Didier DEMOZAY 

Frederic Valabrègue: Affrontements, in Didier Demozay, Château de Ratilly, 2012

Affrontements

Dans un premier temps, la peinture de Didier Demozay apparaît dans sa simplicité. Les blocs de couleur avoisinent et se cherchent. La quantité importante des masses colorées diffuse une lumière égale. La matière est suffisante, le geste sans repentir. Il n'y a aucun maniérisme dans le recouvrement. Le jeu des espacements entre les blocs de couleur ne cherche pas la symétrie ni des égalités marquées. Le spectateur enregistre instantanément ce qui lui semble de l'ordre de l'évidence. Il pense tout embrasser d'un seul coup et qu'il chercherait en vain dans cette clarté le moindre biais ou le moindre recoin. Tout est en vue comme on dirait à portée. Tout est sur le même plan et se donne selon la même frontalité. Car, malgré la monumentalité de certains formats, il semble au spectateur que, si ces masses colorées lui en imposent, aucune ne le dépasse. C'est qu'il se confronte à des blocs que rien ne lie ni n'enchaîne mais qui ne flottent pourtant pas. C'est lui qui les pèse, les mesure et, en fin de compte, les tient, reconnaissant dans deux, trois couleurs conversantes un rapport qui est à son échelle d'homme debout face au champ coloré.
Cette peinture pousse sur les bords, elle écarte le panorama, latéralement dans le cas des formats horizontaux et vers le haut et le bas dans celui des verticaux. Elle n'est pas refermée sur ses limites qu'elle a tendance à ouvrir. Ni elle les marque ni elle les justifie. On sent en elle un potentiel d'extension. Le rapport au mur n'est pas crucial dans la mesure où elle le mange. En cela, elle est autant peinture que tableau et parfois davantage l'une que l'autre. Il n'y a pas en elle la tentation d'une rhétorique ni d'une grammaire dans la mesure où elle n'expose jamais un problème. Aucun de ses aspects ne peut être enfermé par une explication. Quelque chose nous échappera toujours. C'est que son espace n'est jamais justifié par des équivalences du plein au vide, de la couleur au blanc. Au contraire, il est à côté de la plaque. A peine certes, mais cet à peine-là garantit l'intrigue. Car il se peut que le spectateur, après avoir reçu de plein fouet ce qu'il croit un, se mette à pencher la tête ou à faire un pas de côté et que, malgré le sentiment d'avoir trouvé sa place, il la cherche encore, alors même qu'il a cru épuiser d'une saisie d'ensemble ce qu'il y aurait à embrasser.
C'est ainsi que le second temps arrive vite et que nous nous mettons à douter de ce qui a fait flamber notre oeil, feu de paille nécessaire pour nous inviter à entrer dans la complexité de ce qui semblait n'en recéler aucune. En effet, rien ne tient de ce que nous croyons avoir tenu. D'abord, pourquoi les masses ou les blocs ne s'ajustent jamais ni ne s'ajointent, cherchant leur impossible rassemblement en tâtonnant à distance ? Tout ce blanc semi transparent, ce blanc créant des espacements qui laissent le regard traverser, n'est-il pas le terrain d'une mise en place sensible où aucun des blocs ne sera jamais instauré ? Dans la peinture de Demozay, rien n'est jamais bouclé ni résolu. Les différents éléments : espacements, masses colorées, complémentarités des contrastes, tensions entre le format, la surface et les plans, se confrontent de façon dynamique. L'oeil y rencontre la justesse mais pas le repos parce qu'il doit constamment se repositionner. Ce qui est statique nous enliserait dans la réponse, la solution. Là, sans aucune agitation ni turbulence, nous rentrons dans une zone dont les différents éléments sont autant de forces au travail. Cette peinture contient un potentiel d'énergie dont elle ne fait pas la démonstration. Cette énergie, nous la percevons dans la manière particulière dont les éléments travaillent - comme on le dit d'un vin ou d'un meuble - les uns par rapport aux autres. Ce ne sont pas des métaphores mais des sensations. Ces sensations de forces qui se bloquent, se pulsent ou amorcent une trajectoire sans mouvement, nous les éprouvons davantage que ce qui ressort d'une composition. Cette peinture échappe à la composition comme à son refus, le all over, pour demeurer vivante à la lisière de cette alternative. Mais surtout, elle est énergie parce qu'elle fait appel à la notion de poids tout en remettant en question ce qu'on a nommé la balance optique dans l'histoire de la peinture abstraite.
