Brigitte BAUER 

Paysages et autres photographies

L'oeuvre photographique de Brigitte Bauer se déploie sur plus d'une dizaine d'années avec une grande cohérence mais sans l'esprit de système auquel ce terme renvoie parfois. Connue initialement pour ses photographies en couleur de la montagne Sainte-Victoire, elle a poursuivi depuis sa réflexion sur le paysage contemporain à travers deux séries respectivement consacrées aux ronds-points et aux nouveaux espaces verts aménagés au coeur ou en périphérie des villes. Cette évolution a permis de nuancer l'appréciation portée sur son travail qui avait pu sembler, avec la silhouette grandiose et inaugurale de la Sainte-Victoire en leitmotiv, se rattacher à un courant purement contemplatif de la photographie. Avec les ronds-points et les jardins publics, la dialectique qui sous-tend son approche du paysage se précise, à savoir la confrontation de notre imagerie de la nature aux modifications qu'exercent sur le territoire les mutations socio-économiques.

En s'attachant aux ronds-points, elle substitue à l'expérience d'un site unique, "muséifié ", une collection de micro-paysages que leur situation destine à une vision éphémère et distraite. Ces lieux sans passé, surgis ex nihilo à la place des carrefours, Brigitte Bauer nous invite à les déchiffrer. De l'un à l'autre, au gré des assemblages d'éléments disparates empruntés à la représentation du paysage (rocailles, colonnes, cyprès), les ronds-points apparaissent comme des espaces investis d'une mémoire, celle d'une tradition qui survit à travers la citation et le stéréotype. Ses photographies réalisées dans les parcs prolongent cette thématique : sortis de leur contexte historique et recyclés dans ce nouvel environnement, l'enclos médiéval, le pont japonais, la perspective classique deviennent des signes creux, purement décoratifs, objet d'une érudition qui n'échappe pas toujours au kitsch.

Dans cette série, l'artiste traite plus particulièrement de la place du végétal dans l'espace urbain. Non sans une discrète ironie, elle souligne l'intrusion dans la ville de références au monde agricole : le verger, le potager, " l'herbe folle ", archétypes qui font du jardin public le conservatoire de nos idées reçues et le théâtre de nostalgies bucoliques. Dans la plus pure tradition documentaire, Brigitte Bauer dresse un constat qui n'est cependant ni acide ni austère. L'évidence des compositions, la transparence des lumières et la subtilité des tonalités ne doivent rien au hasard. La séduction visuelle est un piège concertée que nous tend l'artiste pour se prémunir contre tout manichéisme. Le spectateur de ces images se surprendra, après leur auteur peut-être, à aimer ces paysages apprêtés, artificiels, ces lieux d'une culture qui, selon l'adage populaire, serait plus que jamais ce qu'il reste quand on a tout oublié.

En 1998, une commande de la ville de Nice jette un mois durant Brigitte Bauer sur les mers, dans le sillage d'Ulysse dont elle refait le périple en partie. Quête après la quête, cette très belle série d'un monde méditerranéen déserté par ses dieux anticipe sur un autre retour qu'elle effectue quatre ans plus tard en Bavière, terre natale de l'artiste quittée quelques vingt années auparavant pour la France. Si " D'Allemagne " articule à nouveau mémoire et territoire, c'est de façon plus sourde encore, plus intime. " Il y a en allemand -écrit Brigitte Bauer, ce mot : heimat, qui n'a pas son équivalent dans d'autres langues, qui est habituellement traduit par pays natal, patrie, lieu de naissance. L'écrivain Bernhard Schlink donne à ce mot le sens de Utopia, le non lieu, qui n'existe que dans la pensée, à partir d'un manque, à partir d'un désir, un " entre-deux ". "C'est ce curieux mélange de proximité et de distance, entre passé et présent, entre vision idéalisée et réalité vécue qui me paraît être le fil conducteur de mes photographies " D'Allemagne ". Je vis désormais dans une autre culture et regarde mon premier pays avec des yeux étrangers quoique familiers ".

