Frédérique NALBANDIAN 

Ondine Bréaud-Holland : Trois jours pour avoir osé voler une rose, 2016

J'ai déjà eu l'occasion d'écrire sur l'oeuvre de Frédérique Nalbandian, la noblesse de son expression comme la force qui l'anime, les gestes qui l'informent comme les impressions qu'elle nous laisse, face à ce que j'appellerais le sentiment du temps et la manière dont il nous confond. En poursuivant autour de ce thème, j'espère mener le lecteur dans l'intimité des pièces conçues, créées et reconduites pour ce mois de novembre 2016.

Il faudra plusieurs heures pour que l'étrange prise du filet tendu entre les piliers du musée se dissolve complètement. Le temps que l'eau parcoure le dispositif que l'artiste a prévu pour son cheminement, qu'elle aille à la rencontre des quatorze lettres du mot « recommencement » écrites avec du savon, qu'elle se mélange à elles et les abolisse (Précipité VI). Mais que dis-je ! Ce sont des jours qu'il faudra pour obtenir ce résultat, si tant est que l'on se risque à employer ce terme à propos de la production de Frédérique Nalbandian. Ne consacre-t-elle pas une bonne part de son énergie à destituer ce mot de tout prestige et, peut-être, à invalider toute idée de progrès notable ? Je veux dire par là qu'elle n'aime pas les résultats ; ce qu'elle aime, ce sont les résultantes, comme on le dit en peinture à propos des couleurs, par exemple ; son désir essentiel est de prolonger les durées déjà éprouvées, en procédant par touches additionnelles ou simples récupérations de ce qui a été soumis déjà à des phénomènes d'usure ou — pour utiliser une expression plus élégante — à des phénomènes de patine : ainsi de cette oreille exposée pour la seconde fois à un groupe d'impacts liquides, et qui se trouve réactivée, avec le même protocole ou presque, dans ce musée à la mémoire de Cocteau (L'Oreille qui tombe) ; ainsi de ces imposants tondi (Précipité 26-03-06, ...) et autres réceptacles dont la surface est constituée de dépôts qui forment des paysages ; ainsi des pièces de l'artiste, en général, assemblages, sculptures et même installations qui n'en finiront pas de se modifier en échangeant leurs états, au sens chimique. La vie est courte, l'art est long, écrit Sénèque au début de sa réflexion sur la brièveté de l'existence. Ici, de quoi peut-il bien être question, si ce n'est d'un rapport inégal entre des temporalités qui ne se recoupent que partiellement ? La petite sculpture intitulée Les Ages pourrait bien en être la transcription plastique.

Accepter l'idée du devenir. Cet impératif, Frédérique Nalbandian se l'applique à elle-même, laissant volontairement en sommeil certaines de ses pièces, pour les ressaisir par la suite. Elle le suggère à ceux qui auront été traversés, métaphysiquement parlant, par ses oeuvres, avec toutefois, en sus, l'indication suivante : si la beauté peut surgir au gré des rencontres, c'est par opérations de purgation successives qu'elle s'obtient le plus souvent, efforts et poussées plus ou moins perceptibles. En disant cela, je pense à ces mains en prière, presque ascétiques, qu'elle a choisi de présenter pour la deuxième fois au public (Traversée, 26-09-2011, Bruay-la-Brussière). Bien qu'arroséesrégulièrement par quiconque veut bien en prendre soin, ces mains perdent, au fil des jours, le trop-plein qui les encombre. Quant aux linges (serpillières, gants de toilette et serviettes) à l'origine des pièces en biscuit de faïence, ne peuvent-ils pas s'interpréter comme la version prosaïque de ce même principe, à cette nuance près que c'est l'argile, à présent, qui a été pressée et mise en tension.

S'il faut donc s'armer de patience pour suivre, dans leur accomplissement esthétique, les différentes réalisations de l'artiste, je dirais qu'il est impensable d'être pressé, si l'on veut saisir quoi que ce soit à L'Oreille qui tombe. Déjà impressionné par la taille de la sculpture, le visiteur tournera autour d'elle à la façon d'un anatomiste curieux. Désireux de comprendre ce que peut bien signifier cet objet d'inspiration surréaliste ou, simplement, d'obédience poétique, il le détaillera. Il méditera, peut-être, sur le passage, de la céroplastie à la sculpture sur savon, c'est-à-dire d'un art qui finit par produire toutes sortes d'hallucinations, à un art a priori moins inquiétant, même s'il a fallu à Frédérique Nalbandian un brin de déraison pour façonner à mains nues, la masse intimidante de l'élément anatomique, au coeur ici d'une fabrique de savon. Il se peut même que l'intéressé se réjouisse de ce que la cire, qui obstrue généralement le conduit auditif, se soit convertie en un produit nettoyant, une substance qui libère l'ouïe. Toutefois, que le visiteur prenne garde de ne pas tomber dans le piège que l'artiste aurait pu lui tendre en jouant sur l'idée que l'organe fonctionne correctement ! Car l'évidence est là : c'est bien à lui, que revient le test de l'audition. Se concentrer sur les sons émis par les sources disséminées dans l'installation, ceux du piano et de l'eau en l'occurrence, voilà ce qui lui incombe, en plus de l'attention qu'il doit porter aux voix féminines et masculines en présence. Celle de Pascal Quignard, notamment, qui lit ses propres textes sur le bruit de la pluie, et d'autres récits que l'oreille lui a suggérés. Et, pour ce faire, c'est-à-dire pour tirer du continuum sonore toute sa substance, le visiteur doit forcément ralentir le pas. Une fois encore, diminuer la cadence.

Dans des pièces plus modestes, l'artiste prolonge la réflexion sur la séparation des mondes. A travers quelles images ? Par exemple, à travers cette paire d'oreilles endormies, qui semble n'avoir pas entendu l'explosion interne qu'a subie la bouteille où elle se love, et nous laisse pantois (Cloche) ; ou bien la composition de roses plâtrées (Roses) qui donne à voir un monde reclus, en prise seulement avec le vide corpusculaire qui l'habite. A moins que, tout bonnement, dans ces oeuvres plus intimistes, il ne soit question de l'atelier de l'artiste. En être solitaire le plus souvent, Frédérique Nalbandian ne se livre-t-elle pas en ce lieu à une « toilette intellectuelle » qui passe « par un art de la conduite » ? Elle s'emploie à le répéter lorsqu'il s'agit de décrire, avec la plus grande économie de mots possible, ce qui fonde sa discipline, son éthique.

Question de temps encore ! C'est bien Au fil des heures qu'ils ont été réalisés, à la mine de plomb ou selon d'autres procédés de la seule invention de l'artiste. Mais de quoi s'agit-il ? De dessins auxquels elle a donné ce titre éloquent. Sur différents supports, allant de napperons désuets à du papier millimétré à peine obsolète, se distinguent des chiffres qui indiquent, à la seconde près, le temps qu'il a fallu à sa main pour accomplir la grille de petits points qui donne sa pulsation à l'ensemble (Contrée). Ce qui confirme son goût pour tout ce qui nous aide à mesurer le cours des phénomènes : les systèmes de graduation par exemple, ou les niveaux apparents, pour prendre un autre élément de son vocabulaire plastique. Quant aux autres motifs présents dans ses dessins, ils consistent en un fragment d'oreille, une main, une aile ou d'autres éléments corporels, comme si l'artiste tentait de s'approprier la question des origines : dans les cosmogonies antiques, le monde se créait bizarrement... D'ailleurs, comment ne pas souligner son inclination pour ce qui concerne l'ontogenèse, au regard des maculations qu'elle fait naître des différentes surfaces, et surtout des cercles qu'elle produit avec obstination. Je devrais plutôt dire des ronds qu'elle fait éclore à même le papier, en se pliant aux caprices de l'eau savonneuse (Pourtours). Ce qui ne signifie pas qu'elle rejette l'existence du souffle ni des bulles de savon auxquelles il donne vie. En 1734, Jean-Baptiste-Siméon Chardin s'emparait de ce thème, à travers la mise en image d'un petit récit où un personnage espiègle en épiait un autre, occupé à la confection d'une grosse bulle. La scène s'est seulement déplacée chez un maître-verrier où Frédérique Nalbandian observe, à son tour et maintenant, la création d'objets destinés à ses installations : les récipients sur lesquels elle a gravé ces oxymores empruntés à Jean Cocteau « Vivre est une chute à l'horizontale » et « Aller vite lentement ». A propos de l'horizontalité, il suffit d'ailleurs d'observer comment elle compose avec ce principe, en plaçant des lignes dans l'espace qui, selon la position du regardeur, en viennent à se séparer ou à n'en faire plus qu'une.

