Jean-Baptiste AUDAT 

JEAN-BAPTISTE
par Frédéric Valabrègue
tiré de Ma petite ONG, Jean-Baptiste Audat-Touré & Frédéric Valabrègue, édition Les Affinités, Centre régional d'Art Contemporain, Montbéliard


Vingt ans après
Heureux ceux qui ne ratent pas les rendez-vous importants avec leur propre vie, qui tirent les conséquences du choc émotionnel occasionné par ce genre de rendez-vous et remettent en question leur vie précédente !
Quand Jean-Baptiste – vingt ans après – a remis les pieds sur le sol africain où il a passé son enfance, il a senti, compris que c’était là. Il a recouvré une zone d’intensité tellement puissante qu’il n’a plus voulu la quitter. Retrouver l’Afrique, cela a signifié arracher un pansement pour découvrir une brûlure, refuser les faux-semblants d’un art où l’on met davantage de savoir que d’expérience et avoir la force de quitter un métier - l’enseignement - dans lequel on se sent mal à l’aise. Cela a signifié lâcher la rampe et aventurer un pas en dehors de la conjonction des choses qui nous rassurent pour basculer dans le vertige.
Les enfants de blancs – les petits toubabs, les petits anassaras – qui ont passé toute leur enfance et leur adolescence en Afrique y attrapent un coup de solitude dont ils ne reviendront jamais. Quand ils rentrent en Occident, il leur faut du temps pour s’adapter, un temps dont les plus éveillés gardent un air d’absence. Ce n’est pas du retard qui a été accumulé, c’est des lointains. Revenir d’Afrique, c’est revenir de l’enfance du monde et de sa vieillesse. Surtout, c’est passer d’une échelle immense – du Dehors, de l’incommensurable Dehors – à un espace clôturé, sérié, compté.
Pour les jeunes anassaras rentrés en Europe et qui voient leur corps engoncé dans un espace policé, un espace du contrôle, le retour en Afrique des années après déclenche la prise de conscience de la liberté perdue. Il se passe alors un choc irrémédiable — une sorte de décompensation. Ses premiers effets sont un déblaiement soudain des acquis les plus superficiels suivis d’une faim d’ogre. Le désir, l’excitation. La vie revenue de partout.

Clandestin
Il y a ce choc, puis la façon de l’encaisser. Là se mêle le détour ou la diversion. En tout cas un temps de confusion, ou d’adaptation, comme le prouve le curieux contrat qui va lier Jean-Baptiste à son ami Antoine Perpère. Ce dernier signera, exposera et assumera la paternité de sa peinture pendant quelques années…
A la fin des années quatre-vingt, en rupture totale avec ce qu’il a fait jusqu’à présent, Jean-Baptiste s’est mis à peindre des tableaux figuratifs représentant des jungles et des savanes épaisses où se camouflent des animaux. La pâte en est grasse et des taches de couleurs s’accointent à la façon d’un vêtement de camouflage (une tenue kaki ?). Ce sont des toiles accumulatives où, dans le trop-plein indistinct de la forêt, une ombre plus noire, souvent un fauve, se tresse à la végétation environnante. Au bout de deux ou trois peintures, le spectateur, instinctivement, cherche l’animal caché. C’est tenu par cet intérêt qu’il se faufile dans les dessous de la peinture. On connaît les jungles du Douanier Rousseau (celles du Jardin des Plantes !). On connaît La charmeuse de serpents : une ombre noire. Mais, pour ce recommencement, Jean-Baptiste ne cherche pas la forme ou la synthèse. Sa peinture est haptique, comme touillée par les doigts. Elle est maladroite, appliquée. C’est une peinture de la langue tirée, une sorte de remise au pied du mur. Il l’accepte mais n’a pas de regard dessus. C’est qu’elle est anachronique, sans intentions décryptables. Elle ne répond à aucun programme, aucune stratégie, aucune provocation, aucun contrecoup, aucune défense-de-la-peinture. Elle est pulsionnelle, sans recul. J’ai dit recommencement : recommencer sur des ruines. On ne part pas de rien mais de la ruine des idées reçues.
A propos de cette série, j’avais envoyé une lettre à Jean-Baptiste que j’avais intitulée Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt, évoquant ainsi, à travers le photomontage surréaliste, ce que je pensais être son attirance nouvelle pour l’inconscient et sans avoir connaissance des faits qui le lient à l’Afrique, sinon je ne me serais jamais permis un tel titre.

