Caroline LE MÉHAUTÉ 

Créer en creux

Le labyrinthe des merveilles
Où entre-t-on quand on entre dans ces salles d'exposition ? Dans le labyrinthe des merveilles ou dans un précis des formes ? Doit-on laisser toute espérance ou au contraire trouver des raisons d'espérer et de croire dans le silencieux renouvellement de l'art contemporain ? Si l'on décidait un peu au hasard de circuler librement dans le labyrinthe des merveilles, il faudrait se retourner vers l'antique Dédale et son fils Icare, accablés par les Dieux et les métamorphoses. Comme dans le récit mythologique du vieil architecte et de son fils pris à leur propre piège, il y a ici aussi une histoire de plumes collées là où il ne faudrait pas, mais qui ne risque pas de se perdre par échauffement, qui parle d'un temps mythique où l'air, la terre et l'animal étaient intimement liés. Qui parle aussi de la lutte brutale ou circonvenante contre la matière, quelle qu'elle soit, car il y a beaucoup de matières dans cette traversée. Ce qui permet au spectateur d'accéder à un autre élément dans lequel il passe, mais ne se meut pas (pas encore). Que le creux soit ici le réceptacle de ce qui promet d'accéder au vide débouche sur l'éclosion d'une poésie antinomique car les contraires s'y installent dans des relations complexes mais aléatoires. On ne fera pas l'affront au curieux de suggérer des recoupements qu'il peut faire lui-même. Mais une plate-forme, qui permet à la construction qu'elle soutient de se retrouver quasiment à l'identique sur le sol au-dessous d'elle, fait immédiatement penser aux villes invisibles d'Italo Calvino. « Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre » (1). Chez Caroline Le Méhauté, toute proposition en cache une autre ou plusieurs. Toute oeuvre recèle en son intérieur son reflet ou son double, ou la possibilité de se retourner comme un doigt de gant. Les formes que l'artiste propose sont souvent des doigts de gant que l'on croit pouvoir retourner, mais quand on les retourne (en esprit, bien sûr) la forme interne n'a plus rien à voir de ce que l'on savait de l'extérieur. C'est la prouesse qu'accomplit Négociation 29 : Je levais les yeux. Un mur uniforme percé d'alvéoles dont on n'aperçoit pas le fond et qui peuvent être terrier, cryptes ou logis troglodytes. Le mystère de ne savoir ni la forme interne ni ce qui s'y cache d'inassouvi nourrit pleinement l'imaginaire. Faire croire à la plongée souterraine d'une pièce formée de tuyaux, c'est laisser imaginer que le sculpteur possède la clef des enfers.


Bestiaire et maçonnerie
Cette possibilité qu'ont ces propositions plastiques de se construire un imaginaire propre et décalé, peut amener à les concevoir comme une réserve naturelle ou un zoo de formes non encore identifiées. La capacité qu'elles ont de se mouvoir lentement comme une vague qui prend le courant d'air que crée le spectateur en passant, de s'écouler doucement pour recomposer leur forme presque à l'identique dans un espace parallèle, d'offrir des abysses d'incertitudes par leurs trous et leurs poches, peut faire croire que l'on se confronte à des vies secrètes, des déroulements intimes aussi ignorés que craints. Bien que rien ne suggère un plan ou même une stratégie concertée, une circulation s'impose qui n'a rien à voir avec le fait de mettre un pied devant l'autre, un pas après un pas. Le trouble de ne percevoir ni reconnaître vraiment la totalité de ce qui se voit et de ce qui se passe peut débloquer les portes du comparatif et de l'incitatif. L'animal, si souvent évoqué sans être décrit, finit par se faufiler entre les oeuvres, mais sans qu'on puisse le débusquer. On se contentera de le capter du coin de l'oeil ou de l'esprit, de lui imaginer une action à défaut de pouvoir lui prêter une forme. Tant de plumes brillantes se proposent à nous, tant d'éponges teintes et de terriers ou de taupinières qui s'ouvrent ou se ferment (difficiles de le savoir) qu'une possible déduction s'infiltre entre le jugement artistique et le fantasme. On possède un choix élargi dans les propositions étranges que la nature nous tend. Par exemple, les encyclopédies nous affirment que telle forme de vie marine, l'holothurie, a des comportements bien étranges. Lorsqu'elle se sent attaquée, elle peut produire de longs filaments gluants ou même expulser leurs organes internes, se retournant presque sur elle-même comme une poche vide. Cet amas collant en arrive donc à recouvrir l'assaillant présumé. Même privée de ses organes internes, l'holothurie continuera ses mouvements, drainant l'eau dans son corps presque vide, jusqu'à ce que les organes disparus réapparaissent. Accoler aux oeuvres du parcours sculptural des images si peu en rapport avec le lisse et le fini, l'immobile et l'aimable de chacune des propositions, peut sembler la vue d'un esprit bien inquiet ou bien pervers. Pourtant chaque forme finie contient son contraire : pourquoi vouloir faire plonger une main ou un regard dans des nids apparents ou des vides inquiétants, si ce n'est pour révéler autre chose que le visible. L'étrangeté rassurante des énoncés plastiques de Caroline Le Méhauté pourrait donc bien cacher quelque chose, qu'on ne voudrait sans doute pas connaître. Tant de constructions habiles, de maçonneries préméditées, de labyrinthes conducteurs sont probablement aussi signifiantes que les oeuvres qui, bien qu'apparemment innocentes, recèlent les épices de l'imaginaire à qui veut bien les respirer. Afin de passer en un minuscule instant du rassurant et clair assemblage reconnaissable au noir et tortueux pouvoir de l'imagination.

