Masahiro SUZUKI 


Présentation de ma démarche

Le contact au monde matériel - l'enjeu de mon travail est le rapport entre le milieu et le geste créateur. Cela révèle une interrogation sur l' « Anthropoïésis1 de la destruction ». Il s'agit d'une recherche sur l'anthropologie de la création selon le milieu, qui comporte les modalités destructives au sens d'exploitation matérielle. Si nous considérons que le milieu forme ses exploiteurs en même temps qu'ils le transforment, et réciproquement, le geste anthropique possède un « caractère mésologique » 2. Je vois la spécificité du milieu (Fûdo) à la fois dans la création et dans la destruction.

Dans un milieu inconnu, je repère d'abord les ruines, les anciennes carrières, les friches, les forêts, les points d'eau et d'argile, parfois en renseignant ces toponymies. Lors de ce parcours, je collecte des fragments et puis je crée des sculptures, des peintures et des installations en fonction des milieux.
Mes oeuvres prennent des formes à la fois mobiles, performatives, in-situ et vidéos. Elles sont réalisées selon diverses techniques à la fois ancestrales et modernes : pisé, torchis, bétonnage, mélange de crottins du cheval, argile mélangée avec de la cendre, terre cuite ou séchée, fabrication de pigments minéraux et végétaux, branchage, teinture végétale, peinture à l'huile, à la chaux, à la colle d'animaux, aérosol, etc. J'appelle cette démarche « de la pierre au pétale » : explorer un milieu, cueillir et façonner les terres, les pierres et les plantes entre lesquelles des artéfacts délaissés et altérés s'interposent.

Autant dans la nature que dans la société des hommes, nous trouvons des éléments variés, vivant en symbiose dans un lieu, comme l'union de chaque individu. Ici, je tire la notion du « milieu » d'un ouvrage Fûdo : milieu humain chez le philosophe japonais Watsuji Tetsurô :
« Nous pouvons trouver en outre des phénomènes de milieu dans toutes les expressions possibles de la vie humaine, les lettres, les arts, les religions, les coutumes etc. Cela va de soi dans la mesure où le milieu est la façon de faire de I'entente-propre de l'humain.[...] Dire que l'humain n'est pas simplement régi par l'environnement naturel, qu'au contraire il transforme le milieu par son travail,[...]. » 3

Le milieu (Fûdo) ne désigne pas simplement l'environnement ou le phénomène naturel qui nous entoure, nous influence, mais quelque chose de cultivé et d'enraciné dans chaque individu. Cela construit « sa propre perception au monde », telle l'entente propre d'être vivant, liée à son environnement en tant que corps collectif. Watsuji s'interroge ainsi : « Comment la créativité enracinée dans la même nature humaine peut engendrer des formes d'art différents "selon le lieu" ? » 4 C'est une des raisons pour lesquelles je me déplace pour la nouvelle création qui me surprend. Les gestes de la création, qui ressemblent au voyage initiatique, appuient mon imprégnation dans un milieu. Il est nécessaire de passer par l'épreuve médiale ( l'expérience environnemental ) pour l'adaptabilité dans un nouveau territoire :
« L'intégration créatrice est ainsi l'effectuation de la "danse de capacité d'action" d'Andrew Pickering, la réalisation et le suivi de l'expérience. Elle est le moteur de l'émergence. Elle génère un continuum de fabrication évolutif qui accomplit la dynamique transdisciplinaire. Elle assure le mouvement de traversée, de liaison et de dépassement des niveaux de réalité. La discontinuité y fait place à l'unité. » 5

