STAUTH & QUEYREL 

UNE RHÉTORIQUE FACÉTIEUSE ET DISTANCIÉE

Extrait de Le Match de Football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Maison des sciences de l’homme.
À paraître.
Christian Bromberger (avec la collaboration de Alain Hayot et Jean-Marc Mariottini).


Contrairement au combat de catch, pantomime burlesque (1) que l’on vient voir pour rire, le match de football n’est pas une histoire drôle. Intensité du drame, gravité des symboles, angoisse, souffrance, joie semblent laisser bien peu de place au sourire, complice ou détaché. On ne badine pas avec un match. Tel esprit supérieur qui, aux temps forts de la partie, manierait l’ironie l’apprendrait vite à ses dépens. Sur le terrain le ton non plus n’est guère à la plaisanterie. La facétie ne fait irruption qu’en marge de la compétition, dans les vestiaires après une victoire ou à l’entraînement, loin des tensions. Rien cependant dans le monde du football, qui s’apparente à ces parodies de match qu’organisent d’anciens rugbymen, à ces parures facétieuses qu’ont arborées leurs cadets - les joueurs du Racing Club de France - lors d’une finale de championnat, à ces troisièmes mi-temps, ludiques, carnavalesques, que ceux-ci organisent régulièrement. En suivant cette comparaison, ne pourrait-on opposer deux points de vue sur le monde, l’un rugbystique, modelé par l’imaginaire de la fête rurale occitane et les facéties de carabin, le second footballistique, pétri dans l’univers du travail industriel et urbain ? Au premier abord donc le rire ne semble guère de mise sur le terrain, comme dans les gradins, comme il déroge et dérange dans les grands genres dramatiques.

Si le football est un jeu métamorphosé en drame, le comique resurgit pourtant sous deux formes différentes qui atténuent l’intensité des sentiments et ponctuent de dérisoire le sérieux de la confrontation. D’une part, ce sport recèle, par ses propriétés intrinsèques, des virtualités comiques qu’alimentent les situations imprévisibles et la duperie, ruse ou tricherie, un des schèmes fondamentaux du jeu. D’autre part, l’adhésion militante n’exclut pas une mise à distance, voire une mise en scène facétieuse, de sa propre pratique. Quand les jeunes supporters déclarent « On s’est bien marré au match ! », cela ne signifie pas ; sinon occasionnellement, que la partie a été riche en épisodes cocasses mais qu’ils ont soutenu leur équipe sur un mode emphatique et parodique. Ils ont joué leur rôle avec sincérité mais sans s’interdire un clin d’œil amusé en hurlant des slogans outranciers ou en brandissant des emblèmes agressifs.

On saisit cette distanciation facétieuse quand les spectateurs réclament bruyamment un pénalty en faveur d’un joueur de leur équipe, qui s’est effondré dans la surface de réparation, terrassé par un coup qu’il n’a pas reçu. Leurs vociférations sont entrecoupées de sourires entendus. On perçoit tout autant cette ambiguïté des comportements partisans quand on examine les procédés rhétoriques mis en œuvre pour soutenir les siens et disqualifier les autres. Un supportérisme à l’état brut se contenterait d’encouragements et d’insultes conventionnels : « Allez… », « Bravo… », « Vive… », « À bas… », « À mort… ». Parodie, emphase, jeux de mots et jeux de sens qui s’épanouissent dans les stades introduisent un écart par rapport à cette norme minimale et viennent tempérer la gravité des sentiments et du drame.

La dépréciation de l’autre, voire le soutien aux siens empruntent souvent la voie de la parodie burlesque de l’adversaire qui suscite la joie; détournement et adaptation facétieuse de rythmes, slogans, mélodies relevant d’autres registres (L’Ave Maria de Lourdes converti en , etc.) ; disjonction (2) sémantique ou stylistique au sein d’un même message, accentuant l’intention parodique, comme dans cette adresse à l’arbitre scandée d’abord mezzo voce : « Oh ! l’arbitre, écoute la voix du seigneur : Enc… », ce dernier terme, étant hurlé à pleine voix ; disjonction encore dans une série de gestes quand tel supporter achève chaque salve d’applaudissements par un bras d’honneur. On retrouve ce même procédé dans la formation des noms que se donnent les groupes ultras où se télescopent références politiques et emblème footballistique : « Settembre bianconero » (Septembre blanc et noir), « Potere bianconero » (Pouvoir blanc et noir), etc. Ces amalgames facétieux, entrecroisant genres et registres, franchissent les limites du stade quand, par exemple, des lycéens et des étudiants scandent sur La Canebière lors des manifestations de décembre 1986 : « Devaquet (3), salaud, l’OM aura ta peau ! ». C’est incontestablement à Naples lors des fêtes du scudetto que cet art de la parodie atteint son plus haut degré d’achèvement : cérémonies, folklore, stéréotypes font l’objet de réinterprétations bouffonnes et ironiques ; monuments, équipements urbains n’échappent pas à ce bricolage comique : Dante, dont la statue trône sur la place du même nom, est transformé en supporter brandissant un drapeau bleu-azur ; dans les quartiers populaires les panneaux de sens interdit ont été repeints aux couleurs du club, etc.