Précis des formes et de la négociation
À négociation, le Petit Larousse illustré 2007 nous dit : action de négocier, de discuter les affaires communes entre des parties en vue d'un accord : la négociation d'un contrat. Puisque Caroline Le Méhauté annonce que tout travail est essentiellement négociation pour elle, on peut légitimement se demander quelle est l'autre partie avec laquelle elle négocie. Les compléments de ses titres de sculptures peuvent apporter quelque réponse : qu'il s'agisse de Fendre un peu sur le côté, Porter surface, Alternative ou Prendre l'air, l'autre partie de la négociation ne peut être que la sculpture elle-même ou ses éléments constitutifs. Négocier avec un geste qui peut provoquer un affaiblissement ou une détérioration, avec la superficie de l'oeuvre et du lieu qui l'abritera, avec les différents mouvements d'alternance qui permettent à l'oeuvre de se renouveler ou avec l'ensemble de l'oxygène ou des courants d'air qui alimentent et animent en vibrations une oeuvre instable, sont des obligations attachées aux volumes contemporains. L'objet ne s'impose plus dans un lieu donné, mais communique une partie de soi, une partie seulement, avec l'artiste qui le pense, le lieu qui l'accueille et le spectateur qui le subit parfois.

En ce qui concerne Timon et timon, Je levais les yeux et Longitude ou Latitude, ce qui se négocie est une position dans l'espace. Pas la position de l'oeuvre mais une de ces positions : une des place de l'attelage que constitue le timon (lui-même redoublé par l'insistance du titre), le dessous que l'on habite et le dessus qu'occupe l'objet, la mesure de longueur ou de largeur de sa position terrestre, sans compter la liberté d'agir ou de décider que dispense aussi le mot latitude.

Il reste à traiter les titres des dessins ou séries de dessins (qui ne sont pas ou ne sont plus des négociations) : La descendance, Troisième temps et Les nocturnes. À l'évidence, c'est de durée que va traiter l'artiste. Après avoir été dans la sculpture, dans l'espace, c'est dans le temps qu'elle décide de se déplacer, du futur de la descendance (de sa descendance ?) à l'insitué d'un troisième temps ambigu qui se promènerait librement d'avant en arrière ou du jour à la nuit. Paradoxalement, c'est dans l'espace de la feuille qu'elle situe le temps que d'aucun interprète le plus souvent comme une quatrième dimension, la quatrième dimension.

Ne reste plus alors que le titre de l'exposition et d'une des pièces de tourbe coincée dans un passage entre deux salles : Cocotrope. Changement de registre dans ce cas, puisque c'est au domaine de la rhétorique que Caroline Le Méhauté s'affronte, un trope étant cette figure de style qui consiste à utiliser un mot dans son sens figuré. On examinera avec amusement les sens figurés que le mot coco peut prendre.