En somme, ce sont les poïésis de la destruction pour une création par la réciprocité constitutive de tous êtres vivants. Nous tous agissons et réagissons sur nos milieux comme une « danse sans fin de capacité d'action » (open-ended dance of agency) ou « danse d'agentivité performative » (performative dance of agency). 6
J'agis et réagis avec mes gestes à la fois intuitifs et adaptés dans un milieu qui m'apprend les nouvelles matières et formes, et mes propres modes de savoir-faire : Anthropoïésis.
Ainsi, du sujet « Anthropoïésis de la destruction », je déploie mes interrogations : « échelle de l'individu », « création de l'ombre», « récit telle la sciences ancestrale ».
Si une personne crée un objet qui dépasse sa propre taille, quelle est sa manière de le faire, comment la forme de cette création se construit, et quel est le rapport entre sa démarche et l'objet technique ? Dans un espace, cet objet est construit. Il crée alors les ombres qui bousculent ce micro milieu, à la fois en excluant des habitants d'origine (insectes, plantes, etc.) et en invitant des nouveaux. Est-ce une destruction ou une transformation ?
Depuis des million d'années, nos ancêtres ont tracé leur connaissance telle la science de la nature, c'est ce qui est transmis : conte, rite, mythe, ou croyance, etc. Ces confrontations avec les créations et les sciences contemporaines favorisent l'approfondissement de mes sujets.

Guide pour la légende de mes oeuvres

La fiche technique de mes oeuvres décrit mon vécu et l'histoire des matériaux, d'où et comment ils sont advenus. C'est une sorte de tâtonnement de gestes et de matières « avec les moyens du bord » qui forment les oeuvres propres au milieu.
Ainsi, cela offre au lecteur d'imaginer ce « parcours poïétique ». Pour cette raison, les titres sont simples et ordonnés selon des types d'oeuvre. Ci-dessous, je voudrais néanmoins préciser mes définitions des termes, notamment ceux de « Peinture » et « Paysage ».

La peinture est avant tout « une trace anthropique » par laquelle nous reconnaissons notre présence, le monde matériel, une autre temporalité et leur rapport. Ainsi, nous trouvons diverses oeuvres intitulées avec cette notion de « Trace ». Elle est le sédiment d'une histoire, le fragment du monde, et comporte ainsi une temporalité imperceptible comme « le temps de la pierre ». La peinture s'altère lentement si bien que cela donne l'impression de permanence, comme son image ne change pas (cela introduit un autre sujet de la peinture comme « image »). Alors, la notion de « peinture » s'exile loin du tableau. Cela conduit à la série d'« Hors cadre », s'ensuit la série de « Peinture debout » : elle se tient debout partout dans un monde matériel, sans support.

Dans la démarche « de la pierre au pétale », comme un archéologue, j'analyse, observe ces fragments, parfois en limitant l'expansion horizontale et verticale, cela donne la série intitulée « Fragments encadrés ». Autrement, diverses matières se reconstruisent dans une nouvelle forme de symbiose en tant que micro milieu donné comme la série intitulée « Assemblage ».
Pour moi, le paysage signifie un milieu tracé par la nature humaine au sens destructeur. Cependant le milieu se construit comme ceci et forme la nature humaine réciproquement. Le milieu est conscientisé par les sédentaires en le cultivant (l'exploitant). C'est à dire que la culture s'est instruite sur l'« Anthropoïésis de la destruction ». Nous sommes sans cesse dans le rapport à ce paysage. Cette circonstance engendre un langage pour nommer ce lieu en observant des signes de la nature, et à les transmettre. Je voudrais savoir le toponyme de ce paysage. La série d'« Un paysage de peintures » peut se comprendre ainsi.

Les légendes sont parfois complétées de sous-titres comme le terme « nomade » qui désigne une nouvelle installation recomposée à partir de morceaux de précédentes installations réalisées ailleurs. Le terme « évolutif » désigne quant à lui, une nouvelle forme d'assemblage qui est déjà présentée ailleurs ou le processus d'une installation documentée.

Le nomadisme est mon mode de vie pour l'instant, car je me déplace selon le projet. La série de « Das Wanderobjekt » (L'objet ambulant) le représente d'une certaine manière. Elle est créée à la base de la Peinture debout, premièrement en Allemagne. J'ai conçu cette oeuvre pour la mobilité et l'interactivité proposées aux spectateurs. L'objet mobile est entoilé comme un marcheur-voyageur (Einer Wanderer) avec un manteau. Au sens métaphorique, il sillonne dans un paysage et transforme l'environnement de celui-ci, l'altère en s'y insérant.

