Julien BLAINE 

Vues de l'exposition Blaine au MaC : un Tri, 2009
Salle des Totems

Question :
En portant un masque, tu prends le risque de devenir un autre. Tu acceptes d’être pour un temps déchargé de tes routines et soucis. Tu travailles à une sorte de métamorphose, et se crée une personne qui se superpose à la tienne. Cela peut paraître un truisme de dire cela, mais le masque transforme et révèle. Il t’installe hors d’une civilisation qui s’arrange d’une parole univoque – et c’est là où réside le risque : il est le passeport, le laisser passer qui autorise une relation différente à l’autre, selon d’autres codes et d’autres langages. Il est donc symbole même d’une communication élargie, qui n’est plus liée à une langue imposée, mais à un réseau d’associations d’idées.

Réponse :
Entendons-nous bien : je ne veux pas réintroduire le rituel, je ne suis en aucun cas un poète chamanique et bien entendu il n’est pas question pour moi de combattre du religieux… par du religieux ! J’utilise la forme rituelle comme forme d’écriture – comme d’autres avant moi ont utilisé le sonnet ! Je permets ainsi la création, ou la recréation, de différents instruments de transmission et de circulation de la parole. J’essaie de convoquer chez le lecteur des réflexes enfouis, lui offrant ainsi la possibilité d’une réceptivité plus large, plus libre, de ce que je donne à entendre. J’emprunte aux codes de cérémonies et aux rituels des civilisations premières, j’en copie certains schémas, en étudie l’écriture et fabrique des masques que j’utilise tant dans mes poëmes en chair et en os que dans mes poëmes visuels… Tous ces outils, ces instruments, ces procédés sont des stratagèmes – des manoeuvres – d’écriture qui n’ont d’autres fins que de permettre au lecteur d’expérimenter avec moi un rapport différent au monde. Qu’il cherche avec moi, non pas la solution d’énigmes recensées dans les encyclopédies, mais les rébus qui s’écrivent au quotidien. En fait, ma démarche est plutôt ethnographique. Non, pas comme un « spécialiste » – pour utiliser une terminologie très usitée aujourd’hui dans l’univers télévisuel – mais comme un poète, c’est-à-dire comme un « chercheur ». La réalité, je m’en fous… Souvent ça colle avec le discours scientifique, parfois non. Et alors ? L’intuition est toujours juste quand elle mène à l’échange désiré… Qu’il n’y ait pas de référence au réel, qu’importe. Pour moi, le masque est la représentation d’une certaine spiritualité… qui ne serait pas religieuse. En puisant allègrement dans les diverses civilisations de notre planète pour la fabrication de mes masques, j’ai réalisé que je ne trouvais pas en Europe ce genre de masques de cérémonie. Le masque de carnaval ou de théâtre populaire dérive directement de l’iconographie monothéiste : que ce soit en hommage, ou bien en rejet immanent. Alors là, j’ai buté sur une question : Quel serait le masque européen ? Ce sont les Bamilékés qui m’ont donné la solution : pour certaines cérémonies, ils n’utilisaient pas de masque traditionnel mais d’autres qui, pour des raisons simples d’économie liées à leur misère, étaient conçus à partir d’un jouet en plastique acheté à moindres frais dans un bazar, ou alors bricolés à la va-vite de tissus, de ficelles et d’un bout de caoutchouc… Tout est bon, ce qui importe c’est l’idée même du masque. Alors j’ai commencé à me fournir dans les magasins pour enfants, préférant bien entendu les masques d’animaux – continuant ainsi à dialoguer avec eux – et, parfois, convoquant les tristes icônes de notre civilisation malade.
Je ne suis pas Américain®
je ne suis pas Européen
je suis Terrien Led.
Si je suis solidaire du peuple américain et des victimes de l’arrogance monumentale made in USA,
je ne suis pas solidaire de l’administration américaine,
je ne suis pas solidaire de Bush qui n’arrête pas de me bénir,
je ne suis pas solidaire des managers du $ made in World Trade Center,
je ne suis pas solidaire des militaires du Pentagone.
Je ne me souviens guère des solidarités exprimées quand ces nouvelles victimes (je parle de celles du Pentagone) étaient criminelles, quand ils enterraient vivants les soldats irakiens, quand ils bombardaient les populations civiles arabes, quand ils soutenaient l’exterminateur de Sabra et Chatila (qu’ils soutiennent encore, malgré tout), l’un des meilleurs fabriquants d’antisémitisme… Je ne me souviens guère des solidarités ou des indignations exprimées quand l’armée israélienne justifie la notion de « cible humaine » sélectionnée, quand les tanks triomphent des femmes, des enfants et des pierres. Et je ne remonte pas, moi, comme Maciunas aux génocides des peuples amérindiens, japonais ou indochinois.

