Dans Malaise dans la culture, Freud a comparé la structure stratifiée de la psyché humaine aux strates archéologiques de la ville de Rome, et les souvenirs enfouis de l’enfance à la présence souterraine et invisible des constructions préexistantes.
Rome est un immense palimpseste. Le paysage de la ville éternelle ne se décline jamais seulement au présent, mais aussi et toujours au passé. C’est aussi pour cela que, malgré sa splendeur, Rome demeure une ville mystérieuse, dont le visage authentique reste invisible à tous ceux qui la visitent hâtivement. Plus que dans les monuments du centre historique pris d’assaut par les touristes, c’est au cœur de ses parcs, sur les berges du Tibre, dans les ruelles des quartiers populaires mais aussi - et surtout - dans ses banlieues que son âme impérissable se révèle. Torpignattara, le Parc des Aqueducs, les quartiers Tuscolano, Testaccio, Prenestino, le front de mer de Fiumicino et l’Idroscalo à Ostia : autant de lieux - parmi d’autres - où l’histoire pluri-millénaire de l’Urbs mundi semble se matérialiser, avec sa provision de ruines et de délabrement.
La décadence - qui va de pair avec une grande beauté - me semble être le trait caractéristique relevé par tous ceux qui ont fréquenté intimement Rome, de Pasolini à Aurelio Picca, en passant par Giulio Carlo Argan et Ennio Flaiano. Ici, la fin du monde a déjà eu lieu. L'effondrement de l'Empire romain a laissé des traces indélébiles dans le paysage de la ville et marqué à jamais la mémoire de ses habitants. Sans compter les nombreux pouvoirs temporels qui se sont succédés depuis lors sur la scène de la ville et qui ont fatalement fini par sombrer. Même la Dolce Vita, qui marqua le dernier moment de gloire de la capitale, s’est absentée et semble appartenir désormais à un passé lointain. Le scepticisme invétéré et l’insouciance proverbiale des Romains sont les conséquences directes de cette trajectoire historique.
Le présent travail, qui se compose d’un ensemble de 50 photographies et d’une dizaine d’œuvres en volume (matériaux et formats divers), se propose de donner forme à cet enchevêtrement, à première vue paradoxal, d’éternité et de décadence. Les notions de fragment (qui fait référence à ce qui est invisible car absent ou hors-champ) et de palimpseste (qui fait référence à ce qui est invisible car caché ou recouvert) constituent les fils rouges de ce corpus d’œuvres.
Les images photographiques insistent sur le caractère stratifié et parfois surréaliste du paysage urbain, sur l’usure de la pierre et des autres matériaux de construction et sur la ré-appropriation de l’espace urbain par la végétation spontanée. Un entrelacement inextricable de passé et de présent – de visible et d’invisible – caractérise les lieux et les sujets photographiés. Dans les œuvres en volume, qui dialoguent avec le travail photographique, j’ai tenté de donner forme plastique à cet entrelacs.