Dans le mouvement de la création, lors de ce processus, mes gestes créent non seulement les oeuvres mais aussi une certaine spatialité. Comme le déclare le philosophe français Michel Guérin dans son ouvrage :
« Le sens (du) geste se trouve dans la relation dialogique du mode et de la fonction. Schéma de temps, le geste est générateur d'espace [...]. Plus simplement : dans une création artistique, quelle que soit son espèce, il y a comme un geste de danser. » 7

Mes gestes créateurs dans le rapport à un milieu peuvent être une danse d'agentivité performative de Pickerling. Qu'est-ce qui se produit, si je manipule mes oeuvres dans un espace ? Mes gestes créateurs architecturalisent une image du temps en animant mes oeuvres. C'est la série intitulée « Geste architectural ».

Pour la création dans le monde matériel, surtout l'évolution technologique, nos ancêtres ont cherché la maîtrise du « feu », comme le chimiste français Jacques Livage l'introduit (et ainsi distingue une autre possibilité technologique de chimie douce).
Ce qui m'intéresse en ce moment, c'est la recherche de la création avec les éléments fondamentaux : terre, feu, eau, air. Cela me permet de mieux réfléchir au rapport entre geste créateur et milieu. Récemment, j'ai commencé à créer un four hybride à bois, avec du torchis à ma façon, tel un laboratoire pour élargir le champs d'expérimentation sur les matières et sur l'« objet technique». Mes travaux précédents, « Installation incendie », « Peinture en feu » ou « Mythologie du résidu » sont un préambule à ce projet. En novembre 2021, j'ai réalisé la mise à feu d'une grande structure en argile grise, intitulée « Mise à feu, mis en monde : la tour en argile grise » à la campagne dans la Creuse.

Masahiro Suzuki, 2021


1. Le mot balisé de deux termes : l'anthropologie de la poïésis. Il s'agit de l‘ambivalence aristotélicienne entre l'activité technique et l'action morale ce qui induit un caractère poétique chez les humains.
2. « Il s'agit de la science du milieu appelée "mésologie", créé par le médecin Charles Robin (1821-1885) à partir du grec meson, milieu, et logos, discours, science [...]. Le géographe français Augustin Bergue (1942-) la confronte avec les concepts modernes de Watsuji, de Uexküll, et de Leroi-Gourhan. » / Augustin Bergue, Le lien au lieu, Éoliennes, 2014, pp. 15-17.
3. Watsuji Tetsurô, Fûdo : le milieu humain, Paris, CNRS édition, (1935) 2011, p. 47-48.
4. Ibid., p. 239.
5. Guillaume Logé, Renaissance Sauvage, Fondation ZOEIN, 2019, p. 152.
6. Ibid., pp. 116-117.
7. Michel Guérin, Philosophie du geste, Paris, Actes-Sud, 1995, p. 76.








Pour Masahiro Suzuki, la peinture est quelque chose de mobile, elle est indissociable d'un mouvement entre le lieu où elle se fait et celui où elle s'expose. Elle n'est pas non plus surface mais volume, issue d'un processus d'assemblage, de concrétisation de la couleur dans une matière. Les Peintures debouts nous indiquent bien par leur titre cette vocation des oeuvres à habiter l'espace. Le Paysage de peinture réalisé par l'artiste pour l'exposition est ainsi constitué d'un ensemble de deux grands volumes et de multiples petits d'assemblages. Ces séries d'objets faits en différents lieux, que l'artiste prend soin de préciser, nous renvoient à une pratique nomade et à une démarche de glaneur au cours de laquelle matières, formes et couleurs s'agencent entre elles, construisent ces volumes bricolés qui s'élèvent dans un équilibre précaire. Si peindre s'apparente alors à une forme de bricolage, c'est parce qu'il s'agit – comme l'a expliqué Claude Lévi-Strauss - de « faire avec » ce qu'on trouve et ce que l'on a sous la main. « teinture végétale de la forêt de Tronçais », « sable local », « pigments d'ocre jaune fabriqués » : matières, pigments, techniques correspondent à un endroit et à une nature particulière dont les oeuvres gardent la trace, s'imprègnent. Le primitivisme de cette démarche n'est que le résultat de cette empreinte dont témoigne l'oeuvre. Pour une exposition, l'artiste compose un ensemble homogène à partir de ces éléments hétérogènes issus de lieux différents, il rassemble en une nouvelle entités ces traces de natures diverses. Il réalise donc bien un paysage qui est à la fois physique et mental.