Antoine
Dans les années soixante-dix, Antoine peint et fréquente l’ADDA, une association de jeunes artistes sortis des beaux-arts de Marseille-Luminy qui occupent des locaux pas loin du boulevard Chave, association fondée, entre autres, par Jean-Baptiste et sa compagne Anne-Marie. Contrairement aux autres, Antoine est autodidacte. Son métier est celui d’infirmier spécialisé dans le traitement de la toxicomanie. Antoine ne pense pas un instant renoncer à son métier pour l’art. Il lui faut les deux. Il est bien vite passionné par un art d’attitude, par des projets conceptuels autour de la notion de faux. Il aimerait travailler autour d’idées comme celles de l’héritage, de la paternité, de la copie, de l’imitation et de l’appropriation. Il devient donc un vrai et un faux faussaire. Vrai dans la mesure où il explore tous les tenants et les aboutissants d’un Judith Reigl, par exemple, avant d’en faire un faux. Faux dans la mesure où il sur-signe ses copies par la production d’un certificat de faux authentique (juridiquement appareillé). Ce qui différencie la copie d’un Antoine d’un Viallat original, c’est qu’elle n’est jamais au format. Il réinvente une œuvre à partir d’une formule. Elle n’est jamais la reprise passive d’un objet existant.
Pour moi, ce que fait Antoine est compliqué, propice à la frustration. C’est un jeu conceptualiste dont les complications frisent la contorsion (trop délibéré, trop dans les schémas de l’art contemporain pour ne pas se fatiguer, s’exténuer). Or, celui qui est dans une phase de déblaiement, de débarras, de lâchez-tout, c’est-à-dire Jean-Baptiste, va permettre à Antoine de pousser un peu plus loin son jeu d’appropriation et d’usurpation en lui permettant de signer sa peinture et de l’exposer en son nom pendant des années.
Pour certains, ce serait une boutade : travailler à une œuvre qu’on fait signer par un autre ! Un pied-de-nez à tous ceux qui pensent qu’un artiste est d’abord un ego! Pour Jean-Baptiste, cela a correspondu à un moment de dépossession nécessaire. Moment des limbes ou de gestation. Moment de trouble où l’on ne sait pas ce que l’on fait, où l’on ne veut pas savoir pour ne pas nuire à ce qui se prépare. Cependant, ce qu’il faut retenir de cette période de jungles et de savanes, de ce retour à la représentation, c’est qu’elle se double de la nécessité de l’échange. L’amitié avec Antoine a révélé le besoin d’un transfert. Si ce n’est pas un transfert, c’est un partage. Jean-Baptiste ressent de plus en plus de doutes envers la Figure de l’Artiste. (Son prête-nom et lui, selon un point de vue contraire, l’abîment ensemble chacun de leur côté). Il renonce à un certain type d’inscription dans un milieu. Il préfère l’anonymat ou le collectif.
Communautés
Avec Antoine. Avec Anne-Marie. Avec les comédiens du théâtre Sorano de Dakar et Aboubakar Diané. Avec Dame Ndiaye. Avec Seydou Keita. Avec la République des Artistes. Avec une chanson de Youssou N’dour, etc. Désormais, ce sera toujours avec. Le travail sera communautaire et tendra à former une communauté — dissoute sitôt celui-ci terminé. Il n’y aura plus que des ateliers provisoires. Le vrai atelier, ce seront les nouveaux quartiers des périphéries urbaines remplis par l’exode rural, les rues sableuses, les pistes en tôle ondulée, les villages du Sénégal, du Mali, du Burkina-Faso, de Côte-d’Ivoire, du Niger, du Bénin et du Togo. Ce sera aussi la Nouvelle-Calédonie.
En Afrique – j’ai peur des généralités, mais il faut bien que je m’y hasarde –, il est rare de rencontrer une personnalité qui se veuille indépendante du reste de la société. Bien sûr, il y a comme partout des personnalités singulières ou excentriques mais toujours liées, reliées à une ethnie, un clan ou une famille. Je n’ai jamais rencontré un africain qui veuille se constituer une personnalité contre la famille, le clan ou l’ethnie. Il peut y avoir des distances prises mais jamais aucun culte de l’individualisme. C’est que, dans le milieu traditionnel, la solidarité est la condition sine qua non de la survie. Le monde rural impose son modèle, y compris dans la ville où le nouvel arrivant, surtout s’il trouve un métier, se doit de recevoir la parenté venue de son village et qui s’appuie sur lui comme sur une tête de pont.
Dans le milieu traditionnel, la richesse est synonyme de partage. Le riche est celui qui a la capacité de faire circuler ses biens. Il est impossible d’associer la richesse à l’épargne. En Occident, une famille riche est celle qui a réussi à vivre sur les dividendes de son capital sans entamer celui-ci. C’est une richesse basée sur la préservation patrimoniale. Ça n’est pas le réflexe d’un africain. Pour ce dernier, assurer ses arrières, cela signifie d’abord se créer une clientèle. J’ai vu des riches en milieu rural agir comme de véritables distributeurs de monnaie. Il n’était pas question pour les plus démunis (chibanis, kayakayas…) d’afficher de la timidité devant eux. Leur puissance ne devait pas les soustraire à leur rôle et à leur devoir : être tapé et se laisser taper en permanence.
Revenir en Afrique, cela signifie retrouver une économie qui est celle des services. Dans les cours des concessions, on assiste au passage quotidien de tous les corps de petits métiers venus à domicile : le porteur d’eau – ses bidons au bout du fléau de sa balance – qui remplit les canaris, le repasseur et son fer en fonte rempli de charbon de bois, la vendeuse de kassa (la pâte de manioc), de donou (la boule de mil fondue dans du lait caillé), de mangues, de beignets, le coupeur d’ongles qui fait sonner ses minuscules ciseaux d’argent. Nous avons encore ça, à Marseille, avec le rémouleur, le vitrier, les vendeuses de brousse et de limaçons.
Le luxe humain pallie le déficit technique. L’Africain est né pour être avocat, médecin, poète, écrivain, artiste, philosophe, musicien, homme politique, danseur, sportif et bien d’autres choses encore, mais l’ingénierie technique et industrielle ne l’attire pas. J’explique ce fait – c’est plus une association d’idées qu’une explication - par la générosité et la prodigalité du luxe et du confort humains. Pourquoi la machine ou le robot dans des régions où il y a autant de services qui occasionnent autant de rencontres, de négociations, de débats? On sent bien vite que le marchandage par exemple obéit à d’autres lois que celles de l’économie. Le rapport marchand demeure à l’échelle humaine.