L’emphase dans la mise en scène de l’adhésion contribue à cette atmosphère carnavalesque. Grimages, vêtements, parures témoignent souvent d’une exagération consciemment bouffonne. Ainsi l’accoutrement de certains supporters tient-il tout à la fois de la panoplie guerrière et de la mascarade burlesque où le trait est grossi jusqu’à la démesure : perruques et chasubles aux couleurs criardes, profusion d’emblèmes provocateurs et caricaturaux (tels ces étendards ou ces autocollants des ultras marseillais représentant un gladiateur, une tête de mort un couteau entre les dents, un monstre aux doigts en forme de sabres, etc.).

Des comportements et slogans relèvent aussi de cette surenchère emphatique. Les noms des présidents, des joueurs, des clubs sont les cibles privilégiées de cet humour tantôt corrosif, tantôt laudatif. On se rappelle à quelles reconstructions facétieuses se livraient les supporters marseillais sur le nom et à la barbe de l’ancien président des Girondins de Bordeaux. On peut évoquer aussi les mêlées où les jeunes supporters mettent en scène leur liesse sur le mode de la démesure ; paroles outrancières où perce une distanciation complice par rapport à l’énormité des propos. On aurait, à coup sûr, tort de prendre au pied de la lettre les appels au meurtre des adversaires ou les louanges dithyrambiques adressées aux siens (dont témoignent, par exemple, les banderoles suspendues à travers les rues de Naples aux lendemains des victoires en championnat) ; s’y conjuguent dans des proportions variables selon les circonstances, sincérité, surenchère provocatrice, démesure ludique.

La rhétorique facétieuse du supporter Sme s’exprime encore à travers le foisonnement des jeux verbaux : jeu sur la forme des mots pour produire un nouveau sens (calembours et « à peu près »), jeu sur le sens des mots pour produire une nouvelle forme (métaphores humoristiques...). Parenthèse festive dans le temps, dans l’espace et dans las normes de tous les jours, l’effervescence du stade se prête tout particulièrement à l’invention et à l’expression de ces de la pensée : « OM te Bez », « J’OM la bouillabez » (légende d’une caricature dudit président, représenté avec des dents de morse). Le nom de la famille Agnelli, qui règne sur la Fiat et la Juventus, prête aussi à l’équivoque homonymique ; cette virtualité facétieuse n’a pas échappé à la sagacité caustique des tifosi napolitains : « Meglio come il cuccio che come gli agnelli »(Mieux vaut être comme l’âne - emblème du club napolitain - que comme des agneaux). L’attraction paronymique est encore au principe des emblèmes que se sont donnés certains clubs (Torino a choisi le toro, symbole de puissance) ou de stigmatisations grinçante de clubs honnis (ainsi à Naples « Veronaids » - « Vérone Sida » - remplace « Véronèse »), etc. Les louanges empruntent aussi la voie du calembour : « C’est Bon-Bell ! », pouvait-on entendre dans les gradins du stade-vélodrome quand le gardien de buts de l’O.M. effectuait une parade spectaculaire.

Aux jeux sur la forme s’ajoutent ceux sur le sens pour fustiger - ou parfois pour vanter, par dépit - l’équipe adverse : « En cage les canaris ! », hurle-t-on aux joueurs nantais qui portent un maillot jaune, point de départ de cette chaîne de métaphores. « C’est du pur porc ! », constate-t-on avec un sourire amer quand Strasbourg marque un but à l’O.M, etc. Ces jeux de sens peuvent encore être mis à profit pour dénigrer ceux qui, parmi les siens, ont démérité. En 1987, l’O.M recruta un solide milieu de terrain, Delamontagne, dont les exploits ne furent pas à la mesure de ce que suggérait son nom aux esprits facétieux ; ceux-là même le rebaptisèrent « Delacolline ». Tout comme les paronymies suggestives, des métonymies ironiques peuvent être à l’origine des blasons qu’arborent les supporters : ceux de Toulon brandissent ainsi un drapeau orné d’une superbe rascasse.

