Hélène BELLENGER 

 
   
         
   
 
 

Initié à l’été 2021, le projet Bianco Ordinario d’Hélène Bellenger prend racine dans les carrières de marbre de Carrare, situées dans les Alpes Apuanes en Italie. Sculptées depuis des siècles pour la qualité de leur marbre blanc, très prisées par les artistes et les designers, ces carrières sont aujourd’hui surexploitées pour l’utilisation de la poudre de marbre, carbonate de calcium à l’état pur. Utilisée notamment dans la composition du dentifrice, du maquillage, du papier ou des produits d’entretien, la poudre de marbre vient ainsi se nicher dans l’histoire du blanchiment et de la blanchité de nos sociétés occidentales contemporaines. Hélène Bellenger a initié une collection de produits de consommation possédant de la poudre de marbre pour imprimer directement sur le verso en carton. L’imaginaire luxueux et impérieux de la statuaire, associé au marbre, se trouve ici reproduit en image sur de petits emballages. À la fois fragiles, précieuses, uniques mais aussi éphémères et jetables, ces petites images, dont la forme varie selon les produits, proposent ainsi une typologie des formes industrielles, tout en présentant une sélection d’images de ces paysages modelés par l’exploitation intensive du marbre de Carrare.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
   
         
   
         
   
 
 
 
 
 
 
 
Bianco Ordinario s’apparente à une archéologie de l’imagination, dans laquelle notre représentation du marbre et de ses fameuses carrières de Carrare exploitées depuis 2000 ans s’éloignent des mythes culturels pour s’ouvrir sur une poésie critique de l’anthropocène. La photographie éprouve ici ses limites physiques comme l’extraction industrielle des poudres de marbre, qui désormais épuise le site, appelle à une transformation de notre vision idéalisée du marbre. Cette conjugaison de la matérialité des images et de la dégradation d’une ressource invite à une nouvelle esthétique de la ruine.

En se servant de patrons d’emballage collectionnés par l’artiste, comme d'une figure singulière de découpe sur laquelle l’image va prendre forme, il s’agit de redéfinir la fonctionnalité d’un contenant. Initialement dédié à l’emballage de produits contenant de la poude de marbre (carbonate de calcium) tels que les produits cosmétiques ou de médicaments ou bien encore de denrées alimentaires, le support s’affirme désormais comme objet et comme champ d’inscription dont la matérialité détermine la nature du dialogue avec l’image. Plus qu’un fond, plus qu’une surface, le patron est une configuration imageante. Ses bords comme ses trouées font une image composée de manques et de marges en détours, elle est fragment inscrit dans un dispositif appelé à former un tout.

C’est dire et rappeler que la valeur d’usage de l’emballage - se plier en certains points pour s’assembler en un contenant - est ici affirmé comme potentialité. L’objet est toutefois conservé dans un état latent, à plat ou plutôt déplié puisqu’il est produit d’une récupération. Le volume qu’il fut et qu’il est susceptible de redevenir est le hors champ temporel de l’œuvre. L’image imprimée hérite d’un potentiel spatial dans sa découpe même. Le propos est affirmé : ces images sont imprimées sur un dispositif généré par la circulation des marchandises : le carton d’emballage comme particule élémentaire du consumérisme. Ce dernier reçoit habituellement l’impression de marques, d’image du produit contenu, il est ici dé(re)tourné en subjectile de l’œuvre.

Car l’exploration de toutes les facettes de la production de poudre de marbre par la photographe fournit l’iconographie et prend dès lors tout son sens. Vues du site, d’atelier, de détail, de sculptures, d’archive de l’extraction... forment une sorte de cartographie éclatée d’une industrie de l’agent de blancheur dissimulé sous l’auréole mythique du marbre. L’univers poétique se construit ainsi dans l’atmosphère des ruines : le surcyclage des emballage déchus et « contaminés » empreinte à la beauté des fragments d’antiques. Car c’est bien ce que le spectateur du corpus Bianco Ordinario ressent : des représentations parcellaires auxquelles la géométrie de la structure semble ne plus pouvoir promettre de se recomposer complètement. Chaque pièce est ainsi celle d’un puzzle archéologique du monde industriel résonnant des lointains échos de notre imaginaire de l’antique.

Les feuilles supports qui servent à accueillir l’emballage lors de l’impression se recouvrent, elles, des multiples passages d’encre comme la surface de l’établi se marque des coups d’outils. L’artiste décide de faire de ces surfaces martyres le contrepoints des images imprimées sur les emballages. Ces macules sont une mémoire, l’épreuve en creux des images et leur cadre, le palimpseste qui rappelle l’idée du multiple dont les emballages-œuvres désormais uniques restent porteurs. On peut qualifier, en reprenant la formule de Robert Smithson, Bianco Ordinario de collection de « ruines à l’envers », parce que tout le processus capitaliste est retourné et associé physiquement autant que symboliquement à l’imaginaire des ruines.

Michel Poivert
 
Retour