Jérémie DELHOME 

Philippe Piguet : Jérémie Delhome, des possibilités de la forme, décembre 2012, Galerie Marie Cini, Paris

Renonçant à toute description et à tout dialogue, se contentant d'imaginer le verbiage d'êtres situés aux limites du néant, Samuel Beckett publie en 1953 un long monologue bien nommé L'Innommable qui acte le fait d'une écriture dont l'économie de moyens le dispute à toutes les gloses et à tous les bavardages. A l'instar de James Joyce, il use des mécanismes de dissolution de la conscience et de ses langages dans un temps pour ainsi dire atomisé entraînant toute son oeuvre, personnages et histoires confondus, au processus impitoyable de la réduction.
Quelque chose de semblable est à l'oeuvre dans le travail de Jérémie Delhome, en peinture comme en dessin. A sa source, l'artiste dit simplement faire des gammes – comme n'importe quel compositeur en quête de structures et de signes - de sorte que s'imposent certaines formes qu'il prend en compte pour constituer son répertoire. Celles qu'il retient et qui vont devenir l'objet même de la peinture ou du dessin, le motif auquel donner corps, sont alors le prétexte à l'exécution d'un protocole précis que distingue seulement le médium employé. Jérémie Delhome constitue comme une sorte de pochoir à la forme retenue à travers lequel, suivant une succession d'applications, il incarne celle-ci dans la matière.
La série de dessins qu'il présente chez Marie Cini relève d'un travail réalisé à partir de papier carbone dont il se sert comme d'un pigment en empruntant une feuille de papier par plans successifs à l'intérieur d'un calque découpé au motif de la forme. Il en résulte toutes sortes d'empreintes et de superpositions d'empreintes qui lui permettent de jouer en densité et en valeur, conférant à la forme ainsi dessinée une épaisseur, un volume qui l'apparentent à un objet en navigation dans l'espace. Il y va d'une mesure singulière où le dessin tutoie la sculpture et joue d'autant plus de l'illusion d'un relief que Delhome compose avec les effets de lumière du pigment accusant ainsi ceux du rapport de la forme et du fond.
Le principe de réduction qui guide la démarche de l'artiste tient au soin qu'il a de décliner un vocabulaire de formes rudimentaires, figurées mais non identifiables, qui en appellent aux fondamentaux des possibilités de la forme, qu'elle soit peinte ou dessinée. Comme il en est chez Beckett ou chez Joyce, l'idée de réduction n'est chargée chez Delhome d'aucune connotation péjorative parce qu'il s'agit de ramener la forme à l'état le plus simple. Réduire, en fait, c'est rapprocher. Il y va d'une opération de synthèse qui privilégie l'élément par rapport au tout et dont la finalité permet d'aller de l'un à l'autre avec encore plus de liberté. Le fait de réduction assure à la forme son unicité et à l'oeuvre sa part mystérieuse. Dans cette qualité supérieure où, comme l'affirme Michel Onfray, « toute peinture digne de ce nom recèle une énigme. » Peinture, dessin ou oeuvre d'art, cela s'entend.





Luc Jeand'heur : Jérémie Delhome est un peintre que Samuel Beckett qualifierait de
"abstracteur de quintessence"
, janvier 2012


"Figure, que me veux-tu ?"
(Diderot, Essai sur la peinture, 1759-65)1

Le "Peintre et tailleur d'images"2 Jérémie Delhome dépeint depuis plusieurs années une collection de figures équivoques aux formes indéfinissables. Ses tableaux "parlent" au spectateur, pas comme le fait une fenêtre sur le monde, pas de silence frontal d'une "muraille de peinture"3, pas d'acouphènes conceptuels non plus, mais "comme un tableau". Des choses, bidules, machins, trucs, artefacts,... autant d'objets chimériques ("objetèmes") se manifestent que de pièces adamiques d'un jeu de construction idéographique ("graphématique") inventoriés en tableaux où il ne s'agit pas d'approfondir une traduction de la réalité ou de raconter des histoires (ni mimesis ni diegesis), mais de mettre à jour une iconographie composite et compositionnelle, les matrices perdue d'une physiognomie de l'artificialité, les trouvailles d'une exploration en voie d'abstraction, les limites du visible d'une nouvelle figuration.