Au fil des matchs des commentaires facétieux, qui ne sont ni des éloges ni des insultes, ponctuent des actions de jeu : quand un joueur dégage le ballon notre voisin d’un jour s’exclame en filant l’antiphrase : « Oh ! le poète ! ». La distanciation comique prend un tour encore plus explicite quand de jeunes supporters scandent des slogans délibérément provocateurs qui n’ont plus rien à voir avec le déroulement de la partie. Ainsi, au cours d’une demi-finale dramatique du championnat d’Europe des nations (France-Portugal en 1984), vivats et encouragements étaient entrecoupés de « Libérez Zampa » (4) ! hurlé par une cohorte bouffonne. Formes extrêmes de cette distanciation, ces moments où les supporters en viennent à rire d’eux-mêmes, de leur passion, des stéréotypes qui s’attachent à eux, voire des déboires de leur équipe : tel tifoso brandit une pancarte où l’on peut lire « Mamma son qui » (Maman, je suis là), réflexion bouffonne sur l’anonymat du spectateur ; tel autre une banderole où est inscrit « Mamma solo il Napoli ti eguaglia » (Maman, seul le club de Naples t’égale) ; tel autre enfin évoque avec ironie l’histoire peu glorieuse des siens : « Scusate per il ritardo : 1926-1987 » (Excusez pour le retard : 1926-1987), Naples n’ayant conquis son premier titre qu’après 41 ans d’existence (5).

Toutes ces manifestations facétieuses, tempèrent, par intermittence, l’intensité du drame mais elles conservent, pour la plupart, une profonde ambiguïté : les quolibets cocasses que l’on adresse aux adversaires relativisent sans doute la portée des insultes mais ils consacrent aussi l’acuité des enjeux. Parodie, emphase, jeux verbaux s’épanouissent d’autant plus que l’adversaire est redoutable et que l’hostilité que l’on éprouve pour lui est forte. Ici, comme ailleurs, on rit d’abord et surtout de ce que l’on craint : du leader du championnat, d’une équipe honnie à la suite d’une longue tradition d’inimitié, de la vedette adverse, d’autant plus brocardée que menaçante et impériale, ou encore des siens quand la honte subie devient insupportable. Par là même le rire exorcise partiellement le drame, substituant le farcesque au tragique, la dérision à l’expression violente des sentiments ; il joue donc une fonction cathartique mais nous rappelle, par les registres où il puise, que le match nous parle de choses graves : la mort, le sexe, l’identité de l’autre. Si précaire et fragile soit-il, il souligne cependant qu’une participation sincère et militante n’exclut pas une mise à distance sporadique de l’événement et de ses propres émotions.

Cette conjonction d’un engagement sérieux et d’une conscience interstitielle du dérisoire est une caractéristique majeure de la partisannerie sportive. Les comportements des supporters apparaissent ainsi comme des compromis ou plus souvent comme des oscillations entre mobilisation fervente et prise de distance amusée. Au cœur du drame, la participation est, sur un mode ritualisé, ce qu’elle nous dit et nous montre à travers slogans et emblèmes : la guerre, l’amour des siens et la haine des autres ; à d’autres moments, plus relâchés, elle glisse vers une mise en scène satirique de ces mêmes thèmes et comportements, rituels au second degré pour ainsi dire. Les insultes demeurent souvent les mêmes mais le regard et le ton s’infléchissent.

Les ethnologues ont parfois noté les décalages entre les attitudes des fidèles et la gravité des cérémonies qui les rassemblent. “Il arrive, remarque Malinowski, qu’au beau milieu d’une tâche un homme se mette soudain à exécuter rapidement une opération rituelle tandis que ses compagnons continuent à bavarder et à rire sans s’occuper de lui le moins du monde” (6). C’est bien de cette “implication paradoxale” (7), qui s’accommode d’attitudes contradictoires, que relèvent les comportements des supporters. Et c’est cette même ambiguïté qui transparaît quand on envisage le match de football comme un des rituels majeurs de notre temps.


(1) Sur cet art du simulacre et du chiqué voir Lamoureux (1985).
(2) On trouve là des formes de détournement de supports mélodiques similaires aux parodies de vêpres qu’a analysées J. Cheyronnaud
(3) Alors secrétaire d’Etat à l’enseignement Supérieur.
(4) Truand marseillais qui venait d’être arrêté.
(5) Ces formes d’auto-dérision sont surtout attestés à Naples où, on l’a déjà noté, on cultive l’ironie face aux catastrophes, à l’infortune, aux stéréotypes qui accablent la ville.
(6) Voir, dans le même sens, les remarques fort pénitentes de M. Douglas (1971 : 24) “l’anthropologue attend pour le moins des primitifs qu’ils célèbrent leurs rites avec révérence. Comme le touriste libre penseur en visite en Saint-Pierre, il est choqué par le bavardage irrespectueux des adultes, par les enfants qui jouent aux galets sur les dalles de pierre”.
(7) Cette expression est d’A. Piette, auteur de deux essais très pénétrants (1990, 1992) sur la “latéralité “ et la distanciation dans les rituels contemporains.

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