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| « Au cours d'un voyage aux Etats-Unis, j'avais notamment emporté deux livres : Sur la route de Kerouac et Walden ou la vie dans les bois de Thoreau. Deux voyages. L'un est la traversée de l'espace américain, de part en part. L'autre un pas de côté, un déplacement de deux miles. (...) Avec ma compagne, nous projetions un voyage à travers les Etats-Unis pour rejoindre des amis qui s'étaient installés à Los Angeles. On voulait y aller en bateau. Pour vivre ce moment de la traversée, éprouver la durée du voyage, la distance. On avait prévu un itinéraire de New York jusqu'à Los Angeles. Concord, la ville de Thoreau, était une étape de cet itinéraire. (...) On arrive donc à Concord. Dans cet endroit qui nous paraît familier. Par la lecture de Thoreau bien sûr mais aussi parce que les paysages ressemblent beaucoup à des paysages que nous connaissions, ici, en France. C'est une drôle de sensation. Après quinze jours de traversée, l'arrivée à New York, près d'une semaine à travers les Etats-Unis, tu te retrouves dans un endroit que tu connais déjà. (...) Concord, c'est un village qui ressemble à une petite ville européenne, très propret, avec une place centrale, des commerces. Les habitants sont d'une classe sociale plutôt aisée, il y a plusieurs écoles d'enseignement alternatif. (...) Du village à l'étang de Walden, il y a tout juste deux miles. On y va et on se rend compte tout de suite que c'est un lieu mis en scène pour les touristes. Tu n'as pas besoin de sortir de ta voiture. Il y a une reconstitution de la cabane de Thoreau sur le parking. Tu peux prendre ta photo sans sortir de la voiture et dire : « Hey les gars, je suis allé à Walden, vous avez vu, j'ai la photo » (...) L'emplacement de la véritable cabane est plus loin. Il faut marcher une vingtaine de minutes. Evidemment il ne reste pas grand-chose mais l'endroit est aménagé lui aussi. L'espace est délimité par des plots en pierre reliés par une chaîne, il y a aussi des tas de galets sur lesquels les visiteurs laissent des messages. (...) Ça m'a intéressé cette histoire de mise en scène. (...) Le plus drôle c'est que cette reconstitution à l'identique révèle un véritable savoir-faire et a surement eu un coût conséquent alors que Thoreau avait construit sa cabane pour quelque chose comme 28 dollars. (...) En voyant tout ça, cet effort à destination des touristes, je me suis dit que j'étais tout aussi légitime, en tant qu'artiste, pour reconstruire cette cabane. À partir de ce livre, de ces expériences, de ces souvenirs, j'ai envie de construire quelque chose. C'est un projet que j'aimerais mener. Reconstruire la cabane le plus fidèlement possible, avec tous les matériaux que je trouverai dans un environnement donné, avec une grande économie de moyens. Construire cette cabane pour en faire un lieu d'observation. Comme Thoreau qui se retire du monde non pas pour se refermer sur lui-même mais pour s'ouvrir au monde. Autrement, en marge de la société, en observant la nature et en en faisant l'expérience de la vie à son contact. Le rythme des saisons, la culture du potager, les traversées du lac et toujours quelques visites. Mon idée c'est de construire cette cabane dans un endroit qui aurait quelque chose de l'étang de Walden, et de proposer à des artistes, des écrivains, des musiciens, des amis de venir y séjourner et de se saisir de cette expérience. (...) Thoreau ne vivait pas tout à fait comme un ermite. Il avait trois chaises dans sa cabane, une pour la solitude, la deuxième pour l'amitié et la troisième et dernière pour la société. C'est ce qui donne son titre à la pièce que je présente. La première fois que j'ai montré cette pièce c'était dans une expo à Turin qui réunissait différents éléments dont l'espèce de cabane conceptuelle aurait été le point d'observation. C'était une petite pièce au sol : trois planches de bois formant un angle et contenant trois éditions du livre de Thoreau. Elle est comme la première pierre, le premier angle, de la cabane à venir. »
Justin Sanchez Propos recueillis par Karim Ghelloussi
Les installations de Justin Sanchez sont caractérisées par quelques constantes formelles et thématiques qui en constituent les mutiques obsessions. La couleur noire vient souvent y contrecarrer une apparente naïveté. Réciproquement, le désenchantement est volontiers tempéré par des accès d'optimisme. C'est encore, sur le plan sentimental (qui joue un rôle discret mais important chez Justin Sanchez) l'association d'une amertume tenace et d'enthousiasmes constants. En ce terrain tendu par la contradiction se croisent les fantômes et les gris-gris mais aussi, plus trivialement, le quotidien, le rebut, formant d'autres genres de fantasmagories. Cédric Schönwald