Dans son célèbre ouvrage L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin notait que les oeuvres de jadis, contrairement à celles d'aujourd'hui, étaient souvent tenues à l'abri des regards profanes, la statue du dieu dans la cella du temple par exemple, ou les sculptures de vierges chrétiennes, voilées la plupart du temps. Chez Frédérique Nalbandian, l'or, souvent, embellit ce qu'elle érige en relique, alors que des anges, par la vertu de leurs ailes vagabondes, occupent les lieux de monstration (Nice, anges 27-07-08). Plus encore — faut-il insister sur ce point ? —, c'est lors de périodes où personne ne la voit — à contre temps finalement —, que la matière travaille selon ses propres lois. Enfin, comment parler de procédés mécaniques pour ceux qu'utilise l'artiste, quand on sait qu'elle n'accorde qu'un crédit relatif aux moules et autres objets voués à la production en série. Et comment défendre la thèse qu'il y aurait du « même » chez elle, au regard des deux colonnes torses par exemple ? Colonnes identiques en fait, mais que le génie du lieu a rendu différentes (Etreinte).

Ne nous emballons pas vis-à-vis de Benjamin ! Un petit néon défectueux en guise d'auréole dans une des pièces murales (Aura) ; d'autres auréoles, en désordre apparent, dans les dessins intitulés Pourtour, voilà ce que Frédérique Nalbandian donne à voir également. Ainsi, pour en finir avec l'Aura, la valeur cultuelle des oeuvres de jadis aurait bel et bien disparu à ses yeux, sauf, peut-être, pour de nouvelles pièces dans lesquelles elle se lance à corps perdu. Je pense à la performance conçue par Pascal Quignard en février 2016, où elle plongea sa propre chevelure dans de l'eau quasi lustrale. Moment unique, qui participait de l'idée que certains faits de l'art ne se vivent qu'une fois. Ce qui ferait de lui une sorte d'anomalie, une rareté, à l'image de la gigantesque oreille qui l'a accueilli.

En évoquant la vie de certains personnages légendaires, tout en sondant la sienne, Pascal Quiguard a produit un livre vertigineux sur la pensée (Mourir de penser), ou plutôt sur ce qui serait son attachement au domaine de la corporalité. Frédérique Nalbandian, elle, ne commente pas la noèse ; elle dessine frénétiquement une forme traversée de lignes sinueuses que l'on ne peut imaginer que sienne : une masse encéphalique, irriguée par ses propres vaisseaux sanguins, toujours active (Encéphale). Et, comme la série de dessins ne parle pas, on fabrique une fiction à son sujet : à quoi l'encéphale peut-il bien songer, face aux pièces présentées à côté de lui ? Aux gestes prudents et même retenus que l'artiste a exécutés, gantée, pour se protéger du savon en fusion, au moment, par exemple, de réaliser les négatifs des colonnes torsadées (Ritournelle) ? Ou bien aux gestes délicats, proches de la caresse, esquissés pour dorer à la feuille la surface supérieure des seize galets muraux qui forment la mécanique — céleste ? — du grand dessin mural. (Enceinte) ? Aux gestes ambivalents, précipités ou, au contraire, freinés dans leur élan ? Les premiers ont été à l'origine de la fabrication des galets coulés à l'intérieur d'un bac en plastique légèrement incliné ; les seconds ont accompagné les roses fraîches, trempées, ni trop ni trop peu, dans la blancheur du plâtre. Et cela, avant que les fleurs en question ne soient sciées en deux, dépossédées de leur moitié.

Je parlais d'une fiction à propos de l'encéphale. J'aurais tendance à dire que c'est au moment du trempage des roses, qu'il s'emballe, jouissant du sacrilège commis envers la fanaison, songeant avec délice au tribut qu'il lui faudra payer pour réparer l'acte de réification. D'ailleurs, pour revenir au temps, c'est une course contre la montre que la Bête offensée impose à son voleur, dans le film bien connu. Souvenons-nous que, pour avoir osé dérober une rose, le père de Belle devra mourir, à moins que l'une de ses trois filles ne se sacrifie pour lui, dans les trois jours qui suivent !

Une moitié de rose se reflétant dans un miroir, cela donne quoi ? Et plusieurs rangées de ces mêmes fleurs placées dans des médaillons transparents, quoi encore (Médailles) ? Un historien de l'art répondrait : une référence à l'Arte Povera ; un philosophe, une méditation sur les faux semblants et la puissance de l'illusion ; un psychanalyste, une réflexion sur le manque, le désir et la mort ; un poète enfin, bien plus que tout cela. Jusqu'à quel point Cocteau croyait-il au pouvoir de la poésie alors qu'il surexploitait les effets ? Si Frédérique Nalbandian connaît bien son oeuvre, il y a une phrase qu'elle retient de lui : « La poésie est une religion sans espoir. Le poète s'y épuise en sachant que le chef-d'oeuvre n'est, après tout, qu'un numéro de chien savant sur une terre peu solide ». Or c'est peut-être ce qu'elle exprime à son tour, avec ces médailles, à la fois intensément belles (on ne le dira jamais assez, « la rose est sans pourquoi ») et sans valeur héroïque.
On parle de coïncidence lorsque deuxfaits indépendantsse rencontrent. Bien sûr, les images d'Orphée n'entreront jamais en contact avec celles que produit l'artiste, plus de soixante ans après. Pourtant, tout invite à y croire, comme le dit l'Ange Heurtebize, au moment du fameux passage du monde des vivants vers celui des morts : de l'image des portes-miroirs brisées, à l'idée que la matière peut se liquéfier (« avec ces gants, vous traverserez les miroirs comme de l'eau »), des mains en quête de connaissance, à cette phrase émise par la radio des enfers : « un seul verre d'eau éclaire le monde ».

Le verre qu'a choisi de mettre en scène Frédérique Nalbandian doit être compris comme un hommage rendu à Francis Ponge (Le Verre d'eau). Son travail s'en réclame depuis les premières heures. Inutile de revenir sur l'importance qu'il octroie au principe d'immanence et aux objets comme voie d'accès privilégiée à ce que les anciens appelaient l'aisthesis. Je crois pourtant que, par moments, ce travail brise littéralement la douceur inhérente au monde dépeint par Francis Ponge. Le verre a perdu en effet une part de sa perfection formelle au point d'être devenu inutilisable, bon à jeter, en fin de compte. Métaphore du génocide arménien ou, sans aller jusque-là, rappel de notre propre finitude. Jamais l'artiste ne le dira... Pour ce qui est de l'Arménie, cette contrée meurtrie d'où elle tire en partie ses origines, c'est plus subtilement qu'elle y fera allusion : dans de petites pièces réalisées à partir d'objets découverts sur son chemin ou fabriqués par elle, un tapis de selle persan, des boules de savon couleur grenade et un nuage de cire, pour n'en citer que quelques-uns (Iprev ichadag).

Face à ce qui pourrait agir comme le rappel d'une destruction inexorable, il y a ce qui pourrait évoquer un moment de triomphe. Je veux parler des deux colonnes torsadées qui, sans s'élancer complètement dans l'espace du musée — leur course s'inverse en leur sommet —, se dressent souverainement au milieu de la salle d'exposition (Etreinte). Si leur fonction est de créer un jeu optique avec l'architecture de Rudy Ricciotti, leur apparition dans la production de l'artiste constitue un moment important. Signe de rupture avec ce qui les précède, en ce sens que le bronze est associé à la stabilité plutôt qu'à l'instabilité, et que Frédérique Nalbandian renoncerait, là, à ses vieux démons ? Signe de continuité avec ce qui fonde son travail depuis plus de vingt ans maintenant, en ce sens que la matière utilisée ici est une matière non seulement malléable mais susceptible de changer d'aspect au contact de l'air ambiant ? Difficile à dire... Ce que je sais, par rapport à l'hypothèse d'une bifurcation dans son parcours, c'est que, quand elle parle des colonnes, elle évoque deux choses : La Porte des Enfers de Rodin, plus labile que solide, et la possibilité que ces artefacts, un jour, puissent être immergés, c'est-à-dire corrodés par le seul fait de sa décision.



Je commençais ce texte en évoquant la possibilité de faire du Temps la clé de lecture de l'exposition. Si Frédérique Nalbandian compose avec lui en jouant sur sa plasticité, n'est-ce pas pour une raison très simple ? Coexisteraient chez elle le besoin irrépressible de créer, et ce sentiment que le temps glisse entre ses doigts. D'ailleurs, quiconque la connaît bien sait avec quelle hardiesse elle livre bataille contre lui. Comme stratégie poétique, de la matériologie, comme conduite des opérations, du tact et de la dérision : c'est ce que l'on retient ici.



