Gilles POURTIER 

Après des études de Lettres Modernes, Gilles Pourtier s'engage dans une formation de verrier à Nancy au Centre Européen de Recherche et de Formation aux Arts Verriers (CERFAV) qui l'amènera à travailler quatre années durant à Londres au Surrey Institute of Art and Design University College.
En 2006 il entre à l'École Nationale Supérieure de la Photographie d'Arles (ENSP) d'où il sort diplômé en 2009, année à laquelle il participe aux Rencontres Internationales de la Photographie. Au cours de ses trois années d'études à Arles, il développe un travail personnel alliant photographie, sculptures et dessins. Depuis ses travaux ont été montré à de nombreuses reprises en France comme à l'étranger. Il vit et travaille actuellement à Marseille.



Texte d'Arnaud Claass paru dans la revue inframince 5

Ce qui frappe d'emblée dans le travail de Gilles Pourtier, outre le plaisir visuel qu'il engendre, c'est la charge littéraire que semblent porter avec eux les titres des séries ou des pièces individuelles : Le Château, Un peu plus loin de l'autre côté de la rue des néons clignotaient deux fois moins vite que mon coeur, Must We Mean What We Say, All Tomorrow's Parties noir et joyeux, etc. Comme si les images étaient indexées, vectorisées par des récits, des poèmes ou des développements philosophiques complexes.
Bien qu'informé par une vaste culture, le regard mis en oeuvre est d'une grande simplicité : présence de ces objets et de ces événements insistants, pris dans une exactitude rêveuse et que ce tropisme littéraire tournerait vers une sorte de soleil verbal.
Pourtant nulle illusion d'objectivité ici, nulle croyance en une pureté originelle des choses, vers laquelle la vue permettrait de remonter par on ne sait quel fantasme d'impersonnalité : les choses signifient toujours d'emblée : elles sont toujours connotées par le simple fait d'être remarquées, cadrées, capturées dans l'océan du visible. Voir, c'est voir comme.
Les stratégies mises en action dans ces corpus de photographies ou dans ces vidéos sont pourtant elles-mêmes des méthodes de dépossession. A peine croyons-nous avoir saisi dans ces oeuvres la constance d'un rapport au langage ou aux symboles, nous voilà déjoués par autre chose. Ainsi la photographie d'un radiateur installé dans une cheminée : quoi de plus absurde en soi que cette redondance d'un appareil de chauffage moderne logé dans un dispositif de chauffage ancien ? Ce geste pourrait faire penser à la prédilection des Conceptuels pour la tautologie. Mais le contexte de la série nous fait vite comprendre qu'il ne s'agit pas ici d'une exploration de l' « absurdité » du langage ou de la technique, encore moins d'une quelconque mythologie du quotidien. Les images sont d'une beauté mate, sobre, contemplative, fruit d'une observation scrupuleusement contrôlée, dans la lenteur ou la vitesse. Des « natures mortes » pleines de délicatesse et de banalité (la grâce d'un bouquet) voisinent avec des froideurs fonctionnelles (une méchante console métallique fixée à un mur) ; même démantèlement dans All Tomorrow's..., chronique volontairement lissée des incidents de la vie courante, où la dissémination annule heureusement toute clôture sur un récit (bébés, façades, souris décédée et innombrables disjonctions d'un flux de conscience éclaté) ; dans Must We Mean... des moitiés d'images, veuves les unes des autres, sont forcées à des jonctions dyslexiques.
En fin de compte, dans cette désunion méthodique, c'est peut-être l'inadéquation même de tout langage à la réalité qui se trouve dressée comme une scène.
Must We Mean What We Say : « Devons-nous vouloir dire (mean) ce que nous disons ? » : autrement dit, peut-on exiger de nous une transparence absolue du langage au réel – question de logique ? Ou bien la question en recouvre-t-elle encore un autre : lorsque nous disons quelque chose, cela doit-il être conforme en tous points à ce que nous avons en tête, au sens où, guidés par une sincérité totale, nous dirions toujours et partout ce que nous pensons – question de morale ? Interrogation à la Wittgenstein bien sûr et d'une certaine manière, la pratique de Gilles Pourtier peut être vue comme un travail sur les propositions élémentaires. Si, en somme, nous ne savons jamais ce que nous disons « réellement », les choses que nous remarquons ne sont jamais tout à fait elles-mêmes - peut-être en raison de ce que des psychologues nomment des « connotations cognitives » (rien à voir ici avec un usage inconsidéré des métaphores faussement poétiques).
D'où l'impression, dans ces images, de choses enregistrées de manière parfaitement directe et pourtant (ou en raison même de cela) décollées d'elles-mêmes. Dans cet univers de proximités assourdies, de sutures fantasques, de récits lacunaires, aucune froideur puritaine mais pas davantage de pathos; aucun moralisme documentaire mais aucune expressivité intempestive : simplement une dévolution du sujet regardant vers l'objet regardé, là où l'un et l'autre vivraient une belle indifférence au sens.
Dans la vidéo Un peu plus loin de l'autre côté de la rue des néons clignotaient deux fois moins vite que mon coeur, les arythmies visuelles et sonores du tube de lumière rouge évoquent celles d'un muscle cardiaque, en une parabole de la limitation dramatique entre l'intérieur et l'extérieur des corps, qui frappait tant Kafka.
Dans 13500 Lux, autre image d'interface élémentaire, un simple rectangle gris a été obtenu par l'utilisation d'un scanner comme machine de prise de vue. Cet acte ne pourrait-il être vu comme une version contemporaine du songe du poète anglais Samuel Taylor Coleridge qui, en 1825, rêvait de se transformer en une surface de verre transparente mais consciente d'elle-même (*) ?



