Marion MAHU 

Plongée dans la mythologie du présent
(ou le rêve d'Icare d'un homme-grenouille)



«Peut-être que dans la destruction du monde, il serait enfin possible de voir comment il est fait. Les océans, les montagnes. L'accablant contre-spectacle des choses en train de cesser d'être. L'absolue désolation, hydropique et froidement temporelle. Le silence.» (Cormac Mc Carthy, La route, 2006)


Beaucoup de points de repères sont trompeurs. Beaucoup d'orientations se croisent et se traversent. Les liens ne sont pas aussi serrés que l'on croit. On ne peut plus croire en le monde. On ne peut plus croire en autre chose que le monde. Une ironie endogène, peut-être la dyslexie de la vie, ou encore un effet «stroop» de la réalité. On y dérive / autant que l'on s'y invente. On le déplace / autant qu'on s'y déplace / autant qu'il nous déplace. «être un homme, c'est simuler l'homme» disait Gombrowicz, cela signifie que seuls les détours nous permettent d'avancer.

Une Mythologie du présent particulière se compose ainsi à travers l'oeuvre de Marion, pièce après pièce, d'un renversement de situation au détournement d'une connaissance. Un jeu de «ruines à l'envers» (Smithson), de chantiers à l'envers, de véhicules statufiés, d'expériences de suspens, signifie qu'il n'y a plus personne pour garder le temps, le sens et l'universalisme. A travers une forme singulière d'accélération et de raccord, de transversalité et de jeu, le temps perdu apparaît alors comme pur, beaucoup plus imaginable que le réel. La question du sens est de déranger. Dedans chaque oeuvre a lieu un récit qui envisage une discordance fondatrice. On cherche et trouver signifie dériver, c'est-à-dire explorer une perspective pour y penser davantage, le Monde comme work in progress. L'expédition passe à travers «nous». Les extrémités de la «traversée» se révèlent d'une part le «voyage» et d'autre part le « déplacement ».

Cette dé-marche substitue au patrimoine des atmosphères sans mémoire via un glissement de temps. Elle dérègle avec ironie les tropismes par l'insertion d'une forme quasi-conceptuelle d'immaturité. Il est des temps qui «post-time» car les traces ont été entremêlées. Marion propose une alternative à regarder de mémoire ce qui a lieu. Chaque moment s'avère dépositaire d'une double réalité : l'une prospective, la réalité historique et imaginaire ; l'autre illusoire, le réel tout court. La déconstruction d'un espace-temps, d'une chose ou d'une expérience comme une critique productive, comme une diffraction à la fois idéale, mythique et engageante. Les processus de distorsion, de dislocation ou d'interruption sur les structures ouvrent des passages et créent des rencontres. La ruine, le simulacre, le chantier, les figures de synthèse ne sont plus des sous-cultures et des archétypes mais des interfaces et des allégories. Ils partagent la même forme morcelée, la même incomplétude, la même fonction de métamorphose, la même intranquilité et paradoxalement la même préoccupation d'objectivation. Ils réfléchissent l'image du monde contemporain, global et divergent, relié et atomisé, obsédant et consommé. Un Paradis raté.

Le travail semble préférer le degradé, le fragmentaire et le dénaturé au neuf. Marion réinvente à sa manière quelque chose de l'ordre et du désordre de la Renaissance (réinvention du trompe l'oeil, usage de 3D comme procédé pictural de spatialisation de la représentation, Maniérisme des effets spéciaux). On se déplace avec un but : imaginer une mémoire primordiale devant le spectacle des restes. Aujourd'hui, le tourisme de la fin recrée des rituels de vie et de mort de civilisations perdues et retrouvées, cartes postales ou autres marchandises monumentales. Marion retourne cette entreprise. La ruine contemporaine n'est plus seulement un lieu de contemplation de la vanité des entreprises humaines ou une morale sur la décadence de la civilisation occidentale. On y trouve aussi l'envie de mettre aujourd'hui en pièces pour le plaisir du point de vue. On y croise l'esprit de Piranese, la futurologie de la ruine capable de faire surgir un monde possible au milieu du monde.
Marion édifie l'inachèvement en forme finale, l'archéologie du neuf comme forme particulière de «bonne sauvagerie». Certaines pièces mixent la figure du chantier cher aux Futuristes, condensé des énergies de la ville, lieu d'accélération et d'effervescence avec une sorte de non-architecture déterminée dans un non-lieu inscrit dans une non-histoire.
Le récif artificiel se révèle paradoxalement comme une forme absolue d'utopie, comme idée d'avant-garde. Architecture et urbanisme sous-marin, il présente à l'usage une efficacité écologique supérieure (mieux colonisé) aux amas rocheux naturels. Dans les dessins de Marion, on le redécouvre récif de «production», créateur d'image et de récit ou récif «paysager» complexe et hétérogène. Il faut littéralement «tailler» la route, comme un sculpteur, ou comme un crayon. Au coeur de tous les blancs et toute les obscurités en réserve à dessein de nouvelles topographies. A l'abordage du sens, comme une piraterie intellectuelle.
«Voyager, c'est penser.» disait Christine Buci-Glucksmann. Les machines à voyager de Marion semblent prisonnière d'un désir de modernité, d'un espace suspendu, d'une histoire déjà écrite, de la mélancolie d'une obsession ou d'un imaginaire hanté. Elles sont invitations au voyage et/ou revenants. La navigation elliptique est évoquée, invoquée, convoquée, provoquée, comme une micro-utopie en creux, une aventure affective et un savant brouillage des frontières. Il n'y a plus de chronologie linéaire ni de cartographie précise. L'imagination vagabonde est le véritable mobile. Tout objet est sujet à interprétation et tout sujet devient objet d'interprétation. Chaque oeuvre est un montage de l'ordre du rêve d'Icare, pourvoyeur de sensations et d'espace-temps inédits.

Les oeuvres de Marion nous racontent que le monde peut être un palimpseste terrible et absurde. Le travail de l'artiste s'installe et prend corps dans les déplacements non conventionnels pour penser un dé-faire de la Forme (dé-ruine, dé-chantier, dé-nature, absurdité des rapports humains).
Alors partons pour le contre-sens (voire le non-sens) et le contretemps, l'incomplétude et la divagation, une curiosité éclatée sans pesanteur des catégories, la dissémination des paradoxes et le désordre réorganisé des références, les ruptures et résistances des produits dérivés, la discorde comme état de nature à établir des structures, les flux et reflux des histoires en tous genres, une sorte de mélancolie savante mêlée d'humour, où chaque fois une chose sert de cadre à ce qui lui est étranger.
On se lance dans un voyage autour du monde postmoderne, «Terra nullius», à l'intérieur de la désintégration mesurée, «au coeur des ténèbres», avec un ticket pour la disjonction du réel, «machines infernales», avec en bagage une ironie syncrétique, «récit d'Ulysse», qui parle d'être au milieu de la fin de tout, «poisson perdu».
Faisons la route, va ! , nous invite Marion, un Paradis raté est beaucoup plus passionnant à explorer.

Luc Jeand'heur, 2009


Techniques et matériaux


encre sur papier
matériaux de construction
outils numériques variés
Mots Index


aventures
mer
forêt
ciel
Histoire et mensonges
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