Stefan EICHHORN 

Des nouvelles du futur ?

Stefan Eichhorn vit et travaille à Marseille où il s'est installé après une résidence dans les quartiers Nord de la ville, en 2014. L'artiste affectionne particulièrement l'imagerie relative aux théories d'anticipation parmi lesquelles nous pouvons rencontrer des mondes nouveaux résultant selon Philip K. Dick de “dislocation conceptuelle“ (1). Pour cela, il faut passer par l'expérience de l'hypothèse science- fictionnelle, accepter une distanciation cognitive face à la narration et le trouble certain d'une similarité avec le réel.

Lors d'une résidence à l'Observatoire du Centre National d'Études Spatiales, l'artiste réalise la série Salvage 1 (2018) présentant un ensemble de satellites reconstitués en forme de maquettes qui sont ensuite photographiés en pleine pastiche de course orbitale sur fond noir – venant ainsi parfaire l'illusion. Seule la littérature descriptive de l'objet viendra vous mettre sur la piste. Une rapide visite du site internet stuffin.space cartographiant en temps réel les futurs fantômes satellitaires et autres protagonistes d'une conquête de l'espace se chargera de vous convaincre (2). Stefan Eichhorn porte une attention particulière au détail du langage scientifique, de sa vulgarisation à son état le plus rationnel, ses titres nous renseignent déjà sur la douce ironie de l'auteur : Ils nous ont promis des voitures volantes, mais nous n'avons que des parcmètres fonctionnant à l'énergie solaire (2019).

Parmi les nombreuses fictions appliquant la fameuse “dislocation conceptuelle“ de l'auteur américain évoqué plus tôt, se détache également une nouvelle signée par Edward Morgan Forster découverte récemment sur les conseils de l'artiste. Dystopie sociale et environnementale datant du début du XXème siècle, La Machine s'arrête résonne étrangement dans le contexte épidémiologique de la crise sanitaire et économique actuelle (3). Admettons que l'immense partie de l'humanité vive sous terre dans des cellules individuelles, que tous les besoins vitaux soient asservis par une machine, que les communications n'existent qu'à travers un système de visioconférence disponible en permanence et délivrant des informations illimitées sur tout ce que l'humain veut savoir : une conférence sur la mer méditerranée, l'histoire de la musique acousmatique, la pratique du yoga tantrique... Ou pour le dire autrement, supposons que l'ailleurs n'existe plus, que demain ressemble à aujourd‘hui, que la science soit capable de prolonger le jour ou la nuit en suivant le rythme du soleil voire en le dépassant.

Au-delà d'une angoissante similarité avec le réel, cette courte nouvelle introduit surtout les thématiques d'une autre forme de science-fiction plus largement développée à partir des années 1960. Moins narrative et davantage politique, cette nouvelle science-fiction influencée par la contre-culture américaine prolonge son point de vue critique face à la société en proposant une réflexion sur l'écologie, la sexualité, le féminisme, le rôle des médias et des nouvelles technologies. Elle marque à ce titre l'intérêt de Stefan Eichhorn lors d'une résidence aux États-Unis. Il se concentre alors sur Drop City – première communauté hippie initiée en milieu rural en opposition à l'engagement de l'armée américaine dans la guerre du Vietnam et à la société capitaliste multi-consumériste. En 1965, cette collectivité mixte va reprendre le modèle de dôme géodésique de Richard Buckminster Fuller (4). Auteur du célèbre Operating Manual For Spaceship Earth pointant les ressources limitées de la planète et de la notion d'éphéméralisation définie comme la tendance du progrès technologique : “à faire plus avec moins“. Il fut l'un des premiers à propager une vision systémique de notre environnement mais reste néanmoins plus connu comme l'inventeur du dôme géodésique. Un modèle hérité de Walther Bauersfeld (5) dont il réalisa une nouvelle version plus sophistiquée et durable avec une dizaine d'étudiants du Black Mountain College pendant l'été 1948. L'américain vendra ensuite ce brevet à l'armée et donnera des conférences à ce sujet jusqu'à la fin de sa vie. Il faudra attendre le début des années 1970 pour que sa médiatisation se poursuive à travers un nouvel activisme environnemental.

Le projet de Stefan Eichhorn initié à son retour des États-Unis Tents (2010-2019) propose ainsi de déplacer les marqueurs de la contre-culture américaine dans le champ de l'art. Sa fascination pour cette structure se prolonge à travers plusieurs séries d'oeuvres et notammentPaper Models (2019) exercice de reproduction en papier des préceptes du dôme géodésique popularisé par Domebook de Lloyd Kahn, pionner des mouverments pour l'architecture alternative également rédacteur du célèbre Whole Earth Catalog.