Catherine Macchi :De la confusion spontanée du savon dans les eaux tranquilles, 2016

Pendant 25 ans, de 1942 à 1967, Francis Ponge a repris à travers de multiples variations, aux menues différences, le thème du savon à la manière d'un musicien qui n'aurait de cesse d'interpréter la même partition dans le but d'en révéler la véritable nature. S'il a la forme d'un galet, nous dit le poète, le savon ne peut certes pas rivaliser avec la pérennité de la pierre : au contact de l'air, il sèche et se fendille ; au contact de l'eau, il se met à fondre et aussitôt que l'on tente de le saisir, il nous échappe des mains. Subtile métaphore de la fragilité des choses et du patient travail de modelage de l'écrivain avec ce matériau glissant que sont les mots, le savon a beau n'être qu'un modeste produit lavant, il porte en lui la promesse de tant de métamorphoses qu'il se pare des plus riches significations : « Le savon a beaucoup à dire. Qu'il le dise avec volubilité, enthousiasme. Quand il a fini de le dire, il n'existe plus.(1)» Ainsi, voué à sa propre perte, le savon se consume au fil des manipulations, mais dans sa finitude, il parvient à laisser une trace en entachant la limpidité de l'eau : « La voilà profondément troublée, en un volume relativement considérable.(2) »
Le travail de Frédérique Nalbandian trouve un écho surprenant dans le texte de Ponge, notamment cette série de sculptures qui réunit l'élément liquide et l'élément solide sous la forme de moulages de bouteilles d'eau minérales en savon : on y retrouve l'eau et le savon dans une lutte analogue à celle décrite par le poète. Ici la transparence de l'eau est opacifiée par la couleur mate du savon, sa liquidité substituée par la texture compacte de ce dernier, tandis que le corps du savon vient se déformer sous l'action d'un égouttement d'eau auquel sont soumises ces représentations de bouteilles dans une savante installation. En subsistent des tronçons verticaux cabossés à la blancheur mutique comme autant de ruines futures du monde occidental. On notera, au passage, dans le rabougrissement de ces volumes une contestation, qui n'est pas dénuée d'humour, de la dimension phallique de la sculpture...
Si ses sculptures trahissent quelque chose de l'ordre de l'impermanence du monde, Frédérique Nalbandian tente, néanmoins, de renverser les rapports de force entre solide et liquide en conférant au savon une densité qui le doterait d'une capacité de résistance. Autant le dire : une sculpture n'est point une savonnette ! Bien sûr ce sauvetage est provisoire et, à la longue, même un volume aussi imposant que celui de L'oreille qui tombe est destiné à disparaître sous l'effet de l'érosion, mais il faudra beaucoup de temps pour que le système d'eau qui l'irrigue en vienne à bout. Miraculeusement suspendue à l'horizontale dans l'espace d'exposition, comme en lévitation, cette oreille géante séparée de son hypothétique corps d'origine n'est pas sans évoquer les fragments tragiques de la statuaire romaine monumentale tel le colosse de Constantin qui devait atteindre les douze mètres de haut et dont nous ne pourrons jamais nous figurer l'intégralité. Il y a quelque chose d'éminemment tactile dans sa surface laiteuse dont la patine, semblable à quelque marbre ancien, appellerait volontiers la caresse. Pourtant cette gigantesque oreille de plus de trois mètres de long ne semble pas orpheline tant le fini de son modelé, la nature onctueuse de ses courbes et l'opalescence de la matière qui la constitue affirment de beauté et de raffinement. Elle apparaît même comme un organisme vivant en soi, clos dans son propre système, un oeuf, en quelque sorte, promis à éclore après un temps donné de gestation. On retrouve d'ailleurs cette dimension foetale dans les sculptures de cerveaux trônant sur des fûts de colonnes cannelées ou inversement encore plongés dans les eaux troubles d'un seau de verre parfaitement transparent.
Abandonnée à l'écoulement de l'eau à la manière d'une vasque antique, cette grande oreille se fait alors l'offrande d'un rite qui célèbre la matière en mouvement : lentement mais de manière inexorable, la membrane de son tympan cède sous l'action d'un dispositif d'irrigation dont le flux est récupéré au sol dans un bac oval. Ainsi, la prouesse technique qui a permis la réalisation de ce remarquable volume est mise à mal par la fascination que l'artiste éprouve pour les processus de transformation des matériaux qu'elle convoque dans sa praxis de sculpteur. Le savon, faut-il le rappeler, est utilisé en tant qu'agent démoulant dans les opérations de sculpture classique. Rémanence de la notion d'entropie propre aux grands ouvrages du Land Art ou aux installations alchimiques de l'Arte Povera des années soixante et soixante-dix, L'oreille qui tombe est un véritable work in progress, ellene se fixe pas dans une forme esthétique, elle vit, respire, se creuse, se ride au gré du temps qui passe pour disparaître un jour. Cette dimension processuelle est intrinsèque à la pratique de Frédérique Nalbandian qui, en renonçant à achever ses sculptures, les sauve, en fin de compte, de la réification de la forme pour rejouer continuellement l'enchantement de la métamorphose des éléments. Toutefois, cette option a un prix, celui de la détérioration et/ou de la perte de sa production.
Quelle soit en savon ou en plâtre, autre matériau de prédilection de la jeune femme, la sculpture garde la mémoire de son origine liquide. Ici tout est affaire de métonymie et de déplacement : l'artiste ne cesse de verser, déverser, transvaser, tremper ou encore essorer la matière. Inversement, elle peut s'employer à solidifier les flux en changeant, comme par magie, le contenu d'un verre de cristal en son moulage de plâtre. De ce point de vue, le seau de maçon ou la bassine de chantier qui se font sculptures gardent les traces de toutes ces opérations de décantation à la fois techniques et hautement symboliques qui président à l'avènement d'une forme en devenir, exactement comme le travail d'écriture de Francis Ponge autour du savon.
Revenons au Savon justement, que nous dit l'auteur dans son prologue ? : « Je suis en train d'écrire ces premières lignes. Je n'en suis pas plus loin que vous. (3)» Or c'est bien ce à quoi nous convoque Frédérique Nalbandian dans sa pratique : une installation, une sculpture ou un dessin qui semblent encore appartenir non seulement à la temporalité de l'atelier mais parfois même à celle du projet. À cet égard, ses travaux sur papier, maculés d'empreintes de mousse et de bulles de savon, renvoient sur le plan métaphorique à quelque chose de l'ordre du souffle créateur. Ponge nous demande également de nous munir « (...) par l'imagination, d'oreilles allemandes (4)» pour mieux l'écouter écrire ce livre en train de se faire : « Peut-être allez-vous écouter... Vous avez, en tout cas, commencé à entendre... BOUM ! (Écoutez-vous ?) Vous entendez en ce moment les premières lignes d'un texte,... la lecture de la traduction en allemand d'un texte, originellement écrit en français... (5)». Comme l'écrivain qui donne à lire un livre parlé en pleine Occupation, à un moment de pénurie de savon et de tant d'autres biens de première nécessité, Frédérique Nalbandian donne à regarder un objet qui renvoie à l'ouïe. Si L'oreille qui tombe produit bel et bien un matériau sonore par le biais de l'arrosage et de son amplification par des micro-émetteurs, il ne nous échappera pas qu'il s'agit d'une oreille hypothétiquement sourde puisque la membrane de son tympan a été percée sous l'effet d'une chute d'eau « inframince » de mémoire duchampienne. La surdité dont il est question n'est pas sans rapport avec la méfiance que la sculptrice éprouve vis-à-vis de la parole en tant que mode d'expression. Selon elle, le langage peut être un espace de la violence et de l'abus. Dans son nom sont inscrites ses origines arméniennes, ainsi que toute une histoire d'humiliations, d'abominations et de massacres qui sont nécessairement passés par les strates de la langue. Le soir du vernissage, donc, viendra se rajouter au son direct de l'eau tombant de cette oreille malentendante, un travail de performance qui impliquera l'artiste et son complice : l'écrivain Pascal Quignard. Tous deux revisiteront, notamment, la musique romantique de Franz Schubert au chant et au piano tout en réalisant un ensemble de gestes, de scansions rythmiques, de ponctuations et de tonalités variées autour du célèbre lied Auf dem Wasser zu Singen(À chanter sur l'eau) composé sur le poème de Friedrich Leopold de Stolberg. Le résultat de cette action fera, à son tour, l'objet d'un mixage par un ingénieur du son du CIRM de Nice qui constituera un troisième niveau de son accessible pendant la durée de l'exposition.
Ici, l'eau que nul ne peut arrêter fait écho à l'écoulement du temps qui passe tandis que le savon évoque la décrépitude du corps. À la blancheur virginale de la grande oreille encore intacte s'oppose le jaunissement, voire le brunissement d'autres volumes plus petits, qui se craquèlent pour apparaître comme de vétustes reliques ou de repoussants ex-voto. Au-delà de cette relecture de la vanité qui se dessine dans la démarche de Frédérique Nalbandian, on peut entrevoir dans ces diverses opérations de déplacement de la forme, du matériau ou de la fonction, une traduction de la fluidité et de la ductilité de la pensée qui seraient respectivement interprétées par l'eau et le savon, dont il est clair qu'ils entretiennent des relations troubles...

1. Francis Ponge, Le Savon (Coligny, 15-30 août 1946), Gallimard, Paris, 1967, p. 93.
2. Op. cit (Roanne, avril 1942), p. 18.
3.Op. cit. (Coligny, 15-30 août 1946), p. 97.
4. Op. cit. p. 9
5. Op. cit. p. 7.
6. Op. cit. p. 9.