Les plans, leur quantité, leur intensité de couleur et leur répartition dans l'espace créent des rapports de poids. Leur dynamisme provient de cette sensation. Le Kandinsky des années trente a souvent légitimé un plan coloré par un autre qui serait son pendant. Des masses disposées de part et d'autre du tableau s'équivalent et se répondent. La pesée devient composition. Bien vite, ce qu'on a nommé la balance optique est apparue comme une facilité. Il a appartenu à l'abstraction américaine de la remettre en question en refusant toute idée de composition. Quand nous remarquons que la peinture de Demozay échappe à la composition et n'est pas pour autant un champ coloré ou du all over, ce n'est pas pour désigner un troisième terme ou l'invention d'un espace qu'il aurait breveté, mais pour insister sur des mises en tension qui sont la physique de base de sa peinture.
Nous, les spectateurs, sommes pris dans des séries d'évaluations de vérifications, de ni ceci ni cela. Des éléments sont posés à côté de nos habitudes visuelles et des marques prises dans notre fréquentation de la peinture, ce qui déclenche une attente, une suspension. Nous sommes désarmés par ce qui se tient là comme à l'état de nature. Demozay ne compose pas mais ne construit pas pour autant. Nous avons besoin de termes plus directs : il ne construit pas, il pose, il cale. On pourrait utiliser ces verbes pour les pierres d'un mur de pierres sèches irrégulières et disjointes, et là ce serait vraiment une métaphore. Il ne met pas de mortier. Il n'y a pas d'autre liant que le blanc, le vide. Il cale ses masses afin qu'elles demeurent indépendantes et solidaires les unes des autres. Il manque toujours une pierre dans le mur troué qui menace de s'écrouler. Aussi une verticale menée par une brosse large a-t-elle une fonction d'étai. Mais parfois un vide reste béant et nous sentons son appel d'air.
Le ni ceci ni cela que nous venons d'évoquer n'a rien de l'entre-deux, ce lieu commun facile. Cependant, nous sommes peu à peu entraînés vers un exercice critique incessant. Les balancements, les contrastes, les points d'appui que nous évaluons, nous avons du mal à en fixer les règles tant celles-ci se déplacent. Par exemple, ce que les masses ne rattrapent pas par la quantité, est-ce l'intensité de la couleur qui le stabilise ? Ce que les masses définissent comme équilibre, est-ce le dynamisme de la couleur qui le remet en question ? L'espace du tableau est le lieu de tensions dont la somme est perçue comme une force. C'est un champ de forces à l'activité constante. Cependant, il ne ressort pas de la volonté et n'indique pas d'effort.
Il y a une troisième donnée encore plus fondamentale et première que la quantité des masses et leur couleur, c'est le vide. Les masses sont posées dans du blanc qui a du jour et du jeu. Plus nous regardons une toile et plus ce blanc de page blanche prend de l'importance. Il a quelque chose du saut dans le vide, de la surface d'inscription, même s'il produit scansion et rythme. Ce blanc est le terrain de la question et de la décision. Il sape l'autorité des masses parce qu'il sourd à travers elles. Parfois une des faces d'un corps irrégulier est peinte en drapeau comme pour marquer le peu d'épaisseur d'un recouvrement sans charge. La trace du pinceau nie cette sensation de masse et le bloc délité redevient plan.
Le choix des couleurs répond au simple nécessaire : rien de brillant ni de superflu mais une solidité tonale, comme l'est la musique populaire. Un rose avec un noir. Un vert-jaune avec un violet et un noir. Un rose pourpre, un vermillon orangé. Un vert et un bleu. Quand les espacements blancs et les masses noires sont à leur exactitude, la couleur est à sa plénitude, pour parodier. Ces couleurs ont un rendu de couleurs pures, bien qu'elles ne le soient pas toujours, ou de notes entières. Ensemble, elles sont à côté de la complémentarité, du contraste ou de l'harmonie mais agissent presque de la même façon. Partout, la justesse est de guingois. C'est le guingois qui aiguise la justesse et la rend sensible. Parce que la palette est limitée, les couleurs peuvent être les premières qui tombent sous la main. Il faut faire avec le tout-venant qu'on a autour de soi, sans désinvolture, pour s'ouvrir à une part d'aléatoire. Une pratique devient robuste quand son goût du nécessaire l'ouvre à des remises en jeu imprévisibles. Il y a dans cette robustesse un peu de cet état d'esprit qu'indique Stella quand il dit vouloir faire une peinture aussi bonne que quand elle est dans le pot.