Julien Blaine (in Je ne suis pas américain®…, Al Dante, septembre 2001)


Vues de l'exposition Blaine au MaC : un Tri, 2009
Salle des Fables

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Vues de l'exposition Blaine au MaC : un Tri, 2009
Salle de la Pythie

LE MYTHE DE LA PYTHIE
L’origine de la Pythie naît d’une histoire plutôt troublante : près de Delphes, existe un trou duquel sort une voix qui crée la panique dans le troupeau, rend folles les chèvres et donne au berger le pouvoir de divination. Les passants ne se contrôlent plus, sont possédés, sautent dans ce trou et jamais n’en reviennent ! Alors il est décidé qu’une seule femme aura accès à l’oracle et servira la cité grâce à sa fonction de devineresse. On lui fabrique un trépied pour qu’elle puisse s’asseoir sur le trou sans risque… Et lors de cérémonies, avec tout ce qu’il faut pour un vrai rituel (des bains, des fumigations, de la musique, des ingestions de plantes diverses…), elle se met en transe et parle une langue borborygmique totalement incompréhensible. Les Grecs retranscrivent ou plutôt réinterprètent cela comme ils peuvent, avec leurs mots, selon une logique approximative, et cela devient une vérité audible, compréhensible!
Le poète est proche de la Pythie. Comme cette dernière celui-ci est le transmetteur de la langue qui le traverse, et qui est borborygmes pythiques. Celui-ci parle une langue que l’on doit savoir entendre. Être à l’affût et en demande des paroles du poète comme en un autre temps on l’a été des paroles de la Pythie empêcherait donc l’humanité de tomber dans un trou ? Dans La pythie claustrophobe (voir la performance), je dis mon oracle et termine en livrant ces mots : « parce que je ne sais faire que ça ». Ainsi le poète-Pythie livre sa propre interprétation du poème et le traduit à l’auditoire comme la manifestation de son existence présente, c’est-à-dire l’expression de sa fonction parmi les autres. La réhabilitation du poète ou plutôt du rôle du poète est au coeur des réflexions autour de la Pythie. Aujourd’hui remettre sur son trépied la poésie est plus que jamais un acte salutaire. D’où vient cette langue ? Est-ce rapport à une parole d’avant ? Et d’avant quoi ? Que signifie cette profusion d’histoires, aux analogies déconcertantes, où on nous parle d’une langue originelle qui sortirait l’humanité du chaos ? Un exemple : dans le ghetto de Prague un être d’argile appelé le Golem possède un mot originel dans la bouche. Il est à la fois vengeur et protecteur. Ce mot ineffable peut à la fois être clé de vérité, force créative, ou donner la mort – il suffit pour cela d’effacer une lettre du mot. Mais quel mot, et en quelle langue ? Cette légende, on la retrouve aux antipodes, chez les indiens hopis et zuñis. Mais l’être d’argile, une gigantesque poupée kachina, s’appelle cette fois… le Koyem ! Derrière les 6 000 années pendant lesquelles la barbarie monothéiste a imposé sa civilisation, nous avons 60 000 années de cultures qui toutes nous apprennent à retrouver une relation à l’autre, aux bêtes, à la nature, à la planète. C’est ce que de façon intuitive je recherche depuis le début, lorsque j’interroge les éléphants, lorsque j’écoute les Indiens d’Amérique du Sud, les Piaroas au confluent de l’Orénoque et de l’Amazone ou les Bamilékés du Cameroun ; c’est également ce que je recherche, d’une autre façon, dans mon rapport à l’autre, au lecteur. C’est ce que