Ondine Bréaud-Holland : Etre d'aplomb. Devenir intranquille , 2012

Au cours de ces dernières années, Frédérique Nalbandian a raffiné sa science des matériaux. Le savon y occupe toujours une place prépondérante mais aussi le plâtre, et maintenant le verre. Substances ou substrats produits par l'homme et de noblesse inégale, signes d'une modernité toujours en vigueur où toute hiérarchie est possible entre les matériaux. Au gré des occasions, ces substances se chargent d'eau, d'air, de pigment rouge carmin et de poudre de charbon, s'en laissent imprégner et même meurtrir. Des échanges chimiques s'y font donc à l'évidence — les conduits sont apparents — mais sans effets démonstratifs. Et le tout épouse la loi plastique de la production de formes, allant de mains en prière à concrétions irrégulières, formes ou « blocs de sensation », comme le disait Deleuze à propos des oeuvres d'art qui l'inspiraient tant.

Au cours de ces dernières années, l'oeuvre de Frédérique Nalbandian s'est mesurée à des espaces de dimensions symboliques et poétiques, discrètes mais non moins véritables : une église en bassin minier d'un côté, un jardin botanique de l'autre. Elle a aussi permis quelques profondes méditations sur ce que l'on pourrait appeler, très simplement, l'écoulement des choses et, l'artiste fondant là, me semble-t-il, tout son art, une certaine forme de résistance à ce drame éminent. D'où, peut-être, ce réceptacle biseauté placé à l'interstice de ce symbole déjà entamé de la rationalité qu'est la colonne — sa forme provient de l'utilisation de poubelles en plastique et son style n'est que pseudo dorique —, et dont la fonction est de recueillir les dépôts d'un cerveau qui se dissout avec le temps, ou plutôt d'une énorme masse céphalique créant sa propre hantise.

Enfin, le travail de Frédérique Nalbandian s'est accompagné de la publication de quelques belles pages exégétiques dont celles de Jacques Leenhardt à propos, notamment, de la manière dont l'artiste a réussi à transformer le Jardin des Cordeliers à Digne en un lieu où s'exercent pleinement les cinq sens mais aussi où, subtilement, sont soulignées les limites de ce qui pourrait encore apparaître comme une tradition philosophique fondée sur l'empirisme.

L'oeuvre s'est donc densifiée — éthique du sculpteur ? — en suivant une loi d'incrementum au sens presque virgilien du terme. Je veux dire par là que l'augmentation des projets que l'artiste a eu la force physique et mentale d'achever — car il fallait du courage pour acheminer un tel rocher-savon à Coaraze —, arrive aujourd'hui à composer un ensemble non pas prédictible, bien que parfaitement réfléchi, mais ouvert à de nouveaux enfantements artistiques. Dans cet ensemble où des embryons surgissent ici et là, et dont la pratique de l'installation répercute le sens, dessins et sculptures déclinent des motifs comme la rose et l'effeuillage, l'oreille et l'entente, le réceptacle et, oserais-je dire, le recueillement. Plus sûrement, ils imposent, de par leur force répétitive et leur pouvoir d'intégration, de nouveaux signes plastiques, sonores et langagiers — il faut écouter les titres que l'artiste attribue à ses oeuvres —, l'idée d'une quête entée sur le poétique et hantée par ce qui en fait le prodige : l'éclosion du sens, sa possible déhiscence, sans le recours à l'argumentation ou au moindre système dialectique. Ce qui explique l'attirance de Frédérique Nalbandian pour ces auteurs qui travaillent la profondeur du monde, ses vibrations comme ses périodes de silence, en tenant volontairement la raison discursive à distance : Pascal Quignard par exemple.

Lors d'une conférence autour de la question du toucher, Thomas Golsenne développait l'idée que le tact en sculpture serait l'art de respecter les matériaux, de ne pas les heurter ni leur faire subir de grossières transformations. Ce tact, cette élégance du geste, je les retrouve dans cette rose intacte mise en bière. Ils m'apparaissent dans cette effigie prise dans son linceul de plâtre dont la texture et la blancheur continuent à créer ce qui pourrait être appréhendé comme une civière ou une couche mortuaire. Telle la rosée du matin qui imprègne de ses gouttelettes les surfaces qu'elle effleure, ce sont maintenant les galets du parvis d'une église de l'arrière-pays niçois qui impriment la toile — pourtant imperméabilisée — d'une grande bâche. Là encore, attitude de l'artiste qui a prédit et non produit ce travail de capillarité inversé où un joyeux agencement de petits cailloux polis réceptionne les fruits d'une humidité savonneuse. Plus précisément, les galets estampillent les fibres du textile qui, ici, retiennent une discrète mais signifiante partie du monde terrestre — c'est le dessin d'une salamandre que gardera en mémoire le support... Laisser la matière improviser, serait-ce alors une conduite à tenir face à l'esprit de tricherie de ceux qui n'acceptent pas la nuance ? S'il arrive à l'artiste de le dire, ce sont ses oeuvres qui en imposent l'idée le plus souvent, par exemple le majestueux précipité noir, dont le titre indique l'épopée.

Souligner que Frédérique Nalbandian agit par tact ne signifie pas que tout chez elle est douceur. Hardies et même violentes sont parfois les actions qu'elle répercute sur les matériaux qu'elle a élus et les formes qu'elle a réservées à l'investigation artistique. D'où le paradoxe de cette fragile rose rouge prise en son entier dans le plâtre blanc et dont la tige se termine par une greffe, c'est-à-dire un Intrus, pour reprendre le titre d'un ouvrage philosophique célèbre. D'où ces petits parasites venus s'accrocher aux oreilles de savon pour y produire symboliquement des sons venus d'ailleurs et retenir en même temps les signes de leur déperdition. D'où cette entaille dans le bel ovale présenté comme un tableau, au motif délicat d'une fleur gravée. D'où cet objet à l'allure provocante, mi-sein excité d'une femme impudique, mi-mitre d'évêque byzantin, et qui résulte d'un bourrage de la matière-savon à l'intérieur d'une matrice accueillante.

Point de repos chez l'artiste mais une détermination sans faille qui, par moments, engendre ses propres gageures. Car il semblerait que l'idée de rendre les matériaux prééminents s'accompagne, chez Frédérique Nalbandian, de la volonté de sonder leur résistance. Dans cette recherche des possibilités hylémorphiques, de cette quête menée obstinément depuis plus de dix ans, émergent non pas des fragments d'une architecture déjà échue mais bien les prémisses ou les instances d'un art de bâtir. Un art de la construction, à cette nuance près qu'il intègre dans son principe même autant la solidité que tout ce qui lui serait diamétralement opposé. Ainsi le projet, chez la sculptrice, d'ériger des colonnes dont les traditionnels tambours auront été remplacés par des seaux de maçon en verre soufflé, c'est-à-dire des empilements précaires d'ustensiles indispensables à la construction. Ainsi le projet de créer rien de moins qu'une structure voûtée, sorte de calotte de fils plâtrés, protégeant un ensemble déjà constitué de socles, de fûts et de chapiteaux à l'état plus ou moins brut. Protection idéale s'il en est, la texture de dentelle de l'objet-architecture laissant passer les mouvements de l'air comme d'éventuelles chutes de matière intempestives. Bref autant d'intempéries, de heurts et de hiatus que ces colonnes pseudo fortuites sont prêtes à accueillir. Il suffit d'ailleurs de prêter attention à l'histoire du Château de Carros pour comprendre le sens que l'on devrait toujours donner à l'expression in situ. Entre menaces de destruction et périodes de réhabilitation, le lieu ne semblait-il pas attendre la venue de l'artiste, la venue de cet art à la fois intranquille et plein d'aplomb ?

Dans ce lieu dont Frédérique Nalbandian a réfléchi le passé, de quoi fait-on l'expérience ? Non pas du goût, bien qu'une corbeille de fruits moulés en savon nous y invite, ni de l'odorat, encore que sollicité par ce que l'on pourrait prendre pour un élément baroque — je pense à ces roses plâtrées traversant de haut en bas la cage d'escalier. Au Château de Carros, ce dont on fait l'expérience est un toucher sans vision, ou plus concrètement un toucher qui s'expose dans une salle promise aux non-voyants. Que retiendront-ils de ce moment où leurs mains glisseront sur les saillances d'une vierge en savon ou dans les creux adoucis de la sculpture, figure encore sacrée en partie immergée dans une eau dont rien ne prouve la pureté ? Ou lorsque cet objet-relique, précipité dans son destin, aura revêtu l'apparence d'un bloc informe de molécules amphiphiles ? Cette question — la fiabilité supposée du toucher —, je la laisse en suspens, lui préférant celle de la femme « voilée » telle qu'elle existe aujourd'hui dans les rues de Téhéran. Car c'est là qu'a été enregistré le texte poétique que l'on entend au loin de l'oeuvre en devenir...




Extraits de l'entretien avec Sophie Braganti, édition catalogue, CIAC Carros, 2012
(...)