En 2001 et 2002, Brigitte Bauer alterne les séjours en Allemagne avec une commande de la ville de Marseille dont elle enregistre sur le long terme, mois après mois, les transformations décidées dans le cadre du projet Euroméditerranée. Qu'elle se confronte à un paysage stable, immuable, ou à un vaste chantier urbain, elle dresse le constat d'un impossible " retour en l'état ". Il existe une connivence souterraine entre ces deux démarches que leur motivation distingue de prime abord, et qui est de l'ordre du vestige. Tangible dans la seconde série, les thèmes de la ruine et de la reconstruction n'en travaillent pas moins la première en ce qu'elle tente, d'image en image, de recomposer par bribes, mentalement, les contours d'une réalité perdue.

Avec la série « Wegweiser » (« les Indicateurs »), les récents développements de son oeuvre tendraient à signifier que l'artiste entend désormais explorer une voie radicalement différente. Ce serait méconnaître les ressorts intimes d'une démarche qui progresse moins par ruptures que par l'approfondissement de thèmes présents dans les séries précédentes, sous une forme plus ou moins latente. « Wegweiser » découle ainsi de la série « D'Allemagne » qui a replongé Brigitte Bauer dans un terreau culturel tout autant que familial. Cette errance dans la forêt, qui prend ici une valeur générique, se souvient de l'un des Lieder de Schubert auquel la série emprunte son titre, Der Wegweiser. La référence se fait à la fois plus insistante et plus intériorisée. L'approche photographique de l'artiste semble guidée par le chant aux modulations graves et sombres, qui s'attache à la figure du voyageur du poème de Wilhelm Müller au moment où s'évanouissent les illusions atmosphériques qui masquent la vérité et où le personnage aperçoit un poteau indicateur qu'il croit conduire à la mort.
Cette imprégnation de la vision par des thèmes hérités du romantisme allemand était déjà à l'oeuvre dans quelques unes des photographies réalisées en Allemagne entre 2001 et 2002, mais sous la forme d'allusions explicites ­ et finalement distanciées ­ à certains tableaux de Caspar David Friedrich. Dans la série « Wegweiser » par contre, l'influence du peintre est perceptible de façon diffuse, à travers une ambiance mélancolique et chargée de sentiment, et semble relever davantage d'une affinité, d'une adhésion, que d'un modèle à proprement parler.

De façon plus inattendue en revanche, le dernier travail en date de Brigitte Bauer, amorcé tout récemment à Alexandrie, réintroduit certaines compositions formelles inspirées de Friedrich dans le traitement visuel de l'espace urbain et plus précisément les personnages représentés de dos. Ici la silhouette n'est plus celle de l'homme confronté à une nature tourmentée. « Fragments d'intimité», au contraire, met en scène des couples, souvent jeunes, qui tentent de créer, au milieu des embarras et de l'agitation d'une grande ville, un semblant d'intimité.
Au delà de la citation, le point de vue de l'artiste vise à rendre compte, sans s'appesantir ni interférer dans ce huis clos paradoxal, d'une organisation sociale où l'espace publique offre à l'individu une possibilité momentanée de s'abstraire de l'emprise d'un tissu familial et relationnel beaucoup plus forte que dans les grandes agglomérations occidentales.

C'est peut-être ce qui rapproche l'Alexandrie de « Fragments d'intimité» des forêts de la série « Wegweiser » dont le titre évoque la quête du voyageur de Wilhelm Müller : l'une et l'autre sont des espaces ouverts à la connaissance de soi.