Titre à double entrée d'une exposition ouverte et d'un objet solitaire, redoublement du mot timon pour désigner une pièce qui attelle deux cônes bleu et tourbe, état de gémellité de pièces qui s'affrontent, mises en miroirs de choses qui pourraient se ressembler mais affectent des formes vaguement différentes, on n'en finirait pas de constater les dualités et les duels mis en présence (parfois en absence) dans cette exposition. Les états du double affleurent sans cesse, dans la gestion de l'espace (et du dehors et du dedans, du dessus et du dessous, de l'avant et de l'arrière), des titres et de leur traîtrise et de leurs double sens, des formes stables et instables, et de tout ce que l'on ne considèrera pas encore.

On mettra donc cet ensemble exposé sous l'invocation d'Oscar Wilde, qui s'y connaissait dans la culture et la nature du double : « Il ne faut regarder ni les choses ni les gens. Il ne faut regarder que dans les miroirs car les miroirs ne nous montrent que des masques » (2).

François Bazzoli

Notes
1/- Italo Calvino : Les villes invisibles, Points Seuil.
2/- Oscar Wilde : Le portrait de Dorian Gray, Le Club français du livre.










au milieu, parmi, avec, entre, au-delà, après (1)

«L'imagination trouve plus de réalité à ce qui se cache qu'à ce qui se montre.»
(Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, 1948)

La capacité de créer des monstres est en chacun de nous, car ces monstres, c'est nous.*

En premier lieu, de la "rencontre" prend forme une "vérité du sensible". Notre présence dans cet univers non-anthropocentrique, dont les effets s'adressent paradoxalement au corps humain, est mise en tension maîtrisée entre déplacement et immobilité. Que ce soit dans les sculptures ou les installations de Caroline Le Méhauté, l'être humain est omniprésent mais jamais d'une manière directe ou appliquée, en référent sensoriel ou architectonique, comme une présence subliminale. Le sensible ne suffit pas au sensible. Il faut jouir du regard de Janus, dieu du voyage et de l'exploration, dont le regard tend dans deux directions unies par le même visage, au-delà et en-deçà du percept. Aux effets subjectifs ressentis devant les oeuvres vient s'ajouter une impression d'équilibre fragile entre mystère et clarté, quelque chose de troublant et d'intranquille, "une impression de réalité du rêve" (2). Le visiteur (3) est en reconnaissance dans une zone au lyrisme fragile où "un vernaculaire baroque de la beauté" (4) s'affirme comme tel, mais révèle une beauté non conventionnelle, séduisante autant que répulsive, alliance paradoxale au monstrueux, force et vulnérabilité, terrifiante et familière, la fertilité de l'étrangeté.
Chacun prend son inspiration avant de soupirer sur les éponges d'encre en suspens au mur de Prendre l'air [ Négociation 31 ] (2011), autant de souffles privés qu'elles absorbent dans un petit ballet de (in)formes naturelles à bascule. Chaque oeuvre convoque ainsi son mode d'identification et de lecture propre qui excède toujours ce que l'on peut dire, une énigme sans réponses "apprises". On y découvre quelque chose de propre à un OOPArt -Out of Place Artifact, « objet fabriqué hors de place »- terme qui désigne un artéfact archéologique ou historique dont les caractéristiques diffèrent de celles attendues d'un objet appartenant à la zone géographique ou temporelle du site où il a été découvert ou de celui où il est montré, au point qu'il est impossible de le reconnaître comme appartenant réellement à la culture de ce site. Les "périscopes" de Latitude 43°17'51N, longitude 5°22'38E5 [ Négociation 36 ] (2011) incarnent un aperçu paradoxal de cette vision "à perte de vue". Pièce totémique qui peut être rejouée, elle consiste en une paire de tuyaux d'évacuation en pvc coiffés d'un coude à 87°30 femelle-femelle, recouverts d'une poudre d'une tourbe de coco, humus exotique et assoiffé lui-même "out of place" qui sert de terreau à l'imaginaire, qui surgissent littéralement de terre comme pour mettre le regardeur à la merci d'un profond regard d'ailleurs. On ne trouvera ainsi dans le travail de l'artiste que quelques matériaux comme éléments de références, sortes de vestiges des constructions de notre présent (5). Si on sait littéralement où l'on se situe sur la carte, on se trouve également aux limites de la civilisation dont le travail de Caroline Le Méhauté semble se libérer.
Par l'usage répété du terme "Négociation", Caroline Le Méhauté affirme un lignage légitime, un continuum artistique, et éclaire sur l'ensemble d'entrées/sorties inhérent à son travail. Les oeuvres forment les élément d'une ontologie, une métaphysique singulière qui nous offre les histoires de leurs réalisations prosaïques en tant qu'objet d'art et représentation. La Négociation nomme en quelque sorte sa culture fondée sur une mythologie sans enracinement qui propose un jeu d'accords actifs (6). Elle donne corps à une dialectique mise en oeuvre qui ne fonctionne pas sur une classique opposition binaire mais sur une cinétique hétérodoxe (7). La Négociation représente une encyclopédie de formes, de matériaux, de gestes avec lesquels il faut composer. Les frontières s'estompent sur un principe de passage et une loi de discontinuité : masse/fragile, composé/naturel, substance/onirique, construction/au-delà des réalités physiques, récit/par-dela le physique, figuration/libre, formalisme/immatériel, objet/abstrait, dualisme/mental, maniérisme/allégorique, trou/phallique, corps/surréel...
La pièce S'extraire [ Négociation 25 ] (2010) est en cela remarquable car le visiteur est dans cet entre-deux qui le place entre la forme et sa source, ici/à bonne distance (8), quelque part OOPART. A première vue, l'évidence d'un mur au milieu d'un jardin. Ce mur en terre brute au sommet tapissé de gazon, comme un segment 3D tiré du sol, fait écran pour le corps et laisse passer la vue. On en contourne aisément la construction par la marche comme on le ferait d'une sculpture. Barrière mentale plus que physique ou sensible, elle s'élève dans une fiction cadastrale où l'on perd la mesure : un soulèvement de sol, l'extraction d'une tranche de paysage, une couche de fiction éphémère, une mythologie du quotidien, un horizon tronqué de manière frontale, la typologie différente d'une sorte de nature entropique...
Dans les oeuvres de Caroline Le Méhauté, il ne s'agit donc pas d'établir les structures réalistes d'une croyance en un nouveau monde réinventé ou virtuel dans lesquels l'homme pourrait s'identifier. Les dessins -du genre reconnu du portrait- de la série La descendance en remplissent à leur façon le vide de figure humaine avec la vision d'une altérité irréductible d'où émane l'impression prophétique d'une scène de fantasy marquant l'absence de la rassurante suprématie humaine. L'homme n'est pas en représentation directe, il se voit sans se reconnaître dans un miroir* construit par l'artiste.
Il y est toujours question de traduire les multiples possibles d'une imagerie élégante d'une nature flottante et chimérique, dénaturalisée et profane, sylvestre et industrielle. Le travail fait fusionner les règnes au sein d'un univers dont les restes sont dans de multiples ailleurs, où chaque oeuvre ouvre à une figuration en-deçà et au-delà de la référence humaine car dans l'ordre chronologique des apparitions, le dernier homme du mythe est l'artiste elle-même, dans une sorte de "méhauthéisme", puis le premier homme est le visiteur, "Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau."(9)
Luc Jeand'heur - septembre 2011