Frédérique Nalbandian : Ces binômes se sont progressivement installés à partir de deux substances majeures que j'utilise depuis le début de ma pratique : le plâtre venu en premier, puis le savon deux années plus tard accompagné depuis 2006 de l'eau qui le dissout. C'est la « mise en scène » de ces deux substances associées aux autres matériaux récurrents qui forment un couple autour de l'apparition / disparition, pesanteur / légèreté, gravité / verticalité, figuration / défiguration... J'ajouterais qu'il est en permanence ambivalent et contradictoire. Il se déploie, fait des « va-et-vient » entre deux pôles.
Quant aux liens entre les objets et la poétique c'est justement ce que je tente de faire en privilégiant la relation au matériau et sa manipulation directe. L'idée de représenter le réel m'a toujours était difficile à concevoir ; représenter, en quelque sorte, ne me satisfait pas et m'apparaît insuffisant. Je suis donc face à un dilemme : comment mettre en avant une forme poétique tout en préservant le mode logique, élémentaire et expérimental des matières manipulées sans tomber dans le didactisme des formes présentées.
Trois formes circulent dans ma pratique depuis des années : les oreilles, la figure humaine et les roses rouges fraîches. Celles-ci alliées au savon et au plâtre sont effectivement des portes d'accès. Toutefois, je ne puis que les montrer, la plus grande part appartient au visiteur.
(...)

FN : La couleur, excepté le rouge carmin, n'a jamais eu de sens pour moi. Elle est de l'ordre du « décoratif », de l'illusion. L'immanence et la réalité de la matière m'ont toujours préoccupée. J'essaie d'y trouver une force intrinsèque à la vie.
Ses différentes phases, solides, liquides ou gazeuses, m'apparaissent comme une source de connaissances dont on ne peut enfreindre les règles : un art de la conduite, une éthique. Je repense à la phrase de Ponge : « Le savon est une sorte de pierre, mais pas naturelle : sensible, susceptible, compliquée. Elle a une sorte de dignité particulière ». Parallèlement, ses qualités m'évoquent des concepts tels que ceux d'origine, d'état au sens de status signifiant tenir debout. C'est une tentative d'aller vers l'essentiel, l'évidence d'une matière et peut-être de la vie.
(...)

FN : Nous vivons une époque sous le signe de l'aléatoire, où le sentiment d'une grande précarité de l'humain n'a jamais été aussi évident. Je tente d'en donner quelques signes par l'intermédiaire de matériaux fragiles, solubles et périssables, tels le savon, le plâtre, et éphémères, telles l'eau et la lumière. À ces matériaux vient s'ajouter depuis peu le verre.



Ondine Bréaud : L'inventrice, 2008

Face aux oeuvres de Frédérique Nalbandian, de quoi fait-on l'expérience ? D'un espace composé de fragments advenus ou en devenir, qui semblent provenir d'un lieu dont la définition importe peu. D'où la présence de ces couvertures de survie qui, lorsqu'elles ne sont pas dépliées et montrées dans leur rutilante dorure, apparaissent à l'état de traces sur certaines formes revenues de Venise ou d'ailleurs. Mais ne nous méprenons pas, l'exposition n'a rien à voir avec un événement célébrant le sauvetage difficile de vestiges en péril ou de récentes découvertes archéologiques. Même si Frédérique Nalbandian érige des colonnes dont l'effondrement est prémédité, sa volonté n'est pas de faire revivre une époque où l'esthétique naissait en même temps qu'un certain art de la fouille. De même, si ses origines arméniennes la portent à évoquer le thème de la destruction, on ne peut envisager chez l'artiste l'idée d'un monde voué à la catastrophe dont le savon serait le paradigme. Certes un verre, d'esprit plus pongien que duchampien, se brise à la fin de sa vidéo, et des cassures atteignent ses plâtres, mais sans fracas. Et lorsque l'eau s'infiltre dans les interstices de la matière, c'est avec l'idée d'un résultat à l'arrivée, non pas pensé comme forme définitive mais postulat d'une nouvelle tentative de solidification ou de dissolution des éléments physiques.

Sans jamais le dire, Frédérique Nalbandian agit avec humour. Car, excepté un fou, qui pourrait préconiser d'arroser des paillettes de savon ou encore d'humidifier une concrétion issue de cette matière labile ? Qui pourrait croire, même un instant, au pouvoir transmutationnel d'un néon rose fushia, cet élément à la fois pop et glamour, venu récemment compléter un des dispositifs de l'artiste. Son humour lui sert aussi à développer une pensée poétique qui aurait presque valeur de précepte moral : ne jamais cesser de s'occuper des choses, prendre soin d'elles comme le ferait un jardinier face au vivant. Enfin, ainsi qu'en témoignent les immenses bacs qui ont recueilli les traces de ces opérations faussement scientifiques, le langage de l'installation soutiendrait une conception d'un temps-réceptacle et une vision de la matière non moins définitive, c'est-à-dire productrice d'événements artistiques. Dubuffet en avait défendu le principe. Après lui, ce seront des artistes comme Karel Appel ou Anish Kapoor, auprès desquels Frédérique Nalbandian a travaillé, qui insisteront sur la dimension matiériste de l'art. En donnant, comme eux, de l'importance à ce que la philosophie classique a appelé les qualités secondes des objets (rugosité et couleur par exemple), elle s'opposerait à toute réduction phénoménologique tout en créant les conditions d'un monde en décalage avec son temps.
En raison notamment de son principe de virtualisation, Frédérique Nalbandian porte un regard inquiet sur l'époque contemporaine. Est-ce ce sentiment qui la conduit à tremper des roses dans du plâtre ? Serait-ce pour en retenir le volume comme ultime témoignage d'une présence au monde ? Une autre interprétation voudrait qu'à travers ce geste, brutal et tendre à la fois, l'artiste se livre à des opérations de moulage visant littéralement à célébrer la « matière rose » dont parlait Duchamp en ouvrant la réflexion sur la tactilité et cette notion non moins philosophique de l'empreinte.
Dans une pratique artistique où il est question de chair, de corps et de gravitation, avec comme corollaire la description d'actions qui appellent la sculpture, la présence d'images vidéographiques pourrait confondre. En fait s'y trouve un questionnement, celui de l'artiste sur la couleur, incarné dans ce passage très newtonien où des bulles de savon sont montrées en gros plan. Et puis y figure un aveu : pensée comme lumière, la couleur ne serait plus suspecte —décorative — alors qu'elle le deviendrait en tant que substrat matériel. Ce qui expliquerait aussi, chez Frédérique Nalbandian, la présence, non retenue car non culpabilisée, de ces demi-cercles dorés à la feuille d'or, formant l'enceinte d'un trésor, sans doute connu de l'artiste mais non révélé au regardeur.
Ne dit-on pas de celui qui trouve un trésor qu'il en est l'inventeur ? Inventrice en tout cas d'un art de l'intranquillité, Frédérique Nalbandian montre des formes qui se sont figées alors qu'elles s'écoulaient, ou qui s'écoulent alors qu'on aurait cru en leur invariabilité. Ce qui peut conduire l'observateur de ces Moments à se demander, dans une réflexion très contemporaine, qui il est. Spectateur ou visiteur de l'exposition ?

Au cours d'une interview enregistrée dans les années 1990 dans son atelier new-yorkais, Louise Bourgeois parlait du visiteur. Evoquant sa possible rencontre avec l'oeuvre d'art, elle rappelait qu'une telle rencontre peut très bien ne pas se produire. Mais, comme pour nous obliger à penser une dernière fois ce terme, elle disait aussi que la visite, inopinément, peut aboutir .... En inscrivant son art dans une théâtralité certaine, mais dans une temporalité qui échappe au spectacle, même le plus long, Frédérique Nalbandian nous en donne l'occasion.