Christophe Berthoud, 2005

Landscapes and other photographs

Brigitte Bauer's photographic oeuvre spans more than a decade with great coherence but without the concern for system that this term sometimes calls up. Initially known for her color photographs of the Sainte-Victoire mountain, she has since pursued her reflection on the contemporary landscape through two series respectively dealing with roundabouts and the new tended green spaces in city centers or on their outskirts. This evolution has allowed for a more subtle appreciation of her work, which might have seemed to adhere to a purely contemplative current of photography, as a result of the grandiose and majestic silhouette of the Sainte-Victoire as a leitmotif. With the roundabouts and the public parks, the dialectic sustaining her approach to landscape becomes clearer; our images of nature confronted with the modifications exerted by socio-economic mutations on the territory.

By dealing with the roundabouts she replaces the experience of a unique «museumized» site with a collection of micro-landscapes whose situation destines them to an ephemeral and distracted vision. Brigitte Bauer invites us to decipher these places without past, springing up ex-nihilo on the sites of the roundabouts. From one to the next, following the assemblages of disparate elements borrowed from landscape representation (rocailles, columns, and cypress trees), the roundabouts appear as places injected with a memory, the memory of a tradition that survives through quotations and stereotypes. Her photographs realized in parks extend this thematic: removed from their historical context and recycled in their new environment, the medieval paddock, the Japanese bridge, and classical perspective become empty signs, purely decorative, the objects of an erudition which doesn't always escape kitsch.

In this series, the artist more specifically deals with the place of the vegetal in the urban space. Not without a discreet irony, she underlines the intrusion of references to the agricultural world in the city environment: le verger, the garden, weeds, archetypes that transform the public garden into a conservatory of our preconceived notions and the theater of bucolic nostalgia. In the purest documentary tradition, Brigitte Bauer reports what she sees in a way which is however neither bitter nor austere. The obviousness of the compositions, the transparency of the light, and the subtlety of the tones owe nothing to chance. Visual seduction is a concerted trap the artist sets for, us to protect herself from all Manicheanism. The spectator will be surprised, in the same manner as the author perhaps, to enjoy these artificial, prepared landscapes, these places belonging to a culture which will be more than ever what remains once all has been forgotten. According to the popular saying.
In 1998, Brigitte Bauer executes a commission for the city of Nice that has her set out to sea for an entire month on the trail of Ulysses whose journey she partially relives. Quest upon quest, this very beautiful series of a Mediterranean world deserted by its gods anticipates another return she embarks upon four years later to Baveria, her birthplace left behind some twenty years earlier for France. If " D'Allemagne " articulates memory and territory once more, it does so in an even more intimate and silent manner. There is a word in German, writes Brigitte Bauer, known as heimat, which has no equivalent in other languages, which is normally translated by native land, motherland, birthplace. The writer Bernhard Schlink attributes the meaning of utopia to this word, the non-place which exists only in thought, starting from an absence, a desire, an in-between " entre-deux ". "It is this curious blend between proximity and distance, between past and present, between idealized vision and lived reality which seems to be the common thread underlying my D'Allemagne photographs. " ". I now live in another culture and see my first country with foreign albeit familiar eyes.

In 2001 and 2002, Brigitte Bauer alternates her stays in Germany with a commission for the city of Marseilles where she documents on the long term, month after month, the transformations decided within the framework of the Euroméditerranée project. Whether she confronts a stable, unchanging landscape or a vast urban construction site, she reports on the impossibility of a return to the origins. There exists between these two approaches a subterranean connivance which is first elucidated by their motivation, and which has to do with the vestiges. Tangible in the second series, the theme of ruins and reconstruction are just as active in the first in that she attempts from one image to the next, to mentally recompose the contours of a lost reality bit by bit.

Christophe Berthoud, mars 2003



Techniques et matériaux


photographie / photography
installations
vidéo
Mots Index


paysage / landscape
ville / nature / city / nature
architecture
jardin / garden
portrait
champs de références


Le romantisme allemand / German Romanticism
La forme du haïku / The form of the Haiku
Land art
Roland Barthes, L'Empire des signes
repères artistiques


Lee Friedlander
Robert Adams
Gerhard Richter
Yasuhiro Ozu