Anonyme 1
Le colon a bien voulu penser pendant longtemps que les arts africains – la statuaire, les reliquaires – étaient anonymes. Il a bien voulu penser que puisque la fonction de ses objets était magique ou relevait du sacré, ils ne répondaient pas à la notion d’art. C’était montrer un curieux esprit de dépréciation et d’ignorance. Les noms des artistes, dans chaque village, on les connaissait : il suffisait de les demander. Quant à la notion d’art, en Afrique comme ailleurs, elle n’a pas cessé de se transformer selon les circonstances socio-politiques. Pourquoi, devant des formes aussi mouvantes, aussi particularisées (des différences énormes de style d’un village à l’autre), nierait-on le travail de la pensée et du projet ? Pourquoi le colon a-t-il voulu faire des arts africains un artisanat étonnant, précieux, bien sûr, puisqu’il l’a pillé, mais passif et aveugle. Pour nier l’Autre et demeurer celui qui fixe La Valeur. Si l’on devait considérer que tout ce qui relève de la pensée magique, des rites eschatologiques ou du totémisme n’est pas de l’art, alors il faudrait commencer par déprécier les trois-quarts de la production occidentale.
L’artiste traditionnel africain est un demi anonyme, c’est-à-dire que sa personnalité n’a jamais fait l’objet d’un culte. Il est pourtant nommé, mais sa renommée ne va pas plus loin que le territoire de son ethnie. Il est moins connu que le griot mais son talent est tout aussi apprécié. Il est rémunéré comme il se doit, je veux dire par là que son objet est considéré comme exceptionnel. Celui-ci est protégé, conservé par son ethnie ou la société secrète qui l’a commandé. Ça n’est pas un objet inerte. Il est activé, réactivé par les différentes cérémonies auxquelles il participe ou les différentes significations qu’on lui prête. Il se peut qu’il soit déclaré mort. La vie et la mort de l’objet appartiennent à l’évolution d’un peuple.
J’ai posé la question à propos du pillage et de l’appauvrissement du patrimoine africain à Youssouf qui, adolescent, a guidé Germaine Dieterlain en pays Bambara ou Dogon. Il m’a affirmé que la vallée du Niger est aussi riche que celle du Nil, que les meilleures pièces n’ont pas quitté le pays, que les anciens connaissent tous les emplacements des histoires enfouies et qu’elles n’ont jamais été effacées de la mémoire des griots. Il m’a dit qu’aujourd’hui enfin les scientifiques européens commencent à tenir compte des systèmes de datation des griots (sur l’étoile de Sirius). Il m’a dit qu’aujourd’hui à peine ils commencent à tendre l’oreille vers une parole africaine dont ils ont nié la fiabilité (pas scientifique !). Que les anonymes vont être nommés, de la même façon qu’il a fallu très longtemps pour que nous-mêmes retrouvions le nom de nos «primitifs».

Anonyme 2
Dans la proximité qu’implique le milieu rural, à l’échelle du village ou du bourg, les artistes qui fournissent le féticheur, le prêtre ou le prince ne prêtent guère à la légende, d’autant plus qu’ils sont organisés en «boutique», comme ceux de la Renaissance (la boutique des Cranach) et qu’ils ont tendance à constituer une dynastie. Certains «byéri» Fang sont par exemple le produit de deux ou trois familles qui ont œuvré sur deux ou trois générations. Ensuite, ça s’arrête et ça repart ailleurs, sous une autre forme. Le geste de la signature n’est pas venu à l’idée d’un artiste africain qui a le souci de rendre présent un objet dont la charge est unanimement reconnue par le village. Son objet n’est pas chargé de le «représenter», il n’est pas la concrétion de sa pensée et de sa personnalité, mais de celles de sa communauté. Il ne lui viendrait pas à l’idée de se vouloir «différent» parce qu’il met l’intérêt commun au-dessus de lui et que son art est l’émanation de cet intérêt commun. Il ne peut pas y avoir exacerbation de la reconnaissance individuelle et du nom dans un lieu où un objet est si attendu et où il trouve si bien sa place. Toute la communauté le signe (un «byéri» Fang, un masque Dan).
J’aimerais dire que l’art africain est un art créé par des prénoms, comme la si jolie tentative de Van Gogh, peintre de tous les malentendus, de tous les abus interprétatifs qui, sur le vase d’un bouquet de tournesols, a signé Vincent. «Vincent», cela signifie: «C’est le plus beau cadeau que je puisse faire». Quelque chose d’aussi clair qu’un chromo sur une boîte de chocolat. Il y a une immédiateté qui réclame le prénom. Surtout, l’usage du prénom s’oppose à cette prise de pouvoir qu’est le nom. Etre du côté du prénom, c’est être du côté de la mère. Choisir de signer Ben d’une écriture d’enfant ou d’illettré, ça n’est pas signer Dali (maestro!). Quoiqu’il y ait aussi de belles plus-values effectuées sur le prénom : Raphaël ne sonnera jamais comme Claude.


