Serge LE SQUER 

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Contre l’obsolescence programmée d’autres images
Notre monde globalisé ne cesse d’étendre ses logiques d’aspiration et d’obstruction de l’information, notre société de communication, accès sur l’image, sert majoritairement des intérêts économiques plus ou moins opaques qui ont tendance à cliver le public et à le modeler en une audience « prête à consommer », le développement des nouvelles technologies a aussi bien accru une liberté de production et d’accès à l’information qu’il a augmenté les stratégies de hiérarchisation et les inégalités face à son usage (1)…au sommet desquelles technologies trône Internet, haut lieu de production, d’archive immédiate et de renseignement de données, qui renforce un peu plus chaque jour l’intrication des sphères du public et du privé. Refusant de jouer les ventriloques de ces canaux de centralisation de l’information, et bien qu’ils constituent des épiphénomènes, des contre pouvoirs s’organisent – médias libres, mouvements sociaux, communautés de hackers. À leur côté siègent des artistes qui s’introduisent dans les mécaniques informationnelles en marche et cherchent à infléchir les modes de représentations publics dominants. Ils s’insinuent dans les strates de visibilité et les couches historiques, proposent un médium artistique en creux des médias de masse, qui puisse faire gonfler les marges, porter à la connaissance des éléments éteints, pans de l’histoire oubliés, présents occultés, affects étouffés. Et participer entre autres, pour reprendre les mots de Piotr Piotrowski, à former une « micro perspective (qui) devrait plutôt opérer une critique de la subjectivité nationale, déconstruire la nation-sujet, dans le but de défendre la culture des Autres contre le mainstream national » (2).
Ces artistes s’intéressent en particulier aux forces de répression et aux formes d’expressions de résistance, aux déplacements de populations et aux constructions d’identités plurielles, aux phénomènes de privatisations territoriales et de marquages de l’espace public, aux traitements et aux activations d’une histoire collective. Leurs œuvres, qui procèdent pour la plupart de la production de nouvelles images, redonnent corps, voix et visages à des communautés marginalisées, nous rendent attentifs aux particularités d’un lieu et à la singularité d’un évènement, créent et agencent de nouveaux bords, prônent le droit à une représentation subjective.
Si tous font la part belle au processus, à la rencontre et à l’enquête, ces derniers ne sont que des méthodes constitutives de la forme produite, non leur objectif. Leur réflexion est reliée plus globalement aux manières d’écrire nos géographies contemporaines. Elle vise un dépassement des spécificités des sites d’origines et la production d’une connaissance capable de transcender ses propres conditions et langages. Et ainsi mettre en place des formes de « complicités » (3) qui sondent comment le lieu du discours, la transmission (avec ses structures narratives, tropes, ancrages culturels) et la trajectoire engagée impacte l’objet de leur intéressement - objet prégnant dans la démarche documentaire que ces artistes adoptent – en vue de forger les outils alternatifs pour mieux se représenter le présent.
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Ce que serait, ce que serait une résistance
D’autres artistes travaillent à la représentation de formes contestataires. Serge Le Squer dans Re : en grève répertorie les pages web qui traitent de la grève, qu’il fixe dans des sérigraphies ou gravures sur verre. À Beyrouth, il photographie un éclat de rire avec œil au beurre noir, causé lors d’une manifestation (en 2002) et attrape des images de manifestants devant l’ambassade américaine qu’il titre ironiquement Le seau bleu, du nom du sceau de protection porté par un manifestant et en référence aux casques bleus de l’ONU. Ces images prises à la volée tentent de donner à voir le phénomène de l’émeute, forme spontanée, urgente, difficilement saisissable.
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Géographies relationnelles
