été dans l'action directe, la poésie directe, comme Jean-Jacques Lebel... Et on voit bien là, que quelque chose s'est passé. Si les enfants d'aujourd'hui (je veux dire ceux qui ont entre 25 et 35 ans) ne sont pas aussi tonitruants que nous, aussi vociférateurs que nous, ils sont là en chair et en os à dire leurs textes. Personne aujourd'hui ne pourrait plus imaginer qu'on ne puisse faire de la poésie que dans le livre. D'ailleurs quand on a commencé à lire et à bouger nos textes, on s’est adressé à un prince du livre, à un écrivain qui ne voulait jamais lire, jamais ! Pour tout l'or du monde ! Il ne voulait jamais ni dire ni voir un mot en dehors du livre. Si on aimait ses textes, on n'avait qu'à les lire ! C'était Louis-René des Forêts. Et quand on l'a fait lire, à Tarascon, ça a été pour lui une révélation ! Il a changé. Il a changé totalement. Et j'ai vu ça aussi avec Maurice Roche, et avec des tas de « vieux », dont je fais partie aujourd'hui. Ils avaient vraiment besoin de s'apercevoir par leur propre énonciation, par leur propre articulation, que la poésie écrite est comme une partition pour un musicien. Cela veut dire que, pour que la poésie soit vraiment réelle, on ne peut pas la limiter à la chose imprimée, comme on ne peut pas limiter la musique à la partition. Il faut que la poésie sorte de la partition. Et pour qu'elle sorte de la partition, il faut qu'elle soit interprétée. Et comme nous, nous ne croyons pas aux interprètes, comme on les voit ici ou là, il fallait bien que ce soit le poète lui-même qui l'interprète, en chair et en os, à cor et à cri ! En plus, les verbes en français sont magnifiques puisque l'on peut jouer de toutes les orthographes du « corps » et du « cri » !
T.N. : [rires] Mais ça, ce n'est pas l'origine. Giordano Bruno, ça, c'était l'origine.
J.B. : Non, non, en effet. Ce n'est pas l'origine, mais… ce sont des jalons.
T.N. : C'est ça. Ce sont des jalons « renaissance » non ?
J.B. : Absolument. Sans lui, et le rapport à la stupidité, à l’ignorance dont on voit encore aujourd'hui la postérité dans tout ce qui s’articule autour des théories contemporaines… sans ce rapport à la stupidité qui rapproche de la spiritualité, (lui, était plus monothéiste que moi) on n'aurait pas cette force. C'est pour nous très important.
T.N. : Il faut s'y faire.
J.B. : Ça, c'est trop évident en français, non ? Quand j'arrive à Périgueux où il y a un grand festival, à Lodève, où il y a un très grand festival, les abribus
affichent « Julien Blaine est de retour, IL VOCIFÈRE, IL FAUT S'Y FAIRE ! » È la stessa parola ! È la stessa parola ! [rires de T.N.] J'aime beaucoup les jeux où tu n'as plus rien à dire parce que tout est déjà dit, c'est exactement ça. Comme la métaphore incarnée de la chute qui est une action, celle de tomber, et l'onomatopée « chut », qui permettent à un grammairien comme Alain Frontier d'entamer une thèse sur la métaphore incarnée entre l'acte de tomber et la désignation de l'acte par l'onomatopée qui impose le silence.
T.N. : Ce qui me fascine dans tout ça, c'est que leurs recherches, qui retrouvent les mots, amènent à une sorte d'ontologie, à quelque chose de solide. Il me semble que c'est le contraire de l'avant-garde. C'est d'ailleurs la question que je voulais te poser au début. En réalité c'est la redécouverte d'une source, je ne dirais pas de la poésie, mais de l'expression.
J.B. : Oui. Mais, si tu veux bien, on va reparler des troubadours pour que tu comprennes bien ma pensée. Ils inventent l'amour courtois, écrivent des textes absolument magnifiques pour des femmes qu'ils ne baiseront jamais, pour des femmes qu'ils n'ont pratiquement pas vues, qui sont là et qu'ils aiment en sachant qu'il n'ont aucun d'espoir et tout ça n'empêche pas d'exciter le mec qui, à côté, dit : « Moi, je m'en fous j'ai la haine. Je vais faire un tenson avec toi, si toi tu l'aimes, moi je la hais ! » Il fait partie des troubadours, c'est le même ! Qu'il s'appelle Rimbaut de Vaqueyras ou qu'il s'appelle…
T.N. : Guido Cavalcanti !