Depuis une dizaine d'années, Stefan Eichhorn collectionne également les représentations du dôme géodésique accueillant des environnements confinés des plus futurologiques au moins scientifiques. Finalement, le dôme serait ainsi l'image d'un futur pluriel - celui du planétarium de Bauersfeld, de Buckminster Fuller et des communautés hippies réveillant notre conscience écologique, mais aussi de l'utopie privée. Par là même, la série Greetings from the future (2013) expose avec sarcasme des biosphères confinées sous des serres vestiges de la révolution industrielle européenne tout comme des flirts avec le survivalisme(6). En découle un large panorama allant de l'époque victorienne aux années 1990 dont l'apogée reste sans doute Biosphere II. Un site expérimental basé dans l'Arizona rassemblant plusieurs écosystèmes : une forêt tropicale, un désert, une savane, un marais, un océan et sa barrière de corail dans lequel eut lieu : “ le projet le plus excitant depuis le lancement par John F. Kennedy de la nouvelle frontière spatiale (7) ». L'entreprise toujours controversée pour sa viabilité scientifique figure aujourd'hui parmi les sites les plus visités de l'Arizona – juste après le parc national du Grand Canyon.

Arlène Berceliot Courtin, Mai 2020

Texte produit et diffusé par le Réseau Documents d'artistes



1- « C'est notre monde disloqué par un certain genre d'effort mental de l'auteur, c'est notre monde transformé en ce qu'il n'est pas ou pas encore. Ce monde doit se distinguer au moins d'une façon de celui qui nous est donné, et cette façon doit être suffisante pour permettre des événements qui ne peuvent se produire dans notre société - ou dans aucune société connue présente ou passée. Il doit y avoir une idée cohérente impliquée dans cette dislocation; c'est-à-dire que la dislocation doit être conceptuelle, et non simplement triviale ou étrange - c'est là l'essence de la science-fiction, une dislocation conceptuelle dans la société en sorte qu'une nouvelle société est produite dans l'esprit de l'auteur, couchée sur le papier, et à partir du papier elle produit un choc convulsif dans l'esprit du lecteur, le choc produit par un trouble de la reconnaissance. Il sait qu'il ne lit pas un texte le monde véritable ». Philip K. Dick, lettre du 14 mai 1981, Nouvelles 1947-1953, Éditions Denoël, 2000.

2- Initié en 2015 par l'ingénieur américain James Yoder http://stuffin.space/ affiche une carte interactive et en temps réel des objets et satellites en orbite autour de la Terre. Mises à jour quotidiennement, les données sont issues d'une base rattachée au département de la Défense des États-Unis. Avec différents filtres et possibilités d'identifications, le site propose de suivre environ 150 000 objets - exception faite du secret défense. Selon la National Aeronautics and Space Administration (Aka NASA), les débris spatiaux constituent un véritable risque pour les engins spatiaux et la conduite de missions dans l'espace. Il y aurait actuellement environ 21 000 débris d'une taille supérieure à 10 cm.

3- La machine s'arrête, Edward Morgan Forster, Éditions Le Pas de Côté, 2014. L'auteur britannique aurait rédigé cette nouvelle déployant un futur technologique acerbe en réponse à l'optimisme socialiste d'Herbert George Wells, auteur de La Machine à explorer le temps, L'Île du docteur Moreau, L'Homme invisible ou encore La Guerre des mondes.

4- Un dôme géodésique est une structure hémisphérique dont les éléments triangulaires constitutifs sont rigides et répartissent la contrainte dans toute la structure.

5- Notons que le premier dôme géodésique construit, fut commandé en 1922 par la firme allemande Zeiss Optical Company à l'ingénieur Walther Bauersfeld afin de tester leur nouveau projecteur de planétarium sur le toit du siège de la compagnie basée à Iéna.

6- Le survivalisme désigne les activités de certains individus ou groupes d'individus se préparant à une catastrophe (d'ordre naturelle économique ou sanitaire) à l'échelle locale ou globale, voire à un événement potentiellement cataclysmique (effondrement écologique, guerre nucléaire, invasion extraterrestre) ou plus généralement à un effondrement de la civilisation industrielle. Le mouvement émerge aux États-Unis dans les années 1960 dans le contexte politique de la Guerre froide.

7- « Mal de l'air dans la biosphère », Christophe Alix, Libération, 14 août 2009.