Anne-Sophie TURION 

"Ici, le 9 août 2016, a stationné pendant quelques minutes une Honda rouge. Par les fenêtres ouvertes, on entendait Born to be wiiiiild". Cet étrange récit fait partie des trente énoncés anecdotiques qu'Anne‐Sophie Turion a substitués à ceux des plaques commémoratives d'un village touristique canadien un été 2016. Une série d'événements mémoriels intempestifs emblématiques des stratégies menées par l'artiste. Une "orchestration du réel", comme elle le définit, qui met en jeu des oeuvres performatives faites d'objets, de gestes, de paroles, de situations qui, une fois distribuées et implantées dans le quotidien, produisent de multiples décalages de réalités. Des réalités augmentées, en quelque sorte, qui se substituent ou se superposent à la cohérence des situations ordinaires de notre quotidien. Des oeuvres qui produisent un trouble poétique, alimentent les conversations et les représentations des témoins, volontaires ou non, et, surtout, se gardent de les guider vers une interprétation univoque.

Alain Berland, avril 2017








Anne Sophie Turion
Retourner les coulisses


Le noir se fait, trois coups retentissent, le rideau se lève ; le public consent alors à suspendre toute incrédulité. Le jeu commence. Lumière, son et délimitation de l'espace fixent la représentation que nous avons de la réalité. Le sociologue américain Erwing Goffmann relève : « une activité [...] est généralement séparée du flux des événements en cours par des parenthèses, ou marqueurs conventionnels. [...] À l'instar d'un cadre en bois d'une photographie, ces marqueurs ne font pas vraiment partie intégrante du contenu de l'activité et n'appartiennent pas non plus au monde extérieur : ils sont à la fois dedans et dehors »1. Mais que se passe-t-il derrière les coulisses ? Si l'on faisait sauter les cadres, si l'on révélait la machinerie, si l'on exposait la poupe, est-ce que notre ingénuité s'écroulerait aussi sec ? Le travail d'Anne-Sophie Turion s'installe précisément dans l'équilibre fragile qui, dans toute entreprise fictionnelle, maintient notre croyance juste assez pour qu'elle ne sombre dans le scepticisme.
Formée à la scénographie à l'Ecole Nationale Supérieure des Arts décoratifs de Paris, Anne-Sophie Turion dépasse les prérogatives de sa formation pour devenir elle-même performeuse. Une fois diplômée, elle ne cesse de travailler les parenthèses qui délimitent nos activités – non plus seulement théâtrales, mais journalières. À la fois dedans et dehors, ses oeuvres brouillent le réel, fictionnalisent l'espace pratiqué – pour mieux le penser2. Avec Étant donné une façade (2015, en collaboration avec Pia de Compiègne), elle montre combien les immeubles dissimulent une suite de décors hétéroclites dans lesquels se jouent la chorégraphie des gestes quotidiens, les menues tragédies de l'existence – mais en coulisses. Elle sonne chez les habitants d'un quartier mixte de Marseille et leur demande de décrire leur intérieur depuis l'interphone. En nommant les objets et en explicitant leur emplacement, les voix parlent avant tout de l'individu à qui elles appartiennent. Enregistrés, ces récits anonymes sont mis à disposition du public pour une promenade sonore, à la rencontre de cette intimité dissimulée. Elle fait entendre d'autres paroles dans cette même cité phocéenne en collant sur certains murs, parapets ou autres bancs publics des refrains de chansons populaires – dont les premiers mots sont colorés comme ceux d'un karaoké (On dirait le sud, 2015). « J'ai dans les bottes des montagnes de questions. » L'adéquation entre ce que véhicule le refrain connu de tous et l'espace choisi crée chez le passant une association mentale qui offre l'occasion de réévaluer une existence parfois ankylosée. En résidence au Canada dans le village de Baie Saint-Paul, Anne-Sophie Turion note que le ressort textuel est employé cette fois-ci par la municipalité pour influencer la