Je voudrais être noir
Résider en Afrique demande aux occidentaux qui ne veulent pas profiter d’une situation ancienne une certaine discrétion et beaucoup d’écoute. L’esprit de caste et la mémoire du colonialisme sont encore tellement forts qu’il est facile de vivre sur les prérogatives de sa classe. Il n’est pas question d’imaginer qu’on va faire oublier d’où l’on vient. Il n’est pas question de penser être «comme» ou de jouer au transfuge par rapport à sa communauté natale. Le seul secours est d’agir. La seule position consiste à partager. Peu à peu, une longue fréquentation efface l’impression ou le soupçon de demeurer un spectateur. On commence à ressentir le plaisir immense d’intégrer des gestes qui résonnent avec notre corps et nous font entrer dans un autre rythme.
Il faudrait faire l’inventaire de ces gestes qui nous font basculer dans une autre peau, qui nous procurent un instant la sensation d’entrer dans une vie nouvelle. C’est presque un travail d’acteur. C’est aussi prendre le risque d’un léger ridicule (comme ce missionnaire voulant faire ses sermons en Djerma-Sonraï, langue à tons dont l’apprentissage des sonorités est difficile et qui ne réussissait qu’à émettre un chapelet d’obscénités devant une assistance secouée par les rires…) : frapper dans ses mains, comme pour applaudir, devant l’entrée d’une case ou d’un banko, afin de prévenir de son arrivée, s’accroupir autour du plat, mettre la main au plat (il y a une hiérarchie, une préséance), se laver les mains avec une seule tasse d’eau en fer émaillé (aimer la souplesse de l’accroupissement, des jambes devenues ressort), remonter un pan de son boubou sur les épaules (pour les femmes, ce serait renouer son pagne), se déchausser avant de s’asseoir sur la natte, lever la théière bien au-dessus des verres minuscules pour que le liquide doré refroidisse le plus longtemps possible au contact de l’air etc. S’intégrer, faire oublier la distance qui rend toute vraie parole impossible, c’est épouser une façon d’aller, une démarche. Nous sommes dans des régions – je pense surtout au Mali et au Niger – où le langage du corps est très important, où l’on juge un être bien autant sur une présence physique que sur une parole. Et cette présence physique n’en appelle pas spécialement à la beauté, quoique les sahéliens soient conscients de représenter l’aristocratie du corps et de l’attitude corporelle. Elle en appelle à un mélange d’attention et de réserve.
Qu’est-ce qui autorise à se prendre pour, alors qu’on a en poche billet d’avion, papiers et devises que ceux qui nous font face n’obtiendraient qu’au prix de difficultés sans nombre ? Sommes-nous à la même enseigne et voudrions-nous faire croire à ce mensonge ? Est-ce vraiment se prendre pour ou soupirer, avec sa mauvaise conscience, après une vraie réconciliation, avec sa propre enfance puis avec un continent meurtri ?

Nord-Sud
La réconciliation, elle vient des générations nouvelles et d’attitudes débarrassées de voyeurisme et de préjugés. Quand des intellectuels africains ont créé un centre d’études ethnographiques pour étudier les mœurs des auvergnats et qu’ils ont séjourné dans les villages du Cantal, non pas pour mesurer leur crâne mais pour consigner leurs coutumes, cette monnaie de notre pièce a constitué un soulagement.
Il est difficile pour un occidental d’adopter en Afrique une position exempte d’ambiguïtés. Pour faire un rapide historique de nos attitudes, il y a eu les nostalgiques de leurs anciens privilèges - Clochemerle de petites gens montées en graine parce que payées en C-F-A et dirigeant une batterie de nounous et de boys (patron !). Il y a eu les adeptes d’un nouvel exotisme du style Les enfants de Poto-Poto ou Cocorico Monsieur Poulet. Je ne reproche rien à Michel Croce-Spinelli ni à Jean Rouch – certainement pas à Jean Rouch qui est un vrai créateur –, mais l’humour et l’invention qu’ils ont reconnus à l’Afrique de la pré-décolonisation ont pris un drôle de goût. Il y a eu aussi, dans les années soixante-et-dix, des occidentaux très politisés qui eux, refusaient toutes les couleurs locales et des plaisirs que leur intégrité froide jugeait complaisants : une action collective obtenue valait mille appréciations psychologisantes ou subjectives (exemple d’une de leurs initiatives remarquables, les radio-clubs installés au Niger, émetteurs-récepteurs mis à la disposition des villages et chargés de mettre en relation les agriculteurs afin de décider, sans l’intervention d’aucune «aide technique» extérieure, de la date des récoltes, des conditions d’irrigation etc.).
L’attitude de Croce-Spinelli est remplie de bonnes intentions : elle consiste à faire l’inventaire et le relevé d’une faculté de création et d’invention formelles particulière aux africains. Il a été fasciné par leur talent de récupérateurs et la manière dont ils détournent les objets de grande consommation occidentale pour en faire autre chose. Derrière son regard, il y a bien sûr l’intérêt de Dada, des surréalistes, des Nouveaux Réalistes et du Pop’art pour l’objet détourné ou réapproprié. Croce-Spinelli a inauguré cet engouement pour les jouets africains en boîtes de conserve, pour les attachés-cases recouverts de bidons de bière martelés et pour les fresques, calicots et badigeons publicitaires. Il a senti le kitsch jubilatoire des copies de sculpture et de ce qu’on nomme «l’art d’aéroport». A travers le primitivisme des enseignes de bars, d’échoppes ou de Bons Coiffeurs, il a mis en valeur une sorte d’art brut populaire et truculent que beaucoup d’artistes occidentaux se sont empressés de récupérer. Une grande partie de notre plaisir d’être en Afrique provient de ce regard «artiste». Et c’est vrai que sur un continent où l’habileté de la main – l’artisanat – compense sans arrêt le manque de la machine et des techniques, les trouvailles ne manquent pas : je pense aux jerricans recousus comme des calebasses et qui deviennent de véritables masques ou à ces fétiches constitués de cylindre-blocs de camion aperçus en pays Fon. Bien entendu, chaque fois qu’un intérêt s’en mêle, la forme la plus inventive se dévoie rapidement : les attachés-cases qui ont tellement plu à Présence Panchounette sont aujourd’hui fabriqués à la chaîne et pour l’exportation. L’objection que je pourrais adresser à Croce-Spinelli, c’est qu’il n’a fait que renouveler le mythe du bon sauvage.
C’est la même que j’adresserais à Jean Rouch. Et pourtant. Durant la grande sécheresse de 1974, quand je passais à l’Hôpital de Niamey rendre visite à un ami infirmier, celui-ci, passant dans les salles jonchées de malades, envoyait des plaisanteries auxquelles répondaient les éclats de rire des moribonds. Ils se soulevaient de leurs grabats pour ne pas avoir mal aux côtes. Oh, je sais, ça fait Oncle Tom ! Mais un tel stoïcisme impressionne. Quand je regarde Cocorico Monsieur Poulet, je suis séduit et agacé. C’est vrai que Rouch a bien observé ce génie de la déconnade, cette auto dérision et cette invention dans le système D qui sont propres au Niger. Mais en même temps, son film a été tourné pas loin de Say, où, dans ces années-là, entre Mala et Kirtachi, on passait dans des villages clochardisés par la famine et la mouche tsé-tsé. Le cinéaste a choisi de ne tenir compte que des forces de vie. Cependant, une telle bonne humeur peut se figer en une grimace crispée ou plus simplement en un cliché à la «satchmo» : Armstrong se fend la poire ! A Niamey, les étudiants ont accusé le cinéaste de faire du néo folklore à l’usage des occidentaux.