Shadowplay ou l'ombre et le dessin chez Justin Sanchez Éclatée en différentes pratiques - installation, dessin, vidéo - la production de Justin Sanchez se fonde en même temps sur des récurrences. Qu'elles soient formelles ou phénoménologiques (cette ambiance un peu sombre et métallique, dans une référence industrielle permanente), ces constantes construisent un phénomène de feedback, d'une pièce l'autre. La silhouette noire apparaît comme l'une de ces dynamiques, à l'image du léger relief mural taillé dans la roche (2008) qui découpe sur le fond blanc du mur où il s'expose la forme, à la fois ombre et silhouette d'un massif montagneux vu en coupe. De la même manière, la très conceptuelle installation que compose une chaise, une lampe et un flocage noir (Sans titre, 2009) jouant sur différents niveaux de réalité met en scène une ombre projetée au sol, qui se détache de son objet pour vivre sa vie propre, fantasmagorique, libérée des lois de la physique. C'est enfin avec Buena Muerte (2007), une installation interactive qui repose sur un décor formé par la silhouette du logo-château noir des producteurs de de Walt Disney que Justin Sanchez complète cette trilogie des ombres. Adepte de l'efficacité visuelle suggérée par la représentation de l'ombre, son dessin noir se découpant sur le fond blanc du wide white cube, Justin Sanchez rejoue en même temps le mythe du premier dessin, dans sa relation à l'ombre, tel que Pline l'Ancien l'a raconté dans son Histoire naturelle. Le premier dessin, en effet, représentant un jeune garçon parti à la guerre ne fut rien d'autre que le contour reporté sur un mur de son ombre projetée à lueur d'une chandelle par son amante, la fille du potier Dibutade de Sicyone. La référence au premier dessin mise en jeu par l'équation que pose Justin Sanchez en mettant l'ombre au centre de sa production donne le ton de la place du dessin dans son oeuvre. Dans cette économie, le dessin fait l'objet de variantes et de recherches exploratoires. De fait, les techniques traditionnelles (l'encre de Chine dans le dessin Les autres, 2009) côtoient le dessin digital quand les échelles et les supports se répondent. Dessinant en sculpteur, à la recherche du déploiement spatial, il a fait sienne la technique du walldrawing à l'occasion notamment du projet in situ la maison (2009). Cette oeuvre qui donne à voir les éléments plastiques à détacher et à assembler pour constituer une maison en kit (en jouet) joue sur le ressort du monde des possibles, sur la projection. Ainsi la maison se place en un écho direct à l'essence du dessin, Vasari, ne qualifiait-il pas le dessin de « père des autres arts »? Ce faisant, il avait dès le XVIème siècle mis à jour la dimension prospective du dessin que résume le terme de disegno (dessein). Image mécanique, (2009) prolonge cette quête toute postmoderne des différentes pratiques du dessin. Réalisant son oeuvre à la pierre noire, Justin Sanchez s'attache à un travail descriptif, reproduisant l'image d'un atelier ou d'un entrepôt, interrogeant les modalités figuratives du dessin, sa capacité à faire image, à produire du sens. In fine, à cette approche totale du dessin, à cette recherche graphique, s'ajoute enfin, une pratique du dessin hors du papier. Animées par une pensée graphique, les constructions en volume de Justin Sanchez reposent sur des principes architectoniques qui mettent en valeur la ligne, cet élément premier, élémentaire du dessin, constituant ainsi du dessin en relief à l'image de la sculpture Agua azul (2009), ce mobilier dysfonctionnel qui se présente comme une célébration de la ligne dans l'espace. Le processus d'accrochage, en contrepoint, se voit lui-même comme mis à l'épreuve de ce mode graphique et linéaire qui sous-tend l'ensemble de l'oeuvre. Travaillant à partir d'unités (les oeuvres) comme un dessinateur userait du point, du plan, de la ligne, Justin Sanchez utilise l'espace de la galerie, comme une page blanche, mettant en abîme les différentes strates graphiques de son travail, comme pour mieux réaffirmer, par le dessin, cet outil de maîtrise, un semblant de contrôle sur les choses. Marine Schütz
Historienne de l'art
Villa expérimentale Justin Sanchez et Yannick Liron investissent la villa Cameline à Nice
Certains lieux d'expositions fascinent. La villa Cameline à Nice est de ceux-là, avec son architecture début du siècle défraîchie et l'obstination de ses propriétaires à ne pas l'habiter et à ne restaurer que ce qui ne se voit pas. C'est en souhaitant faire oeuvre avec le lieu que Justin Sanchez et Yannick Liron l'ont élu comme domicile temporaire de leur collaboration entre sculpture et écriture.