J.B. :  Oui ! Ou Guillaume, ou mon ami de Mantova, près de chez toi, qui s'appelle Sordello di Goito, tu vois ce que je veux dire… C'est fantastique ! Et là tu t'aperçois soudain que oui, c'est vrai ce que tu dis, mais comme d'habitude, — c'est trop facile et je m'en excuse — à partir du moment où je me considère malgré tout, avec toutes les réserves que tu connais, comme un artiste d'avant-garde, si je dis ça, je fais rentrer ça dans l'avant-garde.
T.N. : Mais quand je lis, par exemple, la présentation qu'a faite Achille Bonito Oliva de ton travail, je suis un peu… disons que je préfère l'ontologie. Tu vois ?
J.B. : Oui. Je vois ce que tu veux dire.
T.N. : Parce qu'il commence par Wagner, il continue avec Sturm und Drang, puis avec tout ce qui suit, le futurisme… c'est-à-dire cette classification parfaitement scolaire et d'une continuité impeccable… C'est comme l'histoire de la philosophie, dans laquelle il n'y a jamais un point qui ne soit pas préparé ou développé.
J.B. : Non, ce n'est pas ça. À sa décharge…
T.N. : Ce n'est pas ça ! C'est l'incision de l'être. C'est la capacité de rendre non-vivantes des choses que ne vivaient pas avant, qui détermine l'expression. C'est une succession de mots, des mots qui ont un poids ontologique non ?
J.B. : Je suis d'accord avec toi à cent pour cent. Le problème d'Achille Bonito Oliva, comme de tous les critiques notables, ou de grande notoriété, (c'est le cas également d'Enrico Mascelloni par exemple) c'est qu'ils veulent absolument nous faire entrer dans une case, bien que nous soyons encore, ou malgré tout, marginaux (quels que soient les effort de Nina ou d'autres de mes amis). Et c'est d'autant plus vrai en Italie qu'il y existe un petit marché autour de notre histoire, il y a des collectionneurs… donc il faut absolument que les critiques d'art italiens nous fassent rentrer de manière…  
T.N. : officielle.
J.B. :  Oui. Officielle. On pourrait dire officielle, mais non justifiée. Plutôt injustifiée. Je suis d'accord avec toi.
T.N. : Bon alors, on arrive à la dernière question. N'y a-t-il pas chez toi, au fond, une nostalgie de l'action, de l'action politique, en tant que telle, de Fiumalbo jusqu'à 68 et toute cette époque. Tu t'es retrouvé dans une «  multitude », je veux dire dans un rapport expressif pour transformer le monde, non ?
J.B. : Oui, bien sûr, bien sûr.
T.N. : C'est exactement ce que je vois dans tout ton travail. Chaque fois, je souffre à le regarder, même quand il est extrêmement ironique, ou décalé… C'est comme si ça t'obligeait à avoir une sorte de double vie, d'un côté le fonctionnaire et d'autre part le poète…
J.B. : C'est pire. C'est pire que la nostalgie.
T.N. : Et cela avec la nostalgie de n'avoir pu tout
combiner pour construire un monde différent qui transcende tout ça.
J.B. : C'est pire que la nostalgie, vraiment, Toni, c'est un drame épouvantable. C'est à mes yeux l'échec plus monumental et le plus monstrueux de ma vie. Il est évident que nous avions cru pouvoir transformer le monde, parce que nous étions dans un monde dit démocratique et qu'on croyait à ces idées qui avaient été inventées dans les années 80 — les 80 de dix-sept cents, pas ceux de dix-neuf cents ! Enfin on y croyait au moins un peu. En tout cas moi, j'y croyais un peu. Je veux parler de la séparation des pouvoirs, où l'exécutif n'a rien à voir avec le législatif et le législatif rien à voir avec le judiciaire. Il se trouve que dans ces années-là, un quatrième pouvoir a fait son apparition. Et nous, Français et Italiens, sommes les premiers concernés par ce pouvoir puisque c'est dans nos pays qu'il s'exerce le plus, c'est le pouvoir médiatique. Aujourd'hui, on peut transformer complètement une situation, détourner la vérité, la réalité, l'abrutir et la modifier tous les jours. La presse appartient à 95%, à Silvio Berlusconi en Italie et à Nicolas Sarkozy en France, directement ou indirectement, par leurs amis ou leurs féaux. De ce fait, quelle que soit la réalité d'un fait, elle peut être détournée à 95% puisque 95% des grands médias appartiennent aux pouvoirs. À partir de ce constat, je me suis demandé comment je pouvais faire, moi, un média qui rivaliserait avec le magma, le cloaque des médias à la botte de Berlusconi ou de Sarkozy. J'ai pensé que c'était impossible. Alors je me suis dit qu'il y avait peut-être une solution du côté des grandes organisations politiques d'opposition. Et là je me suis aperçu que c'est absolument impossible aussi, parce que les leaders de ces organisations conservent sans cesse à l'esprit leur idée de réaliser une carrière personnelle. L'opposition réelle à un pouvoir qui est devenu hégémonique, scandaleusement menteur, s'arrangeant éhontément avec les faits, ne peut pas venir de personnes qui veulent avant tout mener carrière. Je me suis alors dit qu'il y avait peut-être une solution dans les groupuscules politiques. Et je suis allé assister à des réunions de ces petites organisations, qui s'appelaient jadis les verts, (qui sont maintenant, selon eux, une grande organisation) ou au NPA par exemple, et là, ce dont j'ai pris conscience, c'est que ces gens-là n'ont pas du tout la mesure réelle de la vie, d'un vrai désir de transformation de cette société. Quand tu en es là, que se passe-t-il ? À ce moment-là, tu te dis « Voilà, je suis dans l'échec, j'ai perdu, ils ont gagné. » Peut-être que, comme d'habitude…
T.N. : Oh, non, non, non, non, Jules !!! Ni vieux, ni traître !