Sud-Nord
Il ne peut pas y avoir échange ou partage sans égalité. On ne peut pas entendre un occidental – même artiste – prononcer des mots tels que partage, échange, égalité (fraternité !) sans soupçons, ceux envers le bon vieux paternalisme à la française et une histoire récente où les grugés ont toujours été les mêmes. Beaucoup d’africains ont aujourd’hui un réflexe de méfiance systématique envers les enthousiastes de leur culture, de leurs rites immémoriaux et de leur sens musical et plastique. Leur question est toujours la même : «Qu’est-ce qu’ils vont encore nous prendre ?». C’est un réflexe de chats échaudés plutôt qu’une manie du contrôle ou du copyright. Ils ont tellement vu passer de générations prêtes à se servir le plus naturellement du monde qu’ils en sécrètent de plus en plus une mentalité prompte à la revanche.
Tout, chez l’occidental, est occasion à satisfaction : celle de découvrir («C’est moi qui découvre» égale «C’est mon point de vue qui est central» : un africain parvenu sur les rives de la baltique au Xe siècle, lui, n’aurait rien «découvert»…), celle du dépaysement, celle de l’Altérité (ah, l’Autre !), celle de dominer économiquement et technologiquement et celle d’aider. La satisfaction d’aider est aussi celle de réparer. Mais aider ne peut pas être ressenti comme un don pur. Aider, c’est continuer à dire : «Regardez dans quel état ils sont» et surtout : «Regardez dans quel état ils se sont mis». Aider, c’est donner à croire qu’il y aurait des intentions louables qui sauveraient tout un système d’oppression, alors que l’aide fait partie de l’oppression. Nous le mesurerions mieux si venaient d’hypothétiques temps de vraie justice où, à l’instar des particuliers réclamant leurs biens spoliés pendant les guerres aux états, l’Afrique se mettait à réclamer des indemnités compensatoires pour la traite, toutes les sortes de traites – «le bois d’ébène» comme les arachides –, et surtout la manière dont les africains ont été traités, comme on pouvait employer ces mots avant l’entrée dans la chambre à gaz — «On va les traiter». Le traité de Berlin. Le trayage de l’Afrique. A Marseille, on se traite aussi. «Il m’a traité !». Pas besoin que ce soit transitif. Le mot d’aide est définitivement odieux.
Idi Amin Dada, dictateur sanguinaire, ubuesque et bouffon de l’Ouganda du début des années soixante-dix a, dans le film que Barbet Shroeder lui a consacré, quelques initiatives qui, sur le mode parodique, exprime bien un désir d’égalité ou de contrepartie : il se fait porter en chaise par quatre blancs mais surtout organise des collectes de vivres pour les nécessiteux de Grande-Bretagne et réitère maintes fois auprès du premier ministre anglais le désir qu’a l’Ouganda d’apporter une aide à son malheureux royaume.
Avec le même sens de la farce, le film malheureusement bâclé de Marco Ferreri Y’a bon les blancs, tourné en 1987, se moque des malentendus de l’humanitaire. Il ne s’agit pas là d’un regard africain, mais Ferreri a le mérite de lui supposer insolence et dérision. Il serait curieux de répondre à la compassion, sentiment obscène, par de la gratitude.
Il m’est arrivé de faire de la distribution de vivres : les céréales et le lait venaient de la World Church dont nous ne savions rien, mais ça sonnait à nos oreilles comme Peace Corps. Les autorités maliennes ne voulaient pas que nous distribuions directement nos vivres aux populations. Ils voulaient nous obliger à les remettre à la police des bourgs, ordre auquel nous ne pouvions pas nous soumettre, connaissant trop bien l’usage qui en est fait. Nous avons failli revenir à notre point de départ avec nos camions pleins.