"Toute chose est contradictoire en soi."4. Ses images naissent d'un jeu d'associations entre intuition visuelle et déjà-vu, entre collage et peinture automatique, entre hypotrophie du réel et réminiscence mnémonique. Jérémie Delhome semble pourtant nous donner des pistes formelles qui tendent à dessiner en apparence un système cohérent de signes dans la topologie du tableau, une théorie des ensembles propre au peintre. Ses travaux récents apportent littéralement de nouvelles facettes aux caractéristiques synthétiques de sa cosmogonie "je-ne-sais-quoi" où il se réfère au dessin technique qui confère une étrange physiologie objective : vue en surfaces 3D, composition centrale sur une base pleine de peinture, forme dominante qui prend de plus en plus d'espace5 sur fond uni. Le modèle géométrique hérité de la Renaissance qui sous-entend la présence d'un ordre universel -un idéal visible de la forme où l'on se situe dans la vérité de l'objet et non pas dans sa vision- est contrefait par jeu dialectique abstraction/vraisemblance. La perspective de la figure est artificielle et vernaculaire, un rendu didactique pour définir une volumétrie et un effet de profondeur et pour conférer du concret conforme à la vision des choses. Dans le même temps, elle apparait immédiatement fictive tant les aberrations de sa manière révèlent sa nature de truc(age), une contradiction de l'ordre d'un dessin industriel romantique.

S'ils n'ont pas de significations intrinsèques, pas de mots propres pour les designer -ils sont Sans titre, et datés du jour de leur finition/apparition-, comme une sorte de neutralité affirmée par rapport à la société de consommation, comme s'ils surgissaient des limbes de la peinture, les objets de Jérémie Delhome revêtent un sens esthétique qui n'a rien à voir avec celui du Design. Il s'agit d'une organisation qui se définit comme un langage pictural, où n'a lieu que la vérité de la peinture. Plus que notre rapport aux objets, l'artiste questionne leur découverte, leur surgissement, leur exotisme de fonction et d'apparence, leur réalisme et leur imaginaire suivant un effet syllogique qui ici va au-delà de la simple antinomie conceptuelle, et spécialement leur nature en peinture -qui telle le feu transforme en elle-même tout ce qu'elle touche. Quoique distincts les uns des autres, voire même "exemplaire", plus qu'un objet en particulier, chaque chose représentée agit comme métaphore de l'objet en général, la Chose-même, une sorte de "singularité quelconque"6, et demande à être regardée telle qu'elle est, mais par dessus tout selon ce qu'elle donne à voir.

Partir en reconnaissance revient finalement au départ à regarder les choses à l'envers. Il est au premier coup d'oeil question des quatre angles de la manière picturale : surface, couleur, texture, composition, qui nous mesure à la genèse technique et au style particulier d'une peinture décorative à sa façon. Des couleurs vives ou criantes sont, dans un premier temps, appliquées uniformément en fond sur le rectangle du tableau -on est donc dans l'écran, la fenêtre aveugle qui n'ouvre sur aucun espace fictionnel, ce qui signifie que le tableau se donne à voir pour lui-même et s'affirme alors comme objet- avant d'être littéralement dégradées. Les tons éclatants du motif central ainsi que l'arrière-plan qui lui sert de masque sont éteints par une succession de glacis de gris, couche après couche sur la couleur pure, autant de filtres qui tamisent la lumière et harmonisent les teintes dans une chromatologie sourde. Ce travail de l'ombre en surface, montant lentement les valeurs de gris par touches du rouleau sur les zones détourées par tracés au scotch, produit un illusionnisme fondamental -lumière, profondeur-, un peu de possible, un zest de "valeur de réel ajoutée" qui "solidifie" la représentation en diminuant la dureté de la couleur. Il crée des textures chromatiques complexes et cendrées, et des effets vibratoires discrets qui se révèlent lorsque l'on colle son oeil à la toile, une sublimité dans la substance-même de la peinture. Les formes sont neutralisées sur le plan colorimétrique7 pour atteindre au final un seuil visuel où le corps étranger devient (sujet/objet)/(objet/sujet) du tableau, évoluant en une persistance spectrale isolée et célibataire.