Enrico Pedrini : La disparition du modèle et sa reproduction, 2006

Actuellement, apparaît, au sein de la culture et de l'art, la nécessité d'une "ré identification" de l'individu, dans son rapport au monde et au temps. L'homme aspire, dans cette période historique, à se replonger dans le contexte de la vie, presque devenu le lieu d'une motivation éthique de son existence et de sa tonalité affective envers les autres et envers les choses. Le but de la pensée humaine, n'est plus tellement celui d'affronter l'analyse et la définition des contenus de la pensée, mais de participer plutôt à la vie des évènements, de manière à partager avec eux la réalité du monde à travers l'acte même de coexister. Se mettant à l'écoute des évènements, l'homme s'expose plus qu'il ne s'impose ; cela favorise sa présence et élargit sa compréhension. Il manifeste un désir de vitalité et d'identité dans un monde qui veut l'exclure, en tant que présence et richesse humaine.
La pensée devient donc le lieu d'une variété de traces et de hasards qui coexistent tout en se "partageant". Les médias électroniques ont sans doute profondément modifié les qualités du lieu et de l'espace. La télévision, les téléphones portables, les images vidéos, les internautes, rendent ces informations, autrefois strictement privées, accessibles au monde extérieur et donc, publiques : tout ce qui arrive presque partout, peut se produire n'importe où ; nous ne sommes donc plus dans un endroit bien défini. Ainsi, les médias, changeant la signification collective du lieu tout en violant leurs limites, occupent au maximum l'espace, comme s'il était devenu le fond de scène des événements sociaux. En modifiant les caractéristiques informatives, ces derniers, tels des systèmes d'informations assurés, remodèlent les situations et les modalités des communautés, tout en dévalorisant leur qualité. En effet, chacun peut accéder à une variété d'espaces, mais se trouve déplacé socialement et psychologiquement de sa situation physique respective. L'homme semble jouer des rôles multiples sur des scènes diverses, étant amené à donner à chaque public une version différente.
Dans le contexte de notre société actuelle et de notre situation culturelle, l'oeuvre de Frédérique Nalbandian se développe, en organisant une nouvelle recherche sur la matière liée à la mutation de nos modes d'organisation et de communication, toujours plus virtuels, voir même stériles et austères. L'artiste se trouve immergée dans un monde, qui se multiplie de manière exponentielle sans avenir certain, avec néanmoins un "infini de possibilités", où la vie, au premier chef, recommence toujours au sein d'un songe flottant sur le néant. L'existence devient donc un voyage très rapide dans le temps, pressée par la rudesse des sons et par le clignotement des lumières, où les individus courent sans cesse d'une image à une émotion, puisque l'acte de penser retarde le rapport aux choses. "En effet, celui qui pense ne vit pas, et celui qui articule la pensée, désarticule la vie".
Frédérique Nalbandian évite donc d'utiliser la matière, se présentant comme substance solide et rigide, pour privilégier des matériaux souples et flexibles qui peuvent être modelés et modifiés, comme le plâtre, le savon, la cire et parfois la paraffine, avec lesquels elle aime conserver un rapport expérimental et direct. On ne trouve pas chez elle l'exigence d'une forte tendance au réductionnisme comme dans l'Arte Povera, ni celle de récupérer le « primaire », qui conduit ce mouvement à représenter les éléments de la nature, tels que: la terre, l'eau, le feu, l'air. L'art de cette artiste ne se présente pas comme profondément austère, visant à la « déculturation », à la régression de l'image, à un état « pré iconographique », ou à un engagement au fonctionnement mental et comportemental, dans lequel la créativité tend à combler le vide entre l'art et la vie. Au contraire, elle met en avant certains éléments, issus de notre univers quotidien, tout en récupérant leur mémoire et leurs formes culturelles. Le travail de Frédérique Nalbandian est proche des expériences des Mythologies Individuelles des années'70, au sein desquelles le langage de l'art devient l'instrument, pour retrouver l'étendue de l'être-homme, dans toutes ses directions et ses facultés imaginatives.
Pour cette raison, elle aime employer les potentialités qu'offrent le plâtre, le savon et la cire, matériaux capables de saisir à travers le moulage, les formes et les mémoires déposées dans les objets ou les organes humains. Son acte créatif s'oriente donc vers le choix de contenus particuliers, dénonçant ponctuellement dans son oeuvre, la perte de notre condition humaine originaire. Le vocabulaire qu'elle emploie, est celui du recouvrement des éléments dispersés dans notre monde quotidien, pour en saisir en négatif la forme, qu'elle reconstruit ensuite en plâtre ou en savon. Son dispositif de travail consiste à briser avec un marteau des fragments de réalité, ou à les « dissoudre », en les exposant aux murs ou sur les sols des lieux d'exposition.
Elle réalise ainsi son projet, c'est-à-dire mettre ces fragments en prise directe avec le spectateur, qui se trouve alors impliqué dans une expérience esthétique. À travers la fragmentation de ces représentations, elle obtient des formes inhabituelles et énigmatiques, tout en conservant leur vigueur, lesquelles restituent par les traces des outils ou des empreintes de ses doigts, le témoignage personnel de ses opérations.
Ce désir de détruire et de modifier la réalité est issue sans doute, de son état intérieur, comme s'il s'agissait de visualiser une propre gêne, susceptible de créer le jeu des émotions. Casser les traits du réel, pour le reconstruire sous forme d'images inédites, est un acte créatif de dénonciation, en même temps qu'un geste d'amour, envers l'existence que l'artiste veut sans cesse remplir de significations nouvelles. Par cet acte de transformation et de partage, elle participe en première personne à la vie des choses et des événements, si bien qu'elle peut rester avec eux, à travers l'action d'une coexistence réciproque.
Ce qui frappe le plus dans l'oeuvre de Frédérique Nalbandian, est ce processus, qui met en scène le toucher de la matière réduite en fragments, laquelle nous restitue le pouvoir de récupérer la vigueur et la mémoire des choses. L'artiste emploie surtout l'empreinte de membres humains, les trous, les canaux, l'épiderme et les met en scène à travers différentes techniques, tels que le moulage, l'assemblage, ou la reconstruction. Son art, comme elle l'affirme, "est un jeu qui se situe entre la disparition du modèle et sa reproduction". Ce processus transforme le modèle en oeuvre d'art particulière, car seule la forme superficielle des choses est captée, et non ses caractéristiques fondamentales. Nous nous trouvons donc, face à une transcription et une duplication de la réalité en une autre configuration. C'est en passant par cette conversion et cette manipulation, que se produit l'acte de la dissolution et de la disparition de la substance originelle. En effet, la spécificité de la matrice perd ses attributs de solidité, de résistance et de rigidité. Cette transmutation manifeste une perpétuelle "évocation métaphorique" de la vie, où les indices du temps sont rappelés, comme témoignage et mémoire accumulée par les années. Cette perte de matérialité est donc récupérée et reproposée comme geste artistique, en ce que l'acte de l'empreinte donne la possibilité de transcrire le réel, en une objectivité nouvelle et différente. C'est "l'idée traduite en matière" qui, à travers sa "physicisation", produit une émotivité anthropologique intense et cérébrale.
Dans l'exposition à la Galerie des Ponchettes de Nice, les grandes parois et les piliers d'une partie de l'espace, sont recouverts de filets de nylon, sur lesquels ont été projetés du ciment et du plâtre, des "salissures". Les gravats et les dépôts, accrochés au filet, réfèrent d'une part aux matériaux de construction, « le chantier de la vie », et d'autre part ils prennent ici une acception nouvelle, évoquant la métaphore du tissu connectif humain, riche tant en cellules qu'en déchets.
Frédérique Nalbandian privilégie le mélange du plâtre avec de l'eau, qu'elle emploie de manière "libre". Tel un mécanisme à déformer les objets, elle défigure les traits par des empreintes successives ou par recouvrement, perdant ainsi leurs formes d'origine.
Au fond de la grande salle d'exposition, l'artiste installe un filet de grande dimension contenant du savon : une grande machine à transformer, où l'eau coule, dissout et émulsionne la substance savonneuse, qui devenue fluide, tombe dans un bac enrobé de bitume placé au sol. L'évaporation successive de l'eau pendant les jours de l'exposition, restitue au savon sa consistance originelle. Néanmoins, les composants formels de la sculpture-installation se sont enrichis de formes nouvelles, ainsi que la substance préservant les mémoires de sa propre mutation.
Ces changements d'états nous rappellent l'aspect morphologique de notre société, qui passe d'un flux à un autre, d'une conformation à une autre. Nous sommes toujours plongés davantage dans la mobilité, et dans la non cohérence.



Joseph Mouton : Le corps de sentir sous la coupe de voir , 2003

La beauté se comprend classiquement à partir de la forme (formosus = beau) et la forme provient de (ou accompagne) la technique du moulage (fromage = formage = moulage; elle a les jambes faites au mou-ou-oule = elle a de belles jambes = elle a des jambes canoniques). Tandis que les différents formalismes de la modernité ont pu renoncer à la beauté, précisément dans le souci de la forme elle-même, la tradition ouverte par Marcel Duchamp fit au contraire un lien entre la forme et le réel, soit sous les espèces du hasard, soit par la voie de l'empreinte — plastique ou photographique —; raison pour laquelle on voit très souvent dans son oeuvre des formes simplement consécutives au passage de quelque réel, avec la poésie désinvolte et ironique que suppose un tel retrait du sujet formateur. Le travail de Frédérique Nalbandian s'inscrit dans cette tradition, sinon que le sujet physique s'y trouve aux prises avec l'instance formatrice.

La sculpture première est en effet aveugle, parce qu'elle émane des corps. Il y a le corps humoral, avec ses écoulements, ses épanchements, ses lymphes; il y a le corps troué, fait de tunnels, de canaux ou de gaines, qui se contractent, se dilatent ou se bouchent. Il y a le corps épidermique, c'est-à-dire le moi-peau, d'où se tire l'empreinte unique, d'où provient le sentiment d'exister soi et sur lequel le temps imprime peu à peu ses sillons... Il y a surtout le corps sexuel, qui unifie tous ces corps en une seule machine émotive et aussi bien les déchire ou les défait chacun par le paroxysme interne où il tend. En tant que mécanique affective infinie, le corps sexuel est strictement irreprésentable, c'est un méta-corps; on ne peut en ressentir les états que dans les corps partiels que j'ai nommés ici, par exemple, humoral, troué ou épidermique. Mais sentir n'est pas voir, et c'est pourquoi la sculpture première de Frédérique Nalbandian reste aveugle, ce qui veut dire essentiellement sans forme.