Justin Sanchez est un jeune artiste dont la pratique sculpturale a rencontré en 2009 l'oeuvre du poète Yannick Liron (édité par P.O.L., Mix et Action Poétique), lors d'une première exposition commune à Marseille. La villa Cameline et son histoire, son entrée condamnée, ses frises abîmées, ses cheminées de marbre et sa vue surplombante est ce qui traverse leur nouvelle exposition commune Oreste, il faut qu'il reste. Par emprunts, jeux de dédoublement ou de substitution, par déplacements, renversements, les postures créatrices sont multiples et fécondes en apparitions.
A l'entrée, le film La Quatrième Dimension (1937) de Jean Painlevé plonge le visiteur dans une époque où interroger les fantômes suscitait un grand engouement. L'exposition associe ensuite des sculptures à une écriture poétique creusant les supports qui la composent, des couleurs du « noir quadri » (un noir composé de couleurs), aux lignes, paragraphes, feuilles et murs qui la contiennent. Les mots glissent et s'énoncent avec chaleur et ironie, découvrant là une trame narrative, jouant ailleurs avec l'imaginaire de la villa. Les sculptures et installations imposent leur propre rythme, piochant dans l'écrit et dans le vocabulaire formel du lieu : le marbre s'imbrique dans les échafaudages, l'escalier imposant projette discrètement sa zone d'ombre, l'ancienne salle d'eau abrite une expérience lumineuse refermée sur elle-même. Il faut prendre le temps d'entrer dans chaque chambre, de pousser les portes et les fenêtres, de s'arrêter sur le palier pour ressentir les creux des corps absents, des disparus, des égarés, de ceux dont le regard une seule fois croisé a effacé la présence à jamais. Le bouquet de lys ligoté sur le balcon fane peu à peu tandis que persiste le halo cuivré de l'éclipse de lune. Des figures reviennent d'une pièce à une autre, celle de la disparition et de l'apparition sont les plus évidentes, tandis que la jeune fille croisée sur le bord de la route reste enfermée dans l'épaisseur de l'écrit. Pendant que la lecture la poursuit dans une chambre, un opéra envoûtant jaillit d'étranges platines posées au sol, issues des profondeurs de disques dur cassés. Le mécanisme est intrigant, l'effet visuel très convaincant, donnant une force à cette petite pièce où Oreste, une jeune fille, et une musique sont enfermés dans les méandres de mémoires endommagées. Par moments, la phrase « Et Oreste, qu'est-ce qu'il fait ? » vient interrompre l'opéra et ses mouvements envoûtants.
La figure de la boucle traverse toute l'exposition, du cercle tracé dans le cuivre à l'utilisation de la vidéo ou du son en passant par la distillation qui a transformé les agrumes du jardin en limoncello, mandarinello et orangello dégustés lors du vernissage. C'est l'idée même de la collaboration: mettre en place une logique de création s'apparentant à une cueillette collective cherchant les instruments d'une transformation perpétuelle. Car, comme le rappelle Yannick Liron dans un texte qu'il lit au rythme d'un cheminement dans des détails photographiques de la villa, « une histoire qui finit est une histoire finie ». Installer le récit dans l'exposition, c'est alors « lui donner carte blanche » et éviter l'achèvement grâce à la mise en boucle.
Les chemins pris par cette expérience sont de ceux dont il faut encourager la poursuite. Espérons que d'autres saisiront l'importance, non seulement de ne pas effacer les signes de l'histoire de la villa Cameline, mais aussi de les faire résonner.
Par Mathilde ROMAN publié le 12 oct. 2011 dans mouvement.net
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