Marine PAGÈS 

Dibutade à l'équerre

En contrepoint de sa réflexion sur l'illusion du double dans l'appréhension du réel et la métaphysique occidentale, Clément Rosset évoque l'existence de « doubles de proximité ou de doubles mineurs » qui garantissent à l'inverse l'authenticité d'un objet. L'étroitesse du lien qui attache l'ombre, le reflet et l'écho à tout objet réel peut selon lui être rapprochée de la notion espagnole d'immediaciones, qui en dénote « l'immédiateté absolue et la co-présence ». En apparence opposés, « l'illusion du double » et le « double mineur » sont toutefois habités d'une inquiétude commune, celle qu'ils viennent à manquer. Renoncer à l'illusion du double c'est faire face à l'unicité angoissante du réel ; le défaut de l'ombre « constitue un arrêt d'irréalité et en même temps un arrêt de mort » de l'objet. Les Intermédiaires – Été-Hiver (2019-2020) de Marine Pagès suscitent une telle réflexion chez le regardeur. Leur structures linéaires et articulées réalisées par la superposition de crayons graphite et de crayons de couleur, dédoublées autant que redoublées, paraissent flotter sur le papier auquel différents jus d'encre donnent une vibration, une profondeur, et un caractère infini qui rend présent l'hors-champ. Si l'une des structures peut être prise pour l'ombre de l'autre en raison de sa plus faible densité, leur commune objectité relève de plusieurs incongruités. Elles sont d'abord souvent reliées par de petits liens dessinés, comme s'il s'agissait de garantir qu'elles n'errent pas séparées, à la manière du Peter Schlemihl du roman de Chamisso et de son ombre perdue. Elles relèvent ensuite de la rencontre du mécanique et la fabrication manuelle, qui fait douter de savoir quelle forme fut dessinée en premier et produit un écart dans le même : « Il vaudrait mieux, écrivait Marcel Duchamp, chercher à passer dans l'intervalle inframince qui sépare 2 “identiques” qu'accepter commodément la généralisation verbale qui fait ressembler 2 jumelles à 2 gouttes d'eau ». Cela s'accompagne d'un autre paradoxe : flottantes, les structures n'en sont pas moins situées à l'égard des marges de la feuille, selon un système de rapports proportionnés aux formats.
C'est ce qui confère au dessin des zones de tension qu'expérimente Marine Pagès depuis la réalisation des séries de Rampes (2010-2013), structures composées de fins tasseaux de bois linéaires dont l'ambiguïté résidait déjà, malgré leur apparente fragilité, dans une incertitude : l'espace de la galerie les maintenait-elles en équilibre ou assuraient-elle la stabilité de l'espace ? Par la suite, Tenir l'équilibre (2016) fut une autre manière de dessiner dans, et avec, l'espace, puisque les pièces de bois étaient recouvertes de graphite et que leurs points d'appui réciproques et sur les murs latéraux déterminaient leur pondération respective, à l'instar de leur légère distance à l'égard du mur du fond formant déjà l'écran d'une ombre portée. Ombre portée devenue double enfin dans Équilibre, suite (2019), plus proche encore des Intermédiaires en ce que les deux structures réalisées au gaffer adhésif et au graphite sur le mur ne devaient leur similarité qu'à une illusion d'optique.
S'il existe une géométrie du dessin chez Marine Pagès, elle est moins théorique que pratique, poétique et analogique. De même, la construction perspective ne relève pas d'un savoir académique, même si elle le rappelle, à l'instar des Intermédiaires, suite (2020) et des Intermédiaires – Repentir (2020-2021), qui revisitent la picturalité par le frottement et le gommage des fonds, ainsi que par l'usage de crayons de couleurs. Leurs structures ont en commun avec les Intermédiaires réalisés à la gouache blanche de ne plus être liés et d'assumer plus fortement la qualité du double défini par Rosset : « le même mais un autre ». La figure humaine, autre tradition picturale, vient donc également s'immiscer dans les relations qu'entretiennent