Romain Mathieu
Critique d'art, commissaire d'exposition, professeur d'histoire d'art à l'ESADSE
Artpress, N° 480-481 (sep.-oct. 2020), pp. 86-87







Les chasses subtiles de l'artiste-cueilleur. Traverser l'atelier, marcher dans la forêt

[...] L'environnement naturel, le biotope, pourvoit en quelque sorte aux besoins de l'atelier de l'artiste pour la confection des supports, des châssis, des objets assemblés, des pigments et des colorants. De sorte que l'oeuvre émerge d'un processus de création qui l'apparente elle-même à une production vivante, l'extériorité du monde et l'intériorité de l'atelier participant alors d'un processus unique, d'une même énergie, indomptée ou sauvage ici, réagencée et réactivée là. Comme si traversant l'atelier l'artiste marchait dans la nature, et comme si les marches à travers la nature relevaient encore de la stricte géographie de l'atelier.

Les récoltes sont aussitôt suivies d'opérations diverses en constant réajustement - sélection, pulvérisation, tamisage, décoction, macération – et nécessitent des outils précis – jeu de tamis, mortier et pilon, bouilloire, filtres- qui sont soigneusement lavés, un à un, et rangés après usage sur la table même où sont alignés les pots de pigments déjà stabilisés. En somme, outils et matériaux agissent de concert comme des éléments équivalents dont les manipulations sont traversées d'une même attente et investies d'un pouvoir analogue, productif et symbolique tout à la fois. Toucher le monde, y porter la main, en extraire des fragments, les donner à voir en les transformant. La forme de vie en art que s'est construite Masahiro Suzuki repose sur ce lien permanent avec les arcana naturae, les dispositifs – trésors naturels ou objets abandonnés – que la nature ou l'environnement mettent à notre portée et qui sollicitent notre désir de création et connaissance appliquée à partir de prélèvements discrets.

L'oeuvre comme manteau du voyageur. “N'oublier jamais que je suis dans la vie”

[...] Les périples rimbaldiens de Masahiro Suzuki ont dès lors peu à voir avec les problématiques du “déplacement” pour l'oeuvre des Earth Artists1 . La nature, chez Masahiro Suzuki, n'est pas ramenée, à son arraisonnement par la raison technique comme chez Robert Smithson ou Michael Heizer, familiers des pelleteuses et autres bulldozers, ou chez Walter de Maria dont le Ligthtning Field, avec ses 400 mâts d'acier à pointes dures acérées, hérissés dans le désert du Nouveau Mexique, en 1977, vise à provoquer de spectaculaires nuées d'éclairs où l'on a parfois voulu voir, non sans complaisance, une “inspiration cosmique et primitive”2 voire un retour du ″Sublime” au sens hégélien de “besoin primitif de l'art″3.

Rien de tout cela chez Masahiro Suzuki pour qui l'indubitabilité du monde extérieur – qui est toujours le monde au-delà, c'est-à-dire le monde plus loin – c'est qu'il semble être en expansion permanente, comme le cosmos. De sorte que le parcourir c'est apparemment renouveler l'expérience de la découverte, comme si le voyage ne pouvait qu'être incessant, ajoutant toujours de nouveaux lieux, de nouvelles strates, de nouveaux parcours et de nouveaux signes. Le backpacker, selon le vocable employé par l'artiste, c'est-à-dire le voyageur sac à dos, le “routard”, traverse en permanence une forêt de signes. C'est l'avalée des avalées : l'artiste “dévore” le monde pour faire oeuvre, comme le disait Karel van Mander de Brueghel voyageant des Flandres jusqu'à la Sicile en traversant les Alpes et l'Italie4. Ou plutôt, selon Masahiro Suzuki : pour construire sa propre “forme de vie” (forma vitae)5, cette “vie d'artiste” ou de poète qui, aujourd'hui, heurte de front les logiques de quantification, de surveillance et d'asservissement à la marchandisation incontrôlable d'un monde désormais menacé.