L'exposition sculpturale des corps ne saurait cependant ignorer toute forme et Frédérique Nalbandian, d'ailleurs, ne veut pas d'un art informel. C'est la raison pour laquelle, sans doute, elle reprend à son compte le genre de l'in situ et la pratique du ready-made: de même que les choses trouvées, les lieux fournissent des formes préalables où les états corporels peuvent se prendre et poursuivre leur vie. Le singulier de son traitement tient à ce que ses in situ utilisent principalement l'empreinte (le moulage) et le savon, tandis que ses ready-made consistent en rebuts, débris et laisses de mer, soit en objets fragmentaires ou usés, qu'elle assiste ad libitum. Mais, quelles que soient les transactions qui permettentd'apprivoiser la forme, il reste que la mise au regard des états corporels représente une exposition ou une exhibition violente dont participe toute espèce de forme en tant qu'elle règle le visible. Frédérique Nalbandian inflige donc aussi à ses prégnances somatiques la violence d'être vues, elle coupe optiquement dans leur fragilité. Les roses sciées de Médailles ressemblent à des cadavres d'artichauts oculaires ou génitaux sous verre, que narcissise ou méduse à distance une psyché. Avec le voir, vient la forme coupante, et avec elle tout le théâtre de la cruauté.

Lorsque les états corporels trouvent leur matière première, il arrive que fusent quelques images fantômes, qui sont des analogies. Or si l'on suit l'analogie jusqu'au modèle qu'elle indique, on peut découvrir des formes qui entretiendront avec la première cristallisation un rapport de plaisanterie plus ou moins patent, mais toujours dérisoire chez Frédérique Nalbandian.
C'est ainsi que les roses plâtrées évoquant des choux de pâtisserie, leur entassement fera une pièce montée pour un anti-mariage ou quelque emplâtrement de mariées; idem, une vieille bouée de plastique translucide ressemblant faiblement à un conduit auditif bouché, pourquoi ne pas orner son polystyrène d'un petit bouquet d'oreilles merdiques? A bon entendeur, silence! Si les relations de plaisanterie travaillent contre le sérieux de la forme, elles gardent néanmoins quelque chose de sa cruauté... Finalement, on pourrait appeler signifiants les instruments de la sculpture que sont par exemple le plâtre ou plâtrage, empreinte et moulage, le blanc ou blanc/rouge; parce que, sans rien signifier eux-mêmes, ils permettent de construire aussi bien la matière première des états corporels que la forme finale qui leur fait violence dans le visible. Or ne dirait-on pas que de cette neutralité émane une beauté secrète?



Dominique Angel : Le Baiser, Saint Jean Baptiste et La Femme assise, 1999

L'état de l'actuel montre une prédominance du fragment comme forme principale d'expression, comme principe de représentation, comme technique ; comme sujet pourrait-on dire. Cette remarque générale se vérifie plus précisément dans la sculpture. Le sculpteur aime-t-il plus que tout autre montrer un bout de quelque chose? Son art consiste-t-il à façonner des morceaux de chose sans queue ni tête ?
Compose-t-il un champ de ruines lorsqu'il les met ensemble ? Fait-il de l'introspection archéologique ou sociale dès qu'iil en parle ? L'artiste enfin est-il contraint par l'air du temps à des compositions amputées ou est-il mû par une véritable jubilation à faire surgir des formes surprenantes de ses mains ? Cela dit, quoiqu'il fasse, il triture les matériaux avec une telle obstination que l'on penche plutôt pour une raison venant du fond de lui-même ; l'artiste ne peut produire avec une telle constance sans plaisir véritable, ni sans amour de la matière, cette matière qui se pense elle-même j'entends, c'est-à-dire cette matière qui est lui-même.
Frédérique Nalbandian utilise avant tout la technique du moulage et tire d'elle-même des fragments de formes énigmatiques constituées d'empreintes de doigts laissées sur l'estampage d'une mince feuille de plâtre fortement appuyée dans une coquille lisse comme l'air. Ce sont des sculptures de lambeaux qui évoquent une continuelle caresse intérieure.
L'artiste voudrait bien reconstituer les parties manquantes afin de combler les vides qui séparent les morceaux et que la forme initiale apparaisse véritablement. Cependant, le moulage et la copie coulée en plâtre sont en sculpture une étape intermédiaire située de manière précaire entre deux matières, entre deux mondes, et cela d'autant mieux que le modèle est impalpable et que l'épreuve ne peut plus être coulée dans l'empreinte transformée en oeuvre originale. Ainsi la blancheur académique du marbre est repoussée par un spectre en plâtre blanc. Alors le fantôme de l'installation hante les oeuvres comme dans un musée d'art contemporain transformé en site archéologique.
L'artiste voudrait tout à la fois bénéficier de la rigueur froide de Donatello, de l'exubérance sensuelle de Rodin et de la conception perverse de la matière rongée par la lumière de Giacometti. Le reste, elle s'en lave les mains. Pourtant, cette perte d'elle même, cette substance infime qui s'en va melêe d'eau savonneuse par la vidange du lavabo l'angoisse énormément. Elle tente de la récupérer pour modeler une sculpture. Mais c'est comme de vouloir retenir une idée en se mettant la tête dans un sac étanche. Les enjeux politiques d'une oeuvre tiennent à peu de chose. L'artiste est souvent perdue dans ses propres émotions. Pourquoi l'une de ses compositions évoque-t-elle des figures en pied figées comme une forêt pétrifiée, comme des hommes transformées en statue de sel qui se seraient retournés sur on ne sait trop quel interdit ? Le blanc du plâtre donne un effet de flottaison ; un effet d'âme dit l'artiste sans aller plus avant. Elle ajoute que l'art lui permet de reconstituer le monde à une taille plus raisonnable de sorte qu'il tienne sur un tapis volant.



Neery Melkonian, 2008
Independent Critic/Curator, New York City


To locate Frederique Nalbandian's work in recent art historical context it helps to revisit Lucy R. Lippard's seminal essay from 1968 entitled “Dematerialization of Art.” The observations Lippard makes about her contemporaries (LeWitt, Andre, Darbovan, Kawara, Nauman, Hess etc.) who were revolutionizing artistic practice at the time find their offshoots in Nalbandian's oeuvre. This lineage is only partially accurate though, especially since many of those artists have now been absorbed by mainstream institutions - the very system that they once rejected or exiled themselves from.  A visit to the idyllic Dia Beacon in upstate New York is a testimony to the inevitable de-revolutionization of art as a lived experiment.
 
What sets Nalbandian apart from her predecessors and positions her as a current revolutionary in art is her ability to internalize their accumulative knowledge - sum of the parts – which she then reconfigures and translates into a vision of her own. Take for instance the element of temporality or duration proposed by the older conceptualists - “ideas+actions” - which often manifested in serialized art objects, amplifying or repeating a detail of a phenomenon. Nalbandian, on the other hand, questions such purist-rational approaches which distance us by painstakingly crafting environments that favor the experiential, including the emotional. The asymmetry, messiness and fluidity of these contact zones she creates correspond to the disorder that structures contemporary life. Similarly, her use of certain reinvented materials, like dripping soap or thread-dipped in plaster, expand the vocabulary of the previous generation's exploitation of unusual materials to derive at new forms. Hers, however, are substantiated with potential narratives, or go beyond art for art sake. These strategies in turn rely on our intuition, not just intellect, to decipher them.  In short, Nalbandian's inclusive approach is not built upon an urge to erase, displace, or uproot the old. “Newness” for her is in giving language to multiple forms of rupture.  The artist's minimal application of colors, like gold and red, energize or transform her otherwise subdued environs into a sort of ‘Theatre of the Ruptured'. Here, awkward materials, shapes, sounds and smells become the actors of a universal performance that is also linked to an autobiographical marking. Mediated through her multi media and multi layered, yet intimate, productions is the irrevocable loss of language due to the trauma of the genocide experienced by the artist's Armenian grandparents -  whereby expression is also given to the effects of the suspension of mourning on a culture subjected to continued denial. Others have already observed how revealing the loss of a model constitutes the core meaning of Nalbandian's aesthetic meditations. While that is true, it's important to remember that she also offers us an anti-model as a viable means to new beginnings.




Jacques Leenhardt : Frédérique Nalbandian in the "Jardin des Cordeliers". An artist in the garden of Epicurus

In Paradise too there are four gardens, defined by the rivers that flow across it. In Digne, the "Jardin des Cordeliers" is also divided into four areas, bearing the names of our senses : smell, which operates in the aromatic garden ; taste, which is flattered by vegetables from the market garden once they have passed through the kitchen ; the medicinal garden at the entrance, serving as wisdom for the body ; and the sensorial garden, extending an invitation to touch and hearing.

Many years after the Persian poets who imagined Paradise had disappeared, around the year 306 B.C. in Attic Greece, Epicurus settled in Athens and acquired a garden there. In this place for meditation and sharing, he dispensed his teaching for the rest of his life. Just as there had been Plato's Academy and Aristotle's Lyceum, there was thus also the Garden of Epicurus. The rest of the tale recalls the great names of Lucretius and Gassendi, who passed on to us this philosophy which starts with things that comprise our world and the sensations they arouse within us. And even a joyous disbelief in anything that does not reach us through the enchanted channels of our senses.