1 Définition du préfixe grec [meta].
2 Descartes.
3 La notion de "visiteur" utilisée à la place de celle de spectateur me semble plus appropriée aux oeuvres de Caroline Le Méhauté, car tout, y compris le regardeur, y est en déplacement.
4 Dave Hickey.
5 Latitude et longitude de l'oeuvre à l'exposition Cocotrope en 2011 à la galerie du Château de Servières/espace d'exposition des Ateliers d'Artistes de la Ville de Marseille.
6 Pas de technologies ultra-modernes, pas d'images générées par notre temps, pas de références déclarées de l'actualité, pas de figuration sans détours de notre présent.
6 La réalité flottante du "hic et nunc" éphémère de être là [ Négociation 24 ] (2010), "ici et maintenant", cette rhétorique de l'art contemporain en latin de cuisine nous raconte le présent est une construction artificielle, la règle génétique de l'art contemporain est un caprice sémiotique, un langage, une oeuvre, destinés à figurer dans une nature recrée, à chacun ensuite de le lire et de le laisser résonner comme il l'entend.
7 En terme de négociation, on appellerait cela un accord gagnant-gagnant.
8 Pour presque-paraphraser le slogan de la série X-Files de Chris Carter : "The truth is out/(t)here".
9 Baudelaire, Le voyage, poème du livre Les Fleurs du Mal, première édition en 1857.