Ma petite O.N.G
Où se trouve Jean-Baptiste, entre tant de bonnes volontés catastrophiques et d’affairismes ? Sur la corde raide, sans doute, avec, d’un côté son attente d’artiste et de l’autre son désir d’immersion dans une communauté. En tout cas, bien forcé d’intégrer un sentiment de porte-à-faux et essayant d’adopter, par dessus des scrupules idéologiques, une sorte de justesse. Elle s’exprime par la volonté de ne pas chapeauter, s’approprier, pas chercher à tirer son épingle du jeu collectif – ce qui est la moindre des choses – mais aussi d’y réinvestir immédiatement les bénéfices autant pécuniaires que symboliques. Probité basique.
Case à palabre, une initiative de 1989, illustre sa position : celle d’un concepteur : avoir l’idée de créer des tableaux vivants – des saynètes parlées accompagnées de musique et de percussions – à partir de peintures existantes d’Aboubakar Diané qui en constituent le motif et le décor, celle d’un producteur : assurer un montage financier et rassembler les différents protagonistes – peintres, comédiens, musiciens et techniciens –, et celle d’un chauffeur : conduire la voiture lors de la tournée des acteurs dans les quartiers de Dakar et les villages du Sénégal.
Ce genre d’entreprise rappelle les trains et les camions d’agit-prop de la révolution de 1917 où les artistes, les metteurs en scène de théâtre (Meyerhold par exemple) diffusaient dans les villages les formes et les expressions nouvelles. On pense à Brecht concevant un théâtre pouvant être joué partout : les places, les cours de ferme, les préaux, les usines. Il s’agit de créer une structure mobile, un mode d’intervention ludique, coloré et explosif qui en appelle à différentes expressions (peinture, théâtre, musique) au service d’un message concret (les soins, l’hygiène etc.) adaptable à tous les tons (commedia dell’arte, satire, burlesque, parodie…).
J’imagine parfaitement l’arrivée du break surchargé dans les villages. J’imagine quelque chose comme des montreurs de marionnettes, des bonimenteurs de rue et des bateleurs de foire. Il y a une chose qui m’a toujours séduit, en Afrique sahélienne, c’est que le spectacle – l’idée même du spectacle mais aussi ses manifestations – n’est jamais mis en exergue, n’est pas recadré par un plateau ou une scène exhaussée. Le spectacle traditionnel (concerts des griots, sortie des masques, danses et chants), souvent inscrit par le cercle des spectateurs, est de plain-pied, au ras du sol et sans limites suffisamment autoritaires pour que la rue ne puisse y pénétrer : je veux dire les chiens, les ânes, les moutons, les poules et bien sûr la marmaille. Il n’y a pas de spectacle suffisamment grave qui ne puisse être interrompu. Au cinéma en plein air de Sokoto, au Nigéria, les vendeurs de beignets et de boissons passent entre les rangs et les commères continuent leurs conversations sans aucune considération pour le fil de l’intrigue (un pot-pourri de films hindous, de westerns et de péplums collés bout à bout avec des bandes-annonces et des clips publicitaires). Il est toujours temps de le rattraper. Cela ne veux pas dire que le public est inattentif mais qu’il ne peut pas concevoir de spectacle qui soit inassimilable à son présent ou hors de portée d’un quotidien ou d’un rythme de vie.

L’urgence
Le break de Case à palabres est surmonté d’un haut-parleur qui diffuse une chanson de Youssou N’dour, Set, où il est question de la propreté de l’eau et de l’hygiène. Le sens mélodique et harmonique de la musique malinké se met au service de ce qui peut devenir des slogans ou des inscriptions murales. Ndour aurait pu se contenter de chanter des romances ou de composer librement, sans la contrainte du message ou d’un sujet utilitaire. Mais cet utilitarisme ne lui a jamais paru inférieur à son art, au contraire. Il ne s’est pas raconté qu’il fallait évacuer le sujet. Il ne s’est pas dit que l’art ne devait se mettre qu’au service de l’art. Il n’a pas affirmé qu’il ne faut pas confondre les œuvres et les bonnes œuvres. Avec les moyens de la chanson populaire, il a décidé de faire passer des consignes simples qui peuvent sauver des vies. N’dour est, je crois, de la caste des griots. En tout cas, sa connaissance de la tradition mandingue le prouve. Un griot est un artiste mais pas dans le sens occidental du mot : il est chargé de la mémoire et s’il est capable de chants beaucoup plus poignants que le blues et le fado réunis (l’épopée de Soundiata !), il ne doit jamais oublier son rôle d’archiviste, de comptable des faits et de passeur des mots d’ordre. Il est au service d’une population vis à vis de laquelle il a un rôle de hérault (de garde-champêtre rouleur de tambour ?) à tenir.
Ce que Jean-Baptiste a trouvé en Afrique, c’est un dépassement de l’art dans ses présupposés avant-gardistes, présupposés dont il vient. Il ne se pose pas la question de la valeur. Il répond à une urgence sans souci de pérennisation. Ce qui lui importe, ça n’est pas le succès de telle soirée, de telle pièce-concert ou de telle peinture d’Aboubakar Diané en jeu dans Case à palabres, mais la faculté d’entraînement du projet et une façon de se mettre d’accord pour agir ensemble. Ce qui importe, c’est la façon dont un projet va en susciter d’autres, étendre ses équipes et permettre une redistribution des rôles. Ainsi Cases à palabres entraîne M’auto, les Murs qui parlent, Set Setal, Voiture Sida solidarité et Voiture pharmacopée traditionnelle.