(*) Ce cas est cité par Geoffrey Batchen dans un chapitre de son dernier livre, Each Wild Idea, consacré aux signes avant-coureurs de l'invention officielle de la photographie chez les scientifiques, les écrivains et autres « proto-photographes », dès la fin du XVIIIe siècle.





La vision flottante de Gilles Pourtier

Gilles Pourtier appartient à cette génération pour laquelle le mélange des registres high and low, des cultures savantes et populaires se constitue en évidence. Après un séjour d'un an en résidence dans l'espace 3bis f de l'hôpital psychiatrique Montperrin à Aix en Provence l'exposition qui conclut cette expérience se donne à découvrir comme « La grande surface de réparation ».
De la métaphore footbalistique ne retenons d'abord que les exigences d'une pratique collective où un des équipiers vient non pas demander mais apporter réparation au nom de son équipe.L'équipe ici se constitue autour de Marie-Louise Botella qui en complicité avec quelques soignants choisit et accueille des artistes au sein de l'institution, plasticiens et acteurs du spectacle vivant ou ceux qui naviguent entre deux comme les très passionnants « Gens d'Uterpan ».
Poursuivant notre interrogation métaphorique, de quel instance relèverait donc la faute à réparer ? Dans nos sociétés la maladie mentale comme ses soins ne sont jamais vraiment banalisés. L'artiste plasticien comme autrefois le reporter, -Raymond Depardon du temps de « San Clemente » où il n'était pas encore un artiste officiel –peuvent intervenir en arbitre de ce qui se joue sur le terrain que notre bien-pensance n'appelle plus la folie.La question se posait pourtant clairement en ces termes du temps de Michel Foucault.
Gilles Pourtier sait bien que la partie se joue dorénavant en termes d'images sur le terrain de l'idéologie, son rôle est d'en montrer limites et règles. De sa culture populaire il réveille les épisodes d'un ancien feuilleton télévisé « Le Prisonnier » , un ballon grisé sur fond de ciel blanc légendé « Rover » en rappelle la zone dont on ne s'échappe pas. De la génération de ses parents dont la tendance punk criait « no future » il adapte une contre-proposition « no pasture » où le recours au passé serait la norme actuelle non avouée.
Un diptyque oppose les cartes pipées d'un test qui annonce les couleurs pour faire contraster l'inconscient tandis qu'une fleur fanée au pistil dressé interprète en sombre valeurs de gris le test de Rorschar réincarné. A la légèreté ton sur ton du ballon répondent le message à décoder par le patient des couleurs ordonnées.
Au bout du long couloir où subsistent de larges portes rappelant une carcéralité à vocation curative se trouve une grande salle où l'image d'un petit tapis rouge nous inquiète par sa simplicité picturale. L'opacité de la chose ne peut que cacher quelque énigme qui dévoilerait la complexité de l'être, rappelant le titre de cette exposition de Régis Durand « Rien que la chose exorbitée ». Dans la tension entre cette esthétique dépouillée et la fantasmatique philosophique que suggère le titre de l'exposition nous ne pouvons lire ce travail que comme post-lacanien.
D'ailleurs au centre des neufs portraits pixellisés des directeurs successifs de l'établissement n'est ce pas le sieur Clérambaut (Gaetan Gatien de) qui trône ? Lui plus connu pour son érotique des voiles que comme professeur de Jacques Lacan. Les autres seraient tombés dans les oubliettes de l'Histoire de l'inconscient si leurs descendants administratifs n'avaient à chacun attribué la paternité d'un bâtiment de l'hôpital. Le photographe les recense dans le noir et gris moyen d'un format portrait. Les noms des Pères sont devenus – nom d'une pipe- les noms des pavillons – service service , aux bons soins.
Avec sa culture propre et dans une pratique d'une grande exigence que l'on pourrait qualifier de vision flottante Gilles Pourtier répond parfaitement aux exigences énoncées dans le programme du 3bisf par sa directrice « Nous inventons le quotidien grâce aux « arts de faire » (Michel de Certeau), ruses subtiles, tactiques de résistance par lesquelles nous détournons les objets et les codes, nous nous réapproprions l'espace et l'usage à notre façon ».