Michel Cegarra
Extrait du catalogue : Les cahiers / N°15, DomaineM, 2018, pp.17-19, pp.26-28

1. Voir Anne-Françoise Penders, En chemin, le Land Art, Tome 1 : Partir, 1999, Bruxelles, La Lettre Volée, p. 54.
2. Anne-Marie Penders, op. cité., p. 44.
3. Gilles A. Tiberghien, Land Art, Paris, Editions Carré, 1995, p. 77. De tels propos aujourd'hui soulignent l'urgence qu'il y a à repenser les pratiques du Land Art, en distinguant sans doute celles portées par des Européens (Richard Long, Herman de Vries, Andy Goldsworthy...) et celles promues par des artistes américains fascinés par la névrose entropique du monde industriel, par ce qui advient “quand le camion s'est retiré” comme le disait Smithson. Voir Ann Reynolds, Robert Smithson. Du New Jersey au Yucatán, leçons d'ailleurs, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anaël Lejeune et Olivier Mignon, MIT 2003, Bruxelles, (SIC), 2014, p. 320.
4. Dans son Schilder Boeck (Le Livre des Peintres), publié en 1604.
5. “Nous nous demanderons d'abord si, par les termes de “vie”, “forme de vie” (forma vitae), “forme du vivre” (forma vivendi) on n'a pas cherché à nommer quelque chose dont le sens et la nouveauté restent encore à déchiffrer et n'ont, à cet égard, pas cessé de nous concerner de près.”, Giorgio Agamben, de la très haute pauvreté. règles et forme de vie – Homo Sacer, IV.I, Paris, Payot-Rivages, 2011, Rivages poche/petite bibliothèque, 2013, p. 113.



[...]


L'ouverture de “l'arrière-pays”. Partager le paysage

Un objet visuel a été inventé par les artistes de la Renaissance, qu'Yves Bonnefoy avait nommé autrefois “L'Arrière-pays”. Un fond du tableau – territoire ultime, lointains, paysage indiscernable – où l'homme pouvait cependant se tenir encore, mais comme dans une autre dimension, de sorte en effet qu'il y apparaissait hors de l'istoria, comme une frêle créature rejetée par l'Histoire des hommes et par leur mémoire, incompréhensible pour tout dire.
Yves Bonnefoy le notait : “Imaginant ainsi, je me tourne vers l'horizon. Ici, nous sommes donc frappés d'un mal mystérieux de l'esprit, ou bien c'est quelque repli de l'apparence, quelque défaut dans la manifestation de la terre qui nous prive du bien qu'elle peut nous donner. Là-bas, grâce à la forme plus évidente d'un vallon, (...) un peuple existe qui, en un lieu à sa ressemblance, règne secrètement sur le monde. (...) N'est-ce pas toujours l'évidence qui nous échappe le plus ? Moi, cependant, si un hasard m'ouvrait cette voie je saurais peut-être comprendre.”1

On pourrait dire que l'oeuvre de Masahiro Suzuki ouvre cette voie, offrant au regardeur une immersion physique et mentale dans l'épaisseur, la profondeur du monde de la vie. L'oeuvre y trouve alors sa place, non comme une simple “image” à vrai dire, ni comme un spectacle, mais, comme le dit l'artiste, comme “un paysage”, un paysage partagé. L'oeuvre donc affirme son lieu qui est aussi le nôtre, y déterminant un usage commun.
Ici la donation de l'oeuvre est celle d'un espace à mi-chemin entre l'agora de la délibération démocratique et la nature vivante, déployée, accueillante qui cesse d'être un projet ou une vision, pour s'ériger en maison commune. L'artiste sait de quoi il parle. Il a arpenté de nombreux lieux naturels et inventé un grand nombre de sentiers dans les champs, les sous-bois, à travers les forêts, les clairières, au-delà des villes, des cités, des villages. Il a traversé ces lieux en observateur paisible, en auditeur discret, en marcheur obstiné et, très souvent, en cueilleur de plantes et de toutes sortes d'objets naturels, destinés à des teintures ou à des assemblages, à des constructions ou à quelque table de cabinet de curiosités où ils se présenteront comme des spécimens fixés du grand mouvement du vivant, ce que l'artiste a décidé, une fois pour toutes, de nommer : “la beauté”.