Réalisme socialiste
En 1974, avec Eyadéma, guide suprême togolais, il faut gagner la guerre de la patate douce. Avec Mobutu, trésor vivant zaïrois, il faut remporter la bataille de l’igname et de l’authenticité. Des planches découpées aux aplats violemment colorés ponctuent le bord des routes et les artères des capitales. Elles dessinent la silhouette monumentale du leader, le genou fléchi, le torse en avant et l’index pointé vers la ligne d’horizon. Le récent Panthéon africain rassemble des icônes : Mandela, Fidel et le Ché, aujourd’hui Thomas Sankara et le sous-commandant Marcos. Sur beaucoup de pagnes, le déhanchement du soukouss fait grimacer le visage imprimé des présidents. L’image est directement édifiante : Jomo Kenyata souligné par le tuyau de son chibouk, Mobutu par sa canne sculptée. La netteté de soldat de plomb tout neuf du jeune général nigérian Gowon qui, après avoir été déposé, cite Shakespeare : «La vie est une scène où chacun a ses entrées et ses sorties». Des images plus sinistres, des ombres fumeuses plutôt que des images : Olympio sur le perron de sa villa de Lomé voyant arriver une jeep chargée de soldats : premier assassinat, premier coup d’état de la jeune histoire moderne de l’Afrique.
Dans l’expression la plus populaire de ses arts visuels, l’Afrique ressent les mêmes aspirations que le Mexique de Diego Rivera. Le mur et la palissade urbaine sont le support préféré de peintres dont l’esthétique est voisine de celle des bandes du Bronx rendant hommage par une immense stèle à un des leurs tombé. Un exemple de cette volonté à la fois biographique, commémorative et didactique est l’œuvre du peintre zaïrois Chéri-Samba. On n’est pas loin de l’ex-voto, d’un mélange de récit et de dévotion. À cela se mélangent des éléments venus du cinéma. Le cinéma est en effet le grand modèle de l’imagerie populaire. La notion de héros, d’héroïsme, ne souffre d’aucun soupçon. Il ne faut pas seulement faire passer un message – la campagne contre le Sida de Chéri Samba –, il faut aussi édifier et galvaniser. La différence, tout de même, avec un art populaire et urbain strictement réaliste-socialiste, c’est que s’y adjoignent humour et fantaisie. La plupart des peintres africains sont des autodidactes. Leur capacité d’invention provient de leur absence de conformisme ou de leur ignorance de toute convention.

Facteur Cheval
Si le potentiel artistique de l’Afrique impressionne aujourd’hui autant, c’est parce que s’y sont épanouies des formes singulières et gratuites qu’aucun dogme ni aucune hiérarchie culturelle ne vient abîmer. Dans l’Afrique urbaine, un artiste n’est pas un professionnel : il n’appartient pas à un club de spécialistes. Il ne peut pas supposer faire carrière. Au départ, c’est un artisan (peintre en lettres ou d’enseignes comme Chéri Samba dont les débuts sont semblables à ceux du géorgien Pirosmani avant sa rencontre avec les aveniristes russes). En Afrique, l’art urbain récent n’est pas nommé, reconnu ou attirant du prestige. Du plaisir oui. Chaque initiative, chaque geste hasardé répondent à la nécessité ou au jeu. C’est ainsi que se développent des œuvres comme le projet encyclopédique du philosophe et artiste ivoirien Frédéric Bruly Bouabré. C’est ainsi qu’apparaissent des sortes de miracles comme la vocation d’architecte autodidacte du zaïrois Bodys Isek Kingelez qui construit en carton des «extrêmes maquettes» d’immeubles fabuleux. La chance et la richesse de la création africaine, c’est que l’artisan amoureux de son métier ne sait pas qu’il sera un jour intronisé artiste et ne s’en soucie guère. C’est ce qui s’est passé avec ce qu’on appellera bientôt une «école» africaine de la photographie. Dans chaque bourg, il y a un de ces studios minuscules remplis de décors semblables à ceux qu’on rencontrait au début du siècle à la foire du Trône et devant lesquels les surréalistes se faisaient tirer le portrait, à moins d’y passer la tête au travers pour devenir aviateur, dompteur ou coureur automobile. Ces studios installés dans des bankos austères ou des baraques en planches sont transformés en salon «bourgeois» remplis d’objets en plastique colorés, de tapis en matière synthétique présentant des motifs tachetés ou zébrés. Le photographe attend l’odalisque. Tout le décor l’espère. On donne à cœur joie dans le décoratif et l’ornemental avec une surcharge d’imprimés à fleurs et de bouquets en plastique. Mais le plus étonnant, c’est la participation du client ou de la cliente. La qualité de la photo est en partie due au sens du placement et à la photogénie de modèles qui en font un théâtre. Un «sapeur» (haut-couturier de sa propre personne, inventeur de costumes inédits pour la magnificence de son paraître d’un soir) qui va se faire photographier, c’est déjà un spectacle. Une executive woman locale, un de ces immenses paquebots fardés, chaloupés et chaussés de «tongues» qu’on nomme Mummy-Benz au Ghana et dont la bouche est toujours occupée par un bâton de neem, son élégance et sa grâce peuvent être signifiées par le nœud et la tenue de son foulard de tête, véritable volière.