je vis dans mes échanges avec mes amis, ceux de la Réunion par exemple, pays des volcans, lorsque nous fouillons du côté de la créolité, et que des nuits entières nous faisons des kabars en buvant du rhum et en ingérant du zamal… mais également avec Sarenco, lors de nos expositions et « poëmes en chair et en os » à Malindi au Kenya. En fait, pour utiliser un langage propre aux civilisations auxquelles je viens de faire allusion, dans mon adolescence, je me suis créé des « ancêtres », qui n’étaient pas très lointains dans le temps bien sûr, mais qui m’ont aidé à m’affirmer dans mon rapport à la langue, et qui m’ont permis de baliser plus vite et plus sûrement ce que sera mon espace d’expérimentation langagière. Ça a été Ponge, Pierre Albert-Birot, Mallarmé bien sûr, et Apollinaire (…) et avec eux, les principaux acteurs des avant-gardes historiques. Et puis j’ai continué à chercher, à remonter… Et je me suis vite aperçu que la mémoire était stoppée net. On retrouvait bien entendu, loin de nous, des vestiges d’écritures sur les parois des grottes de l’Aurignacien supérieur. On avait, de façon très parcellaire et insatisfaisante, des indices sur des paroles différentes issues d’autres cultures et d’autres époques (à travers les arts africains et océaniens par exemple, que l’on connaît un peu alors grâce aux surréalistes), mais en Europe ? Rien ? Et on s’aperçoit vite qu’il y a un gouffre de connaissance, qui ne redémarre qu’à la Renaissance. Alors on se rend compte, au regard de l’Histoire, du drame qu’a été l’Inquisition et, plus largement, la politique de l’église. Celle-ci a éradiqué presque en totalité tout ceux qui travaillaient sur les secrets et sur une connaissance transversale basée sur les rapports multiples, ésotériques entre les êtres et les événements. Elle a écarté et détruit l’émergence de sciences ouvertes où toutes les formes de recherche étaient en lien entre elles, et non sectorisées en spécialisations rendues étanches, comme ça l’est devenu. L’Inquisition a ainsi pourchassé et assassiné tous ceux qu’on appelait les mages, les sorciers et sorcières, les impies, les incroyants et les hérétiques… tous ceux qui étaient porteurs d’une parole définie. Et j’ai pris conscience alors que ces poètes et artistes des avant-gardes réinventaient ces langues, rebâtissaient cette mémoire qu’on nous avait confisquée. Je ne suis pas traducteur – surtout pas ! – mais transmetteur, connecteur, émetteur. Je cherche et mets en lien toutes les bribes des langues d’avant les monothéismes, et j’oppose les logiques qui s’en dégagent à celles, désastreuses, cyniques et totalitaires, que l’on nous impose aujourd’hui. Aux télés et journaux des Sarkozy, Berlusconi et consorts, j’oppose les paroles mystérieuses des Pythies du monde entier. C’est ce que j’appelle la praxis poétique.
Si les diverses performances que j’ai effectuées autour de thématiques comme la Pythie, ou encore le mythe de Diane et d’Actéon (avec L’arc c’est la lyre), revêtent aujourd’hui une importance particulière pour moi, c’est qu’elles sont les prémices d’une prise de conscience réelle de mon engagement dans cette recherche des écritures originelles, qui se concrétisera par l’ouverture d’un chantier qui ne prend fin qu’en ce moment même : Les Cahiers de la 5e feuille.

Vues de l'exposition Blaine au MaC : un Tri, 2009
Salle des galets

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