Toutes les constantes mises en place sont là pour être débordées. Le territoire inscrit est une planche d'appel. C'est d'ailleurs ce que nous voyons avec le plus de précision : quelque chose est improvisé à force de répétitions. Il n'y a aucune peinture de Demozay dont nous ne ressentons pas qu'elle vient de surgir au moment même où, dans l'atelier, le peintre la retourne face à nous. Comment cela peut-il être aussi tendu mais en même temps aussi démuni ? Nous devinons bien que cette peinture va contre, contre son système et ses repères. Nous sentons bien aussi de combien de refus elle est faite, du probant, du délibéré, de l'acquis immobile. Elle crée les conditions d'une échappée, elle tente l'exception. Ce qui constitue sa singularité est son caractère surgi, sa qualité de surgissement, comme si cela venait d'apparaître aux yeux du peintre et du spectateur et que ce ne soit pourtant pas un miracle, non, rien de miraculeux. Nous avons cette même vitesse de sédimentation de l'image dans le Matisse de La blouse roumaine, malgré le nombre de couches et d'essais sous cette apparition simple et une. L'instantanéité est le fruit de la répétition, du rabâché. Le tout est obtenu au risque du pas grand chose et ce tout obtenu ne reste jamais loin du pas grand chose. Chez Demozay, il y aurait peut-être un liseré au crayon pour nous dire que plusieurs emplacements ont été tentés, un ton sur ton pour nous indiquer que certains plans ont été recouverts plusieurs fois, mais il faut que sa peinture se donne dans l'élan, comme une tentative. Il n'y a pas lieu de figer, d'achever. Il faut qu'elle apparaisse dans une franchise rude et c'est pour cela que nous avons l'impression qu'elle est nue.
Dans toute l'histoire de l'abstraction, beaucoup de comparaisons ont été faites entre un état de la peinture et celui de la pensée : abstraction symbolique, conceptuelle, philosophique, spiritualiste. On a parfois assigné à une certaine peinture abstraite le rôle de baromètre et de tuteur d'une édification morale. Chaque fois que l'on avance le mot de vérité, il est toujours trop grand, même s'il s'agit de « vérité en peinture ». Celle de Demozay n'a pas pour arrière-fond une morale. Pourtant, la vérité a lieu d'être « en peinture ». C'est une aspiration concrète, presque terrienne, une intransigeance, un entêtement qui oppose une fin de non recevoir aux illusions et se garde des facilités. La vérité est dans les refus. Et pourtant, nous ne sentons pas non plus la dictature de la raison dans les réglages. La vérité nue est contenue dans ce que peut la peinture dans son aspect élémentaire, pas au-delà. Elle est une façon de s'ancrer dans l'attention et l'intensité de quelque chose en train de se faire. Elle est l'actualisation d'une présence. Tout doit être ressenti par le peintre dans la nécessité vivante du présent. C'est là qu'est la véritable dimension de l'acte, comme dans le poème écrit au présent dans une langue qu'on invente. Ce n'est pas sublime ni poétique et c'est très loin de l'ineffable. En réalité, la chose qui frappe le plus le spectateur, c'est que cette peinture se donne comme un acte. Nous ne voulons pas dire qu'il y a une gestuelle ou quelque chose d'intempestif. L'acte n'est pas l'action ni l'expression. Il est intériorisé. Le temps du faire de l'artiste, sa façon de se dénuer et de se garder des obstacles, c'est cela-même que nous ressentons instantanément. Il n'y a aucun retard. Chaque fois que nous sommes entré dans l'atelier de Demozay, nous n'avons pas pu dissocier la peinture devant laquelle nous étions de celui qui était en train de la tenter. Ce qui nous était montré était un bloc de présent où nous ne pouvions pas séparer la peinture de l'acte qui l'a posée dans l'instant.


Lire le texte Romain Mathieu : Faire avec ... la peinture, in Médiapart, juin 2009


Lire le texte de Yves Michaud : il n'y a pas de descriptions innocentes, in catalogue Didier Demozay, édition Hôtel des Arts, 2004


Lire le texte de Pierre Wat : Corde raide, in catalogue Didier Demozay, édition du 19, Centre Regional d'art contemporain, , 2003