Ingrid-Maria SINIBALDI 

“Je mesure 170 cm et tout est vanité”, I.M.S.

Les reliefs en contreplaqué peint d'Ingrid Maria Sinibaldi ont la véhémence d'un cri de guerre futuriste. Ils sont un cri furieux qui viendrait de la peinture, à la conquête de nouveaux territoires. Un cri immense et strident qui dirait le désir d'être entendue, la peur que ça ne tombe pas dans le vide aussi. Attention, l'artiste est une tueuse. Sa stratégie c'est l'offensive. Une armée de figures peintes avec des couleurs tranchantes livre bataille. Des soldats grandeur nature font irruption de toutes parts, ils sont la peinture mise en espace, la peinture mise en mouvement. Éclatés et démultipliés en différents plans, ils avancent frénétiquement au son des mots d'ordre de leurs modèles, les maîtres absolus de la modernité. Matisse, Arp, Picasso, Ensor, Dix, Malevitch, El Lissitzky, Rodtchenko, Balla et bien d'autres encore sont juste derrière eux. Ils les portent à bout de bras, ils sont devenus leurs groupies. Combattants en costume de scène, assoiffés de reconnaissance et de gloire, ils sont jeunes et investis d'un désir de puissance sans pareil. I wanna be a your [god] dog. Leurs têtes sont des crânes, leurs corps désarticulés des squelettes en habits de soirée. Vanité. Ils vivent dangereusement. Sex and drugs and rock'n roll. Fantassins venus de la scène, ces rockers de Carnaval s'agitent au gré d'une danse macabre, comme pour conjurer la mort et le vide face à la postérité. Je veux être Picasso ou rien. Les cheveux hérissés, la chemise cravatée, les jambes bottées, ils partent à l'assaut de leur public, la bouche ouverte, armée de dents menaçantes. Leurs gestes sont désordonnés. Now I'm feeling zombiefied. Pantins aux longues jambes, ils dansent jusqu'au petit matin au rythme d'une musique endiablée comme Valentin le désossé. Ils n'ont pas de bras, pas de culottes, mais des sexes, oui. Leur libido est dévorante, excessive, à la mesure de leur angoisse de disparaître. Baise-moi. Mais ces stars déjantées sont à la merci de l'artiste. Elle les découpe, elle les perce, elle les ponce, elle les laque, elle les visse, elle en fait ce qu'elle veut. Autoportrait en “serial killeuse” : l'artiste à la scie sauteuse.
Les images sont-elles magiques ? Les images ont-elles le pouvoir de conjurer le sort ? Jusqu'où peuvent-elles se substituer au réel ? Ingrid Maria Sinibaldi fait le pari de la toute puissance de la peinture. Pas la peinture du deuil ni celle de la citation, mais celle, éternellement fraîche et empreinte de désir, des avant-gardes historiques. Elle n'a que faire du présent de l'art. Pour faire court, ça l'emmerde. À la source de son projet artistique on trouve grosso modo le cubisme et le constructivisme. Quelques réchappés de l'histoire aussi : Stella et Warhol. L'essentiel est là, au risque de paraître atypique. Le sentiment aussi que certains chemins ouverts par la modernité sont restés inexploités, comme si l'histoire avait fait fausse route. C'est donc de là qu'il convient de reprendre les choses, de repenser l'art. Il s'agit de se confronter aux bulldozers de la peinture de la modernité. Une seule solution : la reprise, le vol, la confrontation. Couper des motifs dans les tableaux de maître, en extraire un morceau essentiel et les refaire en dur, en bois, pour qu'ils gagnent en épaisseur. Donner à la somptuosité de la peinture la puissance de la sculpture. L'artiste n'a peur de rien, elle s'attaque aux mythes les plus grands, les plus populaires. Picasso est omniprésent. Lui le monstre sacré, celui que l'on éviterait plutôt de peur de faire pâle figure, elle va se le faire. Les Trois musiciens inoffensifs et extatiques de 1921, dans lesquels P.P. appliquait le principe des papiers collés à la peinture, deviennent chez la jeune femme un groupe de rock possédé, désordonné, revu au son de la violence de Guernica. You shook me all night long. Les costumes constructivistes révolutionnaires de Varvara Stepanova ou de Lioubov Popova réapparaissent sous la forme d'une gamme d'habits-sculptures suspendus dans l'espace, étrangement dans l'air du temps parce que l'avant-garde restera jeune pour l'éternité. L'avant-garde ne mourra pas. Les masques et les décors de Parade donnent lieu à de petits dessins drolatiques et nerveux relus dans une esthétique proche de la bande dessinée. Wild horses. Leur insolence est jouissive. Basquiat est passé par là.
Dans le tableau de Matisse, La famille du peintre (1911), Ingrid Maria Sinibaldi découpe sans vergogne le tapis qui figure au premier plan et avec lui tout ce qui est dans son champ : les pieds de la table, des tabourets, les jambes des enfants de Matisse. Et hop, elle vire le reste de la peinture. Elle refait le tapis en vrai, là comme ça, deux mètres sur cinq. Tableau en forme de puzzle, la sculpture-peinture flotte à trois centimètres du sol, comme un tapis volant. “L'image [est] dans le tapis”, les Santiags aussi. Let there be rock.

Catherine Macchi de Vilhena, texte paru dans le catalogue "la Réserve", Galerie des Ponchettes, Nice, 2005
Mots Index


peinture
sculpture
dessin
bois
couleur
figuration
allégorie
vanité
crânes
champs de références / repères artistiques


Malévitch
Cubo-futurisme
Ensor
Pop
Stella
Matisse
Picasso
Goya
Wesselman
Hergé (Les sept boules de cristal, Le temple du soleil, entre autres bien-sûr)
Caravage
Renoir
Surréalisme (comme tout le monde)
Hans Arp
Merzbau
Magritte
Tex Avery
etc., il y en a tellement... Mon travail est une vraie rapine, j'ai pris à tout et à tous.