Michel Cegarra
Extrait du catalogue : Les cahiers / N°15, DomaineM, pp.41-46

1. Yves Bonnefoy, L'Arrière-pays, Paris, Poésie/Gallimard, 2006, p. 12. La première édition de cet ouvrage a été publiée en 1972, par les éditions Albert Skira, dans la collection “Les sentiers de la création”.








Masahiro Suzuki voyage. Ses peintures sont chargées de la multitude de paysages qu'il traverse, sentimentalement. Les toiles ont pu être tendues comme de classiques fenêtres contemplatives.
Elles sont ces temps-ci, surfaces d'objets à contourner ou simplement libres, inscrites dans des compositions qui les dépassent. Ces vastes partitions associent façonnages intentionnels et éléments glanés en chemin. Car l'artiste sillonne le monde, à bicyclette, locomotion ni lente ni rapide assurant un contact avec le sol. Il dit parler tout seul lorsqu'il pédale. Il sait mettre pied à terre pour cueillir un volume, croquer une forme. Nomade, sa motivation peut surgir d'un livre, et son objectif demeure l'apprentissage, d'un instrument, d'une technique de drague, d'une langue ou tout autre savoir. Son impatience l'a mené vers les arts visuels dont il respecte l'immédiateté. Et ses oeuvres saisissent d'emblée. La gamme est atmosphérique. L'émotion est minéralisée. Le peintre relie sa pratique de l'abstraction, au culte de la ruine. C'est un détour par Pompéi qui affirma en lui cette correspondance. Fondamentalement ému face à la beauté du site, il ne put à partir des fragments perçus, qu'en reconstruire une vision déraisonnable. Du romantisme au-delà de la figuration. Ancrer sa subjectivité dans ce que l'on regarde. Avoir toujours conscience d'où l'on est. L'itinéraire géographique devient métaphore existentielle. Concrètement, d'après la course de l'artiste sur le globe, il s'occidentalise. Japon, Chine, Inde, Égypte, Pologne, République tchèque, Allemagne, Italie, France, Angleterre, Espagne, Portugal. Si la terre est bien ronde, il devrait, dans cette direction, finir à son point de départ, arrivant depuis l'orient cette fois. Pour l'instant, la Provence est sa base donc sa palette. Le contraste inépuisé entre la voûte céleste et le relief des terrains continue aujourd'hui d'alimenter les intensités picturales de Masahiro Suzuki.

« Mon but est de voir le bleu du ciel »


Joël Riff
Extrait du catalogue : 62e Salon de Montrouge, Moly-Sabata, 2017







C'était six ans avant son diplôme, dans les environs de Sadskà en République Tchèque. Masahiro Suzuki écrivait dans son journal cette phrase où l'innocence resplendit, déconcertante et vivifiante : « N'oublier jamais que je suis dans la vie. » En fait, il pleuvait des cordes, il avait été réveillé en pleine nuit parce que sa tente commençait à flotter sur l'eau. Quand vous voyez Masahiro, il semble toujours joyeux, mais l'apparence n'occulte pas les difficultés du voyage. Masahiro les a connu, et il voyage encore et toujours, toujours joyeux, coûte que coûte, quoiqu'il arrive, traversant en 2009 toute l'Europe. Ce n'est pas pour rien s'il a le livre de Zarathoustra dans son sac à dos. On dirait que les torrents de terre ocre qu'il a traversés sur les chemins, vibrent encore dans sa peinture. Et il pousse sa peinture vers le volume. Pour qu'elle devienne paysage. Le paysage est aussi bien sûr une toile accrochée au mur (comme une vibration énigmatique) que dans des stèles, des blocs de sensations de taille humaine, et des tubes en carton debout, autant de monuments au mouvement des couleurs, avec quelques figures qui surgissent là et là. Les parallélépipèdes rectilignes, massifs : la couleur fait-elle évanouir leurs bords droits ? Ils expriment paradoxalement une audace, une liberté hors du commun. Mais on peut aussi y voir la dislocation du paysage japonais, habitué aux séismes et aux tsunamis. Le 11 mars 2011 est la date de la catastrophe de Fukushima, dont on ne parle guère aujourd'hui comme le rappelle dernièrement Stéphane Thibierge dans le numéro 423 d'Artpress en juin 2015.


Paul-Emmanuel Odin
Extrait du catalogue : Nouveaux Regards, La compagnie, 2015