“Le passé est contemporain du présent car le passé se constitue en même temps que le présent: Passé et présent se superposent et non pas se juxtaposent. Ils sont simultanés et non pas contigus” écrit Françoise Proust à propos de la conception du temps chez Walter Benjamin. Serge Le Squer revisite l’Histoire en s’attachant à observer les aspérités de sa surface. Dans Un camp, cinq stèles (2009) il rend compte de l’évolution d’affectation d’un lieu, tour à tour centre d’hébergement, d’internement, de rassemblement de républicains espagnols, de juifs et de gitans, centre de séjour surveillé pour collaborateurs, camp de prisonniers de guerre allemands, camp de transit pour harkis, centre de rétention administrative pour étrangers en situation irrégulière. Accompagné d’un livre de documentation de ces incarnations successives, la vidéo propose un travelling en extérieur, capté depuis un véhicule dont les bruits sourds de moteur soulignent l’aspect dépeuplé du paysage filmé, tandis que le maintien d’une équidistance de la caméra avec l’objet filmé finit par inscrire une césure. Le camp est jonché de stèles comme d’anciens menhirs qui campent, solitaires, au sein d’un décor évidé, détruit, que seule viennent structurer la présence d’éoliennes et d’arbres récemment plantés. Tels les fragments d’un monument dispersé, les stèles deviennent le signe flagrant d’une histoire irrésolue. Dans une autre vidéo, Pas à pas, les arpenteurs (2003), Serge Le Squer propose cette fois une déambulation des couches historiques et traces de conflits qui façonnent la ville de Beyrouth. La vidéo alterne entre un espace intérieur - un cinéma détruit de Beyrouth que deux hommes s’appliquent à mesurer à la main – et un extérieur – avec d’un côté une ville en chantier permanent où l’on bouche les trous creusés par la guerre et de l’autre un site archéologique où l’on creuse en profondeur son passé. La beauté du film procède en grande partie de la mise en tension des forces en présence : l’échelle macro des destructions massives se frotte à celle micro de l’homme s’efforçant de reconstruire. L’excavation des bobines de film dans le cinéma met en abime notre propre position de spectateur. La forme filmique soutient l’effort de réparation qu’il met en scène. Le souffle musical qui vient en renfort à l’image, rappelle le grouillement du vivant, avant qu’il ne soit à nouveau absorbé par les bruits des tirs et le noir souterrain de la scène finale.
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“Civilisation de l’image? En fait, c’est une civilisation du cliché où tous les pouvoirs ont intérêt à nous cacher les images, non pas forcément à nous cacher la même chose, mais à nous cacher quelque chose dans l’image. D’autre part, en même temps, l’image tente sans cesse de percer le cliché, de sortir du cliché. On ne sait pas jusqu’où peut conduire une véritable image: l’importance de devenir visionnaire ou voyant. Il ne suffit pas d’une prise de conscience ou d’un changement dans les cœurs {...} Parfois il faut restaurer les parties perdues, retrouver tout ce qu’on ne voit pas dans l’image, tout ce qu’on en a soustrait pour la rendre «intéressante». Mais parfois au contraire, il faut faire des trous, introduire des vides et des espaces blancs, raréfier l’image, en supprimer beaucoup de choses qu’on avait ajoutées pour nous faire croire qu’on voyait tous.”
Les œuvres explicitées ci-dessus pointent, via la production d’images fixes et en mouvement, des phénomènes marginaux qui incitent le spectateur à adopter un regard extraverti. Il importe moins aux artistes d’adresser des problèmes depuis une location géographique donnée que depuis la régénération d’un langage formel apte à accueillir des nouvelles conjonctions inhabituelles voire hostiles (entre des personnes, des pays, institutions, des religions). Plutôt que de se satisfaire d’espaces figés et « naturalisés », ces artistes proposent de recomposer de nouveaux territoires, migratoires, subjectifs et hétérogènes.

Mathilde Villeneuve, commissaire d'exposition, critique d’art et co-directrice des Laboratoires d’Aubervilliers, 2014
Commande du Réseau Documents d'artistes



1- Voir notamment Michel Guet, L’infini saturé, Espaces publics, pouvoirs, artistes, Les éditions Atelier de création libertaire, 2008 et Antoinette Rouvroy, «Le nouveau pouvoir statistique. Ou quand le contrôle s’exerce sur un réel normé, docile et sans événement car constitué de corps “numériques“ », in Multitudes 2010/1, N°40 : Big Brother n’existe pas, il est partout
2- Piotr Piotrowski in Géo-esthtéique, sous la direction de Kantura Quiros et Aliocha Imhoff, éditions B42, Parc St-Léger, l’ESACM, Le peuple qui manque, ENSA Dijon, 2014, p 130
3- L’anthropologue Georges Marcus cité par Irit Rogoff in « Geo-Cultures, Circuits of Art and Globalizations », in Open, 2009, N° 16: The Art Biennial as a Global Phenomenon

 

 
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