Strates
Le travail de Jean-Baptiste est une sédimentation d’intentions et d’attitudes rassemblées dans un même projet rendant nécessaires la formation d’un collectif, un partage des tâches et un échange des rôles. Ce projet véhicule un message, induit du «social» mais produit tout autant des objets, des photographies, des dispositifs, de la peinture et des dessins n’ayant plus rien à voir avec le message initial. Il n’y a pas là un désir d’art total ou global – cela emprunte trop à des expressions populaires ou minorées pour prétendre à une telle pompe –, mais celui de faire de la naissance d’un processus, de sa concrétisation et de son extension une sorte de parcours visuel exprimé par des épaisseurs, des strates et la coexistence de codes dont certains proviennent de la sphère occidentale et d’autres du sens plastique africain. Il n’y a pas d’un côté l’action, l’intervention et de l’autre ses sous-produits. Il n’y a pas d’un côté le temps d’agir et de l’autre celui d’exposer, c’est-à-dire de mettre en forme. Tout est pris dans une continuité logique qui est celle du rebond : le projet de vie produit des peintures, les peintures produisent des projets. En aucun cas l’exposition ou le livre ne peuvent être pris comme des résultats, mais en aucun cas non plus l’action, dans ses côtés les plus conviviaux ou «humanitaires», ne prend le pas sur des pratiques artistiques qui se verraient reléguées au second plan. Cela se fait dans un même temps en répondant à l’intérieur de ce même temps à des questions différentes. En aucun cas, elles ne peuvent être considérées comme incompatibles. L’échec, pour Jean-Baptiste, ce serait de voir cette stratification divisée et jugée selon ses parties, les uns penchant plus sur l’utilitarisme d’une action, les autres davantage sur la délectation plastique. Chaque strate supplémentaire n’est pas chargée de documenter encore plus l’ensemble du projet – quoique ce soit aussi son rôle – mais d’y ajouter une complexité et une ouverture supplémentaires. Le mot de complexité n’est pas exact : il faudrait dire plutôt, un point de vue supplémentaire. Est-il nécessaire de connaître l’ensemble du travail pour comprendre le maillage et le tramage de chacun des projets ? Pas obligatoirement. Les niveaux de sens peuvent s’ajuster et se compléter au prix d’une enquête assez simple mais la complexité affichée dans l’espace du livre, de la galerie ou du centre d’art n’est pas celle qui est annoncée dans le rapport au collectif ou à la rue. La difficulté de cette œuvre est inscrite dans une délicatesse qui pourrait sonner comme une parole évangélique : rendre à chacun ce qui lui revient mais en même temps tenir compte des liens, des connections qui font que chacun est pris dans une histoire dont Jean-Baptiste multiplie les points de vue. La difficulté éthique corollaire à la première, c’est : Mais qui signe ? (Audat–Perpère–Touré, trilogie à demi hétéronymique telle qu’elle est annoncée lors de la dernière exposition à la galerie du Tableau à Marseille ?). Qui s’en va avec le plat ? Jean-Baptiste travaille avec Dame Ndiaye ou Jean-Baptiste phagocyte Dame Ndiaye ? On voit bien, dans le projet réalisé avec le photographe Seydou Keita et son fils, boutique d’artistes maliens internationalement reconnue (Parenté à plaisanterie), que l’équilibre est respecté, que la pensée de cet équilibre sous-tend tous les projets africains de Jean-Baptiste Touré. En effet, le repositionnement du nom et de la signature font partie de ses enjeux. L’utopie de Jean-Baptiste est autant celle du partage et du dialogue entre le nord et le sud que celle d’un requestionnement de la figure de l’artiste ou de l’auteur. Il est à préciser qu’il ne s’agit pas de nier à tel créateur la propriété de son travail, comme la question se pose en ce moment avec internet, mais d’en finir avec le mythe de l’accomplissement individuel. Nous avons vu cette remise en question affirmée par des collectifs comme Présence Panchounette (le prénom, le sobriquet ou la dénomination burlesque). Nous l’avons constatée dans les années quatre-vingt avec la formation de groupes, de duettistes, de couples et de fratries.

Le long du fleuve Niger
En 1989, le premier voyage du retour de Jean-Baptiste en Afrique a été consacré à un journal de bord sous forme de dessins sur le motif. Toujours le même travail du recommencement, en l’occurrence par la pratique de base, le dessin… Toujours la préoccupation de refaire l’ensemble du chemin, de recommencer le parcours par son point de départ initial et de conférer à l’ensemble de son travail comme le tracé d’un voyage fait d’aller-retours…
Si je devais donner l’équivalent écrit de ces «stations paysages» dessinées par Jean-Baptiste de Dakar à Tombouctou, au risque de la carte postale, je décrirais d’abord un taxi-brousse entièrement refait selon les besoins de la piste en tôle ondulée : l’armature en bois chargée de contenir les passagers et leurs bagages, mais aussi les peintures violentes, couleur friandise, et les devises tirées du Coran ou d’une étrange Sagesse des Nations dont la carrosserie est ornée. Je parlerais de la place du chauffeur – héros populaire chanté par le griot haoussa El Hadj Mahamane Chata, prototype de l’homme d’action et du séducteur – encombrée d’objets de culte très syncrétiques qui vont du chapelet au grigri en passant par la Mamiwata (sorte de sirène descendant de l’ancienne Isis). Puis je décrirais le graisseur, assistant du chauffeur, son page couvert de cambouis et de suie, son aide en haillons chargé de sonder le féch-féch (sable mou), d’y installer des rails, et parfois de glisser des cales sous les roues des camions dans les pentes heureusement rares. La particularité du graisseur est de n’avoir jamais de place et d’effectuer les trois-quarts du voyage accroché à la carrosserie avec les jerricans et les gherbas. Je parlerais très conventionnellement du premier baobab rencontré, énorme trognon de chou à la matière filandreuse, arbre goutteux affecté d’éléphantiasis. Je m’attacherais ensuite à la pénombre d’une école coranique et à ses talibés, surtout à leur ardoise en bois, petite planche à hacher sur laquelle ils écrivent avec de l’encre claire et qu’ils effacent en la lavant. J’essaierais de fredonner l’air fameux de Kouyaté Kandia et du Bembeya Jazz Orchestra de Conakry qui est un hymne à la beauté du fleuve et qui s’intitule Djoliba. Je m’arrêterais un peu stupidement devant un margouilla noir à tête rouge et jaune, sorte de petit iguane local qui fait des pompes avec ses bras arqués sur les murs de banko. Je décrirais aussi les boîtes de tiger balm made in China, sorte de panacée universelle servant aussi bien à oindre les petites blessures qu’à se débarrasser de la migraine et du rhume. J’essaierais de donner la sensation du son très clair de la brousse, de cette impression d’entendre encore longtemps les vibrations de la moindre pierre tombant sur le sol. Je parlerais aussi des lampes-tempêtes des «tabliers» aux abords des villages et du trouble des lueurs mélangées à la poussière de sable.

Frédéric Valabrègue
tiré de Ma petite ONG, Jean-Baptiste Audat-Touré & Frédéric Valabrègue, édition Les Affinités, Centre régional d'Art Contemporain, Montbéliard



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