J.B. : Je suis pas vieux, je suis pas traître. Mais je…
T.N. : Tu peux pas ! Tu peux pas théoriser la désertion !
J.B. :  Et comment pourrais-je faire ?
T.N. : Eh bien ! Je ne sais pas moi ! C'est ton problème. C'est ton problème ! [rires]
J.B. : Mais tu es dans la même situation que moi ! Comment fait-on ? Comment fait-on ? On n'est plus à l'âge de faire des bombes ! Ce n'est pas possible, ce n'est pas une solution. Et, c'est vrai que moi je pense absolument tous les jours à ça. [J.B. reconnaît une personne dans le public] Voilà un collègue politique qui arrive ! Il a renoncé à tout ! Il était député, il était maire de secteur, eh ! bien voilà, il passe en courant et c'est fini, tu ne peux plus rien faire ! Ça c'est le  vrai problème ! Mais moi je peux dire qu'il n'y a pas un jour, pas un seul, où je ne pense pas à ça cinquante fois dans la journée. Je participe de toutes les tentatives, j'y vais, j'essaye de voir si c'est intéressant. Et très vite je m'aperçois que l'analyse politique est nulle, que les ambitions personnelles prennent le dessus dans les petites structures comme les grandes. Voilà… Donc, je ne sais pas, je ne sais pas !
T.N. : J'ai une dernière question à te poser. J'aimerais que tu me racontes un peu en quoi consistait l'expérience de Fiumalbo, quand vous étiez jeunes-hommes.
J.B. : Au départ, c'était une idée de Claudio Parmiggiani, d'Adriano Spatola et de Giuliano della Casa, qui se sont dit : « On va s'installer dans un petit village qui s'appelle Fiumalbo, et ça sera un laboratoire du monde. » Tu vois ? C'était ça l'idée. T.N. : C'est une espèce de Tarnac.
J.B. : Voilà, exactement. En tout cas en ce qui concerne l'autonomie et la volonté de transformer le monde. Mais Fiumalbo c'était un Tarnac non seulement politique mais surtout artistique et poétique. Et voilà que le maire, un peu fou, de ce village, nous l'offre. Il est d'accord pour que nous « l'occupions » ! C'est inimaginable aujourd'hui ! Où que ce soit ! Et donc, en trois années (66, 67 et 68), on a complètement transformé ce village. Le monde entier était là. Ensuite, il y a eu des livres, des thèses… Et Claudio, Adriano et moi avons vraiment cru qu'on allait montrer ce que pouvait être un vrai laboratoire. Ce qu'on pouvait faire à une petite échelle comme celle de Fiumalbo, on pourrait le faire à l'échelle du monde entier ! Et c’était à la veille de 68, de ce bel 68 ! comme une préfiguration. Là, en tout cas moi, je me suis trompé. Comme on continue de se tromper dans nos nouveaux grands rêves, sans doute. Mais je n'ai pas fini de rêver, Toni, je n'ai pas fini de rêver. Mais je suis tout de même un peu triste et un peu désespéré.
T.N. : Bon ! Merci !
J.B. : Merci à toi !


Extrait de l'entretien avec Pascal Bouchet Asselah, Blois, 2006

Télécharger l'intégralité de l'entretien avec Pascal Bouchet Asselah réalisé à Blois le 16 septembre 2006 (Mp3, 53mn, 60Mo)

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