perception des lieux. À grands ressorts de plaques commémoratives, les espaces sont sursignifiés, figés dans un passé solennel et pompeux destiné à en amplifier les attraits touristiques. L'artiste dissimule les hommages et autres repères historiques en y apposant du linoleum motif marbre, sur lequel elle inscrit anecdotes personnelles, histoires rapportées, paroles en l'air attrapées (L'autre circuit des plaques, 2016). Que dit cette apparente insignifiance face au paysage qu'il est censé informer ? Dans ce même village, la rue St Adolphe paraît directement tirée d'un studio de cinéma ; ses proprettes maisons de bois peint au toit haut et recourbé évoquent de manière presque caricaturale les banlieues bourgeoises nord-américaines. Il devient avec Anne-Sophie Turion le décor d'un film sans acteur (Rue Saint-Adolphe, 2016). À l'occasion du 34ème Symposium International d'Art Contemporain, tous les habitants de la rue se sont branchés sur la radio locale. Celle-ci diffuse une bande sonore spécialement conçue à grand renfort de musique de films américains des années 1990 : E.T., Edouard aux Mains d'argent, Sur la route de Madison... Dans la rue, les phares d'une voiture éclairent un jardin où des jouets semblent abandonnés, quant un ballon de basket traîne sur une terrasse à côté d'un rocking-chair de la même couleur... Autant d'indices d'un crime à venir ou d'un drame passé. La musique teinte l'espace de sa couleur, tantôt romantique, tantôt inquiétante ; le familier ne l'est tout à coup plus beaucoup.
Avec l'artiste Jeanne Moynot, c'est cette fois l'espace théâtral qu'investit Anne Sophie Turion. Le binôme s'amuse avec jubilation des ressorts du spectacle, détourne les trucages des effets, exalte en usant tous les artifices théâtraux, des plus grotesques aux plus grisants. Frightenight (2016) est une pièce qui, dans un grand nuage de fumée, nous emmène chasser la peur, à la poursuite du désir féminin. À Aix en Provence, leur exposition tire son nom de la banderole syndicale accrochée à la façade de l'hôpital du 3bisF où elles sont en résidence : On lâche rien (2016). Elles en ont fait leur credo pour la vie, à l'ère concurrentielle où la place de l'individu s'acquiert au détriment de la place de l'autre et où celle de deux femmes artistes se gagne à grands coups de pioche et de solidarité. Les deux compères récupèrent à la blanchisserie de l'hôpital les draps, torchons et serviettes destinés à être jetés. Elles qui pratiquent le white cube en solitaire et le black cube en duo, les voici qui travestissent l'espace d'exposition en coulisses de théâtre. Durant des semaines, elles charbonnent avec acharnement les tissus voués à la disparition pour en faire des pendillons de théâtre. Les draps deviennent objet d'exposition, mise en scène et surface graphique à la fois ; ils habitent l'espace, montrent l'envers comme l'endroit. Inutile de fictionnaliser à grand renfort de musique un espace déjà parfaitement cadré ; au contraire, les deux compères font de ce pseudo espace théâtral l'écrin d'une voix très intime et choisissent d'y diffuser les conversations qu'elles ont eues durant leur semaine de travail ubuesque – où l'on entendra d'ailleurs Anne-Sophie imiter les trois coups du théâtre avant d'entrer dans la chambre de Jeanne. Elles refusent ensemble les effets des préconceptions symboliques qui pèsent sur chaque femme et se montrent nues, dévoilent avec impudeur leur sexualité, prouvent leur maîtrise dans l'art de la contrepèterie, affirment avec impertinence leur liberté.
Sise entre les cadres, Anne-Sophie Turion retourne les coulisses pour en faire la scène, monte le décor en direct dans un jeu de dupes et se loge de la sorte à la lisière entre réel et artificiel. Écartelant les parenthèses, son travail s'offre telle une recherche de divertissement critique, une ode à la culture populaire et à la catharsis, comme un exercice du doute gonflé à l'humour.

Sophie Lapalu