les Intermédiaires, dont certains sont sous-titrés « debout », « jambes », « mains » ou « couples ». Pourtant, une autre origine de l'art vient ici à l'esprit. Celle du mythe rapporté par Pline l'Ancien de Dibutade, qui traça l'ombre de son amant sur un mur pour en conserver le souvenir. À l'origine donc une ressemblance par contact plus que par imitation, marquée par l'immediaciones dont parle Rosset, mais affectée de l'absence consécutive au départ de l'aimé, de la nostalgie d'une communauté et d'un lien tactile. Faut-il préciser que l'origine des Intermédiaires se situe chez Marine Pagès à une époque où son corps, redoublé autant que dédoublé, ne lui permettait plus que de déléguer à un scanner l'obtention de l'empreinte photographique de baguettes de bois (et de leur ombre) tendues entre les bords de la vitre ?
Cette intimité du, et avec le, dessin est encore présente aujourd'hui. Si ce n'est que les doubles se font désormais simulacres l'un de l'autre, dans une indécision entre présence et fiction. Le rapport entre visible et invisible, inscription et évanescence, informait déjà les Paysages de Marine Pagès (2004-2006), dont la réalisation au crayon jaune de Naples explorait les seuils de visibilité, la série des Routes (2009-2016), qui révélaient par le blanc en réserve les lignes d'un urbanisme jamais réalisé du désert américain, ou encore Vialas (2009), qui traduisait en un relief de bois la structure souterraine des réseaux creusés « à l'aveugle » d'une mine de charbon des Cévennes. Rappelons que le mythe de Dibutade concerne aussi l'origine de la sculpture : « Le potier Butadès de Sicyone, écrit Pline, découvrit le premier l'art de modeler des portraits en argile ; cela se passait à Corinthe et il dut son invention à sa fille, qui était amoureuse d'un jeune homme ; celui-ci partant pour l'étranger, elle entoura d'une ligne l'ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d'une lanterne ; son père appliqua de l'argile sur l'esquisse, en fit un relief qu'il mit à durcir au feu avec le reste de ses poteries. » Le passage du volume au dessin peut également se renverser chez Marine Pagès, lorsqu'elle découpe de fines bandes dans les chutes des fonds des Intermédiaires et les assemble pour en tirer des Formes Molles (2020-2021) accrochées au mur par quelques clous. À l'origine composés sur le modèle des dessins, ces reliefs s'en sont progressivement émancipé pour ressembler à des mobiles dont le poids détermine les singuliers profils. Les points de tension n'y ont pas complètement disparu et le blanc en réserve y joue toujours un rôle plastique. Cela les apparente à Reposer II (2017), installation contre le mur de la galerie de panneaux de peuplier recouverts de graphite à l'exception des lignes blanches laissées en réserve, ou encore à la série Ciels – Ceux qui flottent (2019). Mais le dessin des Formes molles se repose d'une autre manière, entre l'ouf d'une détente et le pfiou d'un souffle. On ne sera pas étonné que dans ses revisites de l'origine du langage (de l'art), du rapport entre le sérieux et le jeu, Marine Pagès ait conçu, à l'occasion de sa résidence à la Villa Empain de Bruxelles en 2020, une série d'onomatopées dont les lettres en bâtons se tiennent l'une dans l'autre, non-doubles et fausses ombres, pour former les châssis de fenêtres non albertiennes, ouvertes sur l'imaginaire (HeyPfiouHmmPafSnifArghBofAieHeuWhaouGrrrEuhHiii, 2020).

Julie Ramos, mai 2021
Texte écrit à l'occasion du solo à Drawing Now Art Fair, galerie Bernard Jordan, Paris, juin 2021.





• Lire Les Intermédiaires de Marine Pagès : en plein dans le dessin, Guitemie Maldonado, 2020

• Lire le texte de Catherine Macchi, 2012

• Lire le texte paru dans Roven 5, revue critique sur le dessin contemporain, printemps-été 2011

• Lire le texte de Sophie Delpeux

• Lire l'Entretien Nathalie Sécardin – Marine Pagès, 2007




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