Marco BARBON 

El Bahr, 2011-2014

« Qu’il plaît à l’homme de se tenir sur le pas des portes de l’imagination. »
(Aragon)


"Ce travail, réalisé avec un appareil argentique moyen format, consiste en une série de photographies de personnes absorbées dans la contemplation de la mer (el bahr, en arabe), le long des côtes marocaines, de l’extrême sud du pays jusqu’à la frontière avec l’Algérie, en passant par les communautés urbaines d’Essaouira, Casablanca, Rabat et Tanger.
J’ai photographié des individus de dos face à la mer. On ne voit pas leurs visages ; on voit bien, en revanche, leurs vêtements, les détails de leurs tenues. On ne voit pas leurs yeux, mais on les devine rivés à l’horizon, absorbés par l’étendue marine qui les devance.
À Casablanca, entre la Grande Mosquée et le phare d’El-Hank, il y a un no man’s land qu’une rude barrière de ciment sépare de la mer. Ici, l’été comme l’hiver, les bedaouis – femmes, enfants, jeunes employés, couples, personnes âgées – viennent regarder l’océan. C’est ce que les gens d’ici appellent el bahr : «la mer» ou «la plage» (en arabe, les deux champs sémantiques se confondent). Drôle de plage, si différente de celles de la Corniche, plus loin, avec leurs piscines à ciel ouvert et leurs terrains de football improvisés ; si différente aussi des plages qui longent nos côtes, parsemées de transats et de parasols colorés. Ici, on ne vient pas pour se baigner ni pour bronzer au soleil, mais pour se retirer quelque temps dans un espace intime : celui du souvenir, de l’amour, de la peine, de l’espoir.
Le monsieur en costume noir que j’ai croisé sur la corniche de Rabat semble y être venu en pèlerinage ; il a garé sa mobylette au bord de la route nationale, puis il s’est planté devant l’Océan. Il est resté longtemps dans cette position – une demi-heure, peut-être –, comme absorbé par ses pensées… Cette vieille dame en djellaba rencontrée à Casablanca a traversé la rue d’un pas agile avant de se pencher sur le parapet, au rendez-vous avec qui sait quelle nostalgie…
On retrouve les mêmes scènes à Tanger, sur le lieu-dit des Tombeaux phéniciens, sur la corniche à Larache, à Sidi Ifni ou tout au long des remparts de la Sqala à Essaouira…
La mer représente pour ces personnes un espace disponible où noyer les soucis d’un quotidien difficile, où chasser leurs fantômes, retrouver leurs souvenirs, laisser libre cours à leur imagination : el bahr est un territoire de l’âme. Mais elle est aussi le symbole d’un ailleurs rêvé et toujours présent à leur esprit : surface infranchissable, barrière cruelle qui les sépare de leurs chers, partis tenter la fortune ailleurs (c’est pourquoi, dans ces silhouettes énigmatiques et souvent solitaires, on ressent parfois une espèce d’attente, comme un espoir).
À ceux qui contemplent ces images, l’horizon apparaît comme une frontière, à la fois visuelle et symbolique : c’est la frontière – mince, à la limite du visible – entre la réalité et la fiction. Tout en ouvrant une parenthèse dans le temps, l’absorption silencieuse de ces individus dans la contemplation du paysage marin libère, par une vertigineuse mise en abyme, l’espace – infini – de l’imaginaire."

Marco Barbon

 

El Bahr, 2011-2014
20 photographies couleur
Tirages chromogènes 118x140cm sur papier satiné contrecollés sur Dibon et encadrés, boîte américaine
Edition de 3 exemplaires + 2 E.A.

 
Vue de l'exposition J'aime les panoramas, MuCEM, Marseille, 2016
À gauche Philippe Ramette
Photographie MuCEM Yves Inchierman
 
Vue d'exposition, Jaipur Photo, 2017
 
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