Christian Gattinoni pour la revue lacritique.org
http://www.lacritique.org/article-la-vision-flottante-de-gilles-pourtier




« En 2006, après avoir été verrier durant plusieurs années, Gilles Pourtier décide de devenir artiste. Si la photographie devient alors son moyen d'expression principal, l'utilisation qu'il en fait ne s'inscrit pourtant ni dans une tendance pictorialiste ni dans la pratique indicielle de la photo conceptuelle. Sa démarche se situerait plutôt du côté de l'enquête photographique, dans une veine quasi ethnographique, à l'instar des séries Les voleurs (2010) et La ligne d'ombre (2013) réalisée sur les îles de Batz et Ouessant en collaboration avec Anne-Claire Broc'h.
Son mode opératoire s'apparente, en effet, à un inventaire vernaculaire révélant les singularités qui se nichent derrière la banalité des espaces, des actes et des gestes du quotidien. À l'instar du constructivisme bancal associant une tablette murale et une prise électrique ou un radiateur encastré dans une cheminée (ces deux photographies appartiennent à la série Le Château, 2009), Gilles Pourtier fait émerger au fil des séries et des publications une sensibilité qui évacue simultanément l'objectivité indicielle et le pathos afin de saisir le quotidien sans toutefois se l'approprier. Aucune trace d'impérialisme du regard ne subsiste dans ses tirages puisque sa démarche, au contraire, consiste à révéler l'indétermination dissimulée par les apparences. En abandonnant le travail manuel du verrier, Gilles Pourtier a mis à distance le geste artistique du faiseur démiurge. Grâce au médium photographique, il laisse advenir la captation fragile du regardeur dont les moyens d'actions sont la curiosité et le cadrage.»
Gallien Dejean




Le guet-apens des singularités ordinaires

« Lorsque le regard isole longuement, obstinément, dans
un détachement volontaire de tout le reste, un meuble, un
portrait, un détail de tapisserie, il arrive parfois qu'à les
voir tels qu'ils sont, dans leur allure à jamais singulière,
tout ce qui d'eux-mêmes ressort enfin d'absolument
irréductible à tout motif plausible, à toute sollicitation
raisonnable, — jusqu'à soudain rendre invisible tout le
reste — tout ce qui fait qu'ils sont, tout ce qui en eux tend
à suggérer ce qu'ils pourraient aussi être, lorsqu'on se sent soudain incapable de se dire plus longtemps “ce n'est que cela” — alors on ressent parfois, dans de rares occasions,cette panique inconjurable que j'ai ressentie hier. »