When installing her work in Les Cordeliers, Frédérique Nalbandian inevitably rediscovered this wise philosophy amidst the garden's trees and herbs. And if the teaching of Epicurus is indeed the pursuit of happiness and the ways of securing it, Frédérique Nalbandian is perhaps a happy artist. Not entirely carefree, however, as her work, however beautiful in its form, and however pleasant our tour of her garden, does not fail to sollicit our attention and reflection. A certain attentiveness, first of all, an open-mindedness towards anything that touches us, for everything begins with our dependency on sensations, as advocated by the great tradition of empiricism. Attentiveness to the materials which comprise these works, to soap, so paradoxical in its infinite variations. Touch and smell are called upon, just as much as seeing and hearing. In Frédérique Nalbandian's work, one rediscovers a focus on matter which was introduced into painting by Dubuffet. A fascination with matter which is constantly evident in this body of work addressing itself, might one dare say, to the eye's sense of touch.

But art would not be what we have wanted it to become in the modern era, a master of joy and thought, if it didn't also accompany us as we meditate on its forms of expression and their uncertainties. Criticism has long been made of errors induced by our senses. Yet, quickly recuperated by contemporary physics, poets have taught us, as Aragon said, that errors of the senses lead to strange flowerings of reason. And it is thus together, in a movement that makes no attempt to distinguish between them, that they constitute what we call our world. Let ourselves be carried away, in sheer enjoyment, on the wings of these fruitful and dreamlike wanderings.

That's how far my meditations had taken me when I entered the garden. What a surprise to meet, perched on an antique column, a brain. Grey matter, oversized, as clear as triumphant reason, carved to show in detail its lobes and convolutions. Homage to Gassendi, one says to oneself, but also, one suspects, a nod-and-a-wink to the medicinal and psychotropic plants that surround it in this enclosed space. The master of all forms of reasoning and as many vagabond errors, this brain is as ephemeral as the truths it pretends to let us glimpse. The soap of which it is made will suffer the same erosion as the mountains, its decrees will drift like the continents. Frédérique Nalbandian is amused by our misapprehension and we soon realise that the imposing fluted column on which our cerebral organ is enthroned in fact denounces itself for what it is : the trivial moulding of an ordinary trash can.

Art is usually presented in the long-lasting guise of its material. Marble or bronze are its legitimate purveyors. Here, it's quite the contrary : form comes from the kitchen and material from the bathroom. Intrigued, the spectator has lost his bearings. An everyday memory scrambles the noble message handed down from the traditions of sculpture, which this example yet seems to respect to the letter. The whole history of an art-form is overthrown by this object, and the viewer begins to wonder what will become of it when it starts to rain. With the sense of humour that is constant in her character, Frédérique Nalbandian never lets go, playing on shifting meanings and false pretences with a diabolical subtlety that is far from innocent.

On the far side of the medicinal garden with its hallucinatory virtues, you now find yourself in the vegetable garden. Like a delicate piece of ceramic with a glaze one might think had been prepared by Luca Della Robbia, a still-life with fruit stands on a sturdy tripartite base. Probably a tribute to the gardener. Behind the pile of apples and pears, to which three aubergines add their elongated shapes, this carefully arranged accumulation makes you think of a portrait in Arcimboldo style. Maybe that of La Quintinie, designer of the King's Kitchen Garden, in Versailles. But suddenly you think of all this in the great drought of July, followed by the stormy showers of September. These delicate shapes will fade and the imagined portrait of La Quintinie will probably look as if it has passed through the hands of Giacometti. A ruined cheekbone will not, however, suffice to eradicate its meaning. There will be just as much human truth when erosion has disfigured these fragile forms !

Frédérique Nalbandian has been working with this very special material, soap, for several years. In the Galerie des Ponchettes in Nice, she addressed the phenomenon of erosion in reverse : first there was a bath of shapeless soap. But gradually, throughout the exhibition, evaporation left behind a hard and mysterious entity. This obscure, bituminous matter then became a "tableau".

Soap is the form of matter with which we are most intimate. It shares our lives on a daily basis, under the shower. By a kind of mimicry, as it gradually decomposes, soap takes on the form of our bodies, the curve of our hands. It becomes human in the process of disappearing, which explains why, for the spectator, soap can never be cold or anonymous. Whence the symbolic power it conveys in this garden : an industrial product made of a natural product, it is like us, a tightrope-walker balanced between nature and culture.

And precisely on the subject of rope, in the third garden of Les Cordeliers, Frédérique Nalbandian makes a friendly gesture to the monks, to their ample robes wrapped around their bodies and secured by knotted ropes. A powerful column, of a man firmly entrenched in his faith, has been installed at the edge of the garden ; just as in the old days, the voluntary Franciscan beggar remained on the sidelines of secular activities. This piece contrasts with the others, firstly because of its colour. The robes worn by the Cordelier monks were grey : blue dominates here. And blue is always surprising in a garden, as it draws down something from the sky into matters of the earth. Furthermore, these ropes recall the sea-faring world - and azure-blue waves soon set us adrift ! Rather than putting our trust in prayer, we already believe we're out at sea, and this mast wound with slack ropes conjures up some kind of Ulysses yielding to the sweet song of the Sirens, despite Circe's' warnings, shrugging off the bonds that were supposed to hold him back. All of which opens up an ironic and Mediterranean horizon on the hills of Digne.

The column in the aromatic garden is the tallest of all. Or at least, it was, for inclement weather has accomplished its task of sapping its strength more quickly than one would have imagined. So here it is today, lying softly in a bed of flowers. When I saw it, it stood in the midst of white and mauve irises, giving its erection an air of spring. With this column, Frédérique Nalbandian was no longer thinking of either Gassendi or Giacometti. This time, she was conversing with Brancusi. In fact, from the first piece in the medicinal garden - the brain whose whiteness contrasts with its pale ochre base -, we realise that the artist is leading us towards issues which are not solely symbolic. The confrontation of a brain with a trash can is one thing, but that of a sculpture with its base, offered to us in a unique flow of sensation, is quite another. We know that, in his studio, Brancusi liked to move his sculptures from one pedestal to another, just to see how each one of these forms would react to the other. For him, the idea of the relationship between the sculpted form and its base was so fascinating that he even went as far as to place a base on a base. Which produced another sculpture. The relationship between two volumes one to the other is the very essence of sculpture, as Rodin well understood. His improbable assemblages were only discovered very late on : he had kept them secretly hidden away for himself in his studio in Meudon.

Frédérique Nalbandian is so imbued with this truth that, in each of the four Gardens, she presents assemblages composed of fragments, different volumes that she articulates one with the other. The arrangement offered to the viewer makes him think that he is faced by a Greek column bearing a sculpture, though he quickly realises that he is mistaken, and is then confronted by the much more radical issue of the composition, the mounting of the various elements. The column in the romantic garden is no longer a column bearing a sculpture, but a sculpture, from top to bottom, as when Brancusi installed the Endless Column at Tirgu Jiu. Frédérique Nalbandian's column could also rise towards infinity, by means of repeated superimposition of inverted trunks of cones, artfully stacked pieces of soap, whose fragrance would drift in the wind and be ruined by the rain ; and the fact that the catastrophe has already happened changes nothing in the deal. Though the infinite aspect of the column only makes sense in relationship to the vastness of the space in which it stands. However, the spatial layout of the aromatic garden is in no way comparable to the one in which Brancusi was working. In the Jardin des Cordeliers, the space brings one's gaze earthwards, back towards the material that has been used, the everyday memory conveyed by the mould, towards the elegant and ironic assemblage enabling it to rise upwards. This column would thus not be capable of reaching the sky ; it is totally earthbound, because of its material and its deliberately limited size - and, I would add, by the too hasty accomplishment of its destiny. Finally, there would thus be no point in rebuilding it, proceeding with what archeologists call an anastylosis, replacing it block by block to restore its verticality. It has come back down to earth in the very logic of its pre-assumed fragility.

One finds a pleasing consistency in the aromatic garden, rather like a string of vivid metaphors.



Techniques et matériaux


Moulage, modelage, construction, assemblage, travail in situ, work in progress, dessins (techniques variées) matières récurrentes : savon, plâtre, eau alliées à tout autre type de matériaux - filet, verre, miroirs et feuilles d'or
Casting, modeling, construction, assemblage, site specific work, work in progress, drawing (various techniques) recurring materials: soap, plaster, water, used with all other types of materials - net, glass, mirrors and gold leaf
Mots Index


blanc, substance, conduite, immanence, mémoire, origine, corps
champs de références


Francis Ponge, Le Savon, Méthodes
Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Gilles Deleuze, Le Pli
Pascal Quignard
Friedrich Nietzsche
Franz Schubert
Références à grande distance : L'Orient/Arménie
Long distance referent: Orient/Armenia
repères artistiques


Richard Deacon, Eva Hesse, Bruce Nauman, Joseph Beuys, René Magritte, Francisco Goya, Marcel Duchamp, Claudio Parmiggiani, Giuseppe Penone, Alberto Giacometti, Auguste Rodin, Donatello, Michel-Ange