Julien Gracq

À partir de quel moment la recherche du singulier, de ce qui éclate sans éclat, de ce qui vibre invisiblement, relève-t-elle d'une pudeur, d'une timidité, d'une discrétion, d'une éthique ? D'un hasard, d'une volonté, d'un désir, d'une conscience dont l'image est la seule inscription, et déjà tout l'effet d'une coupure symbolique ?
Que sont au fond ces images, celles du diaporama Les voleurs ? Parfois des paysages vides, des fragments nus d'architectures, des textures, mais le plus souvent des sujets pour la plupart centrés dans l'image, isolés par le regard à une certaine distance où rayonne une solitude : un poisson rouge dans son bocal, une plante posée sur du carrelage, deux morceaux de pastèque côte à côte dans une assiette, une voiture, une chaise, un bouquet de fleurs, un âne, une femme qui boit, un homme visé de dos, ce lampadaire tenu par quelques morceaux de scotch à un plafond... Et encore, je ne sais pourquoi je suis sensible à cette image : c'est un gros-plan sur une main, le pouce se redresse, un morceau de plastique (avec un numéro de vestiaire sans doute) se resserre autour de lui comme une drôle de bague...
L'auteur, en photographie, aurait tendance à disparaître derrière le fait que l'auteur c'est le réel, l'objectif de l'appareil, le sujet des images. Tout un aspect de l'illusion photographique tient là, dans cette place donnée à un réel qui en vient à prendre la place centrale. L'espèce de récupération subjective qu'effectue Gilles Pourtier se fait de la façon douce : toutes ses images sont comme son journal intime, un récit qui n'appartient donc qu'à lui, lui qui n'apparaît jamais à l'image. Quelqu'un est là qui s'expose dans ce qu'il regarde : certaines images nous frappent par l'intimité, l'amitié ou la tendresse qu'elles abritent. Curieuse subjectivité, qui est elle-même sans sujet visible. Un « Je » plane dans ces images, qui s'évanouit invisiblement dans ce qui est là.
Il y a un versant du travail de Gilles Pourtier qui introduit une brèche symbolique dans l'image. Celle-ci est toujours trop vite naturalisée, déculturalisée. Il a fait récemment une série de vues d'architectures (des coupes visuelles prélevées sur le site de l'hôpital psychiatrique de Montperrin où se trouve le Centre d'Art Contemporain « 3 bis f » qui l'a accueilli en résidence durant l'année 2011). Chaque image décompose l'unité d'un bâtiment, le fragmente, n'en montre qu'une partie, pour cette vertu énigmatique et labyrinthique dont l'image fragmentaire se trouve dotée — c'est que le réel s'y masque et s'y révèle simultanément, y apparaît en disparaissant. Gilles s'essaie à l'agencement de ces photographies avec des dessins qui figurent chacun, selon ses dires, comme une boîte de l'inconscient. Cette série double, appelée Wunderblock (« bloc magique », en hommage au texte célèbre où Freud tente une figuration de l'appareil psychique), fait apparaître qu'il y a moins ici un travail de déchiffrement des signes, qu'un travail de compréhension de la pensée, à partir d'ajouts, d'opacifications, où le sens est d'avantage supplémentaire que complémentaire.
C'est cet excès dont les nombreux sujets centraux (cette caméra de surveillance au milieu de l'image par exemple) sont la métaphore constante. Ils sont ce qui du regard excède le plan, ce qui le traverse et le troue. Ils servent d'index, c'est-à-dire qu'ils montrent plutôt qu'ils ne figurent. Ce qui est figuré ne tient que dans l'instabilité de ce qui le montre, le désigne : figure, oui, mais en acte, dont la pointe dynamique est l'intraitable indice, irréductible à un signe fixe. L'index est à double sens : ce qui montre ce que l'on regarde est doublé d'un ce qui nous regarde (même ce camion qui nous tourne le dos, et qui fonce sur l'autoroute face à nous, nous renvoie à cet envers de la vue). Cette tension fait toute la teneur sensible de cette distance de la vue, qui parfois s'évanouit dans le sans-distance d'une fascination. Au sein de l'écran de la vue, on perçoit toujours comme un point noir du ciel qui fascine (cette femme, par exemple, seule au loin, sur l'immensité d'une plage qu'elle perce insensiblement). On a basculé, en regardant Les voleurs, du côté instable où l'inconscient s'ouvre et se ferme par intermittence. Cette oscillation reste imprévisible, suspendue au hasard de l'accident que chaque vision définit de ce trouble nouveau et insaisissable. On relève dans la première image une borne en béton qui a aussi bien la forme d'un écran de cinéma sur un socle, ou de la lettre « T » sculptée et renversée. C'est déjà une installation anonyme, comme de nombreuses images du diaporama. C'est déjà un signe abstrait, hiéroglyphique, un ready-made. On perçoit différentes séries (série minérale, des modules urbains, architecturaux, série domestique, objets ou portraits, série « nature », végétale, animale). Et puis une tendance, une pente, comme un léger affaissement du regard...

Extrait du texte de Paul-Emmanuel Odin écrit pour
 Les voleurs publié aux éditions Marguerite Waknine, 2011