Le spectateur doit accepter l'énigme de l'identité de la chose peinte qui se situe au-delà ou en deçà de ce qu'il voit et connaît. Les formes errantes et les figures fugitives pourtant nous rappellent. Guy de Maupassant disait "La moindre chose contient un peu d'inconnu. Trouvons-le." Les tableaux de Jérémie Delhome nous donnent envie de les confronter, là où retrouver revient à faire travailler son imagination : Les vestiges d'une architecture disloquée ? Les pictoglyphes d'une sémantique de l'image d'une peinture épistolaire ? Les solides hybrides post-modernes fétiches d'une religion polymorphe ufologiste ? Les productions naturalistes déracinées d'une auto-archéologie inventée? Le génie lunaire d'un artiste du bureau de design de la fabrique d'un autre monde intérieur? La cosmographie descriptive baroque d'un univers plastique ? Les trucs complètement culturels d'un monde virtuel à la fois inimaginable dans sa totalité et tangible en surface dans ses morceaux ? Le puzzle (et son symbolisme secret) d'un jeu de construction ? Les OOPArts8 style Roman non déchiffrés pourtant interprétés en « géométrie descriptive » ? Les apparitions magiques de visions technico-utopiques d'un dessin industriel anachronique au futurisme de caramel mou ? Les corps antithétiques exotiques des artefacts indigènes d'un monde fragmenté à l'infini qui a perdu ses modèles ? Froid. On est très froid.
Alors... Les pièces d'une "broyeuse de chocolat"9 détruite ? Les composants d'une singulière machine à peindre ? On objecte, on chauffe, par jeu d'allers-retours, mais toujours à bonne distance10. "La plus belle chose que nous puissions éprouver, c'est le mystère des choses." Gaston Bachelard a raison. Et au vu des oeuvres de Jérémie Delhome, la plus belle chose que nous puissions éprouver, c'est le mystère de la peinture, et sa révélation.


1 Premier élément de réponse : "Aujourd'hui est fait de la transition d'hier à maintenant. Dans la grande fosse des formes, gisent les ruines auxquelles on tient encore, en partie. Elles fournissent matière à l'abstraction. Un chantier d'inauthentiques éléments pour la formation d'impurs cristaux. Voilà où nous en sommes." (Paul Klee, Journal, 1959)
2 En France, de 1391 jusqu'au milieu du XVIIe siècle, les peintres étaient organisés en corporation des "Peintres et tailleurs d'images".
3 Le chef d'oeuvre inconnu, Honoré de Balzac, 1831.
4 Hegel
5 Comme si le peintre prenait de plus en plus d'assurance. Il est amusant de penser par rapport à cela que la taille d'un dessin en rapport à la surface de la feuille est un critère d'interprétation psychologique pour un pédopsychiatre déterminant le degré de timidité d'un enfant.
6 Giorgio Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, 1990
7 Autant qu'elles le sont sur le plan narratif. Au même titre que les objets, les couleurs restent vagues.
8 OOPArt est un sigle utilisé en langue anglaise pour Out of Place Artifact, c'est-à-dire "objet fabriqué hors de place" ou "objet hors contexte" ou encore, plus précisément, "artefact (objet fabriqué) qui ne devrait pas être là".
9 "De qui, sinon de Duchamp, cette « Broyeuse de chocolat » dont le « célibataire » peut faire usage - après avoir, avec ses camarades, mis à nu la mariée ?" (André Breton).
10 A prendre, dans le même temps, dans les deux sens : à la bonne place et très loin.






Jennifer Freville : Memory of a dismantled parallelepiped*, 2012

" Supposez qu'un corps ne réfléchisse, ni ne réfracte, ni n'absorbe aucun rayon : ce corps ne peut pas être visible par lui-même. Par exemple, vous voyez une boîte rouge opaque, parce que la couleur absorbe une partie des rayons lumineux et réfléchit les autres, c'est-à-dire vous renvoie tous les rayons rouges. Si elle n'absorbait pas une partie des rayons lumineux, si elle les réfléchissait tous, c'est une boîte éclatante de blancheur que vous verriez, une boîte d'argent ! " **

Les sujets des peintures récentes de Jérémie Delhome apparaissent dans un spectre chromatique réduit à son minimum. Leurs couleurs absorbent littéralement les longueurs d'onde au profit d'un Eloge de l'ombre*** qui va au delà d'une simple esthétique "wabi-sabi". En recouvrant les formes et leur fond par des couches successives de peinture qui assombrissent l'ensemble, l'artiste affaibli les contrastes, estompe les contours. Les tons kaki, vert, gris et violet participent de l'effet de camouflage que les formes opèrent avec leur environnement. Peindre reviendrait pour Jérémie Delhome à exercer une sorte d'archéologie à rebours, où le but ne serait pas de découvrir les vestiges de formes ayant un jour été plus clairement identifiables, mais bien de recouvrir les tableaux d'un voile sombre, amenant le regardeur à plisser les yeux, à se déplacer à gauche et à droite du tableau pour tenter d'appréhender la forme. La découverte récente des couleurs véritables (par éliminations des vernis ayant jauni avec le temps) d'une copie de la Joconde, contemporaine du tableau de De Vinci, et les spéculations mystiques qui ont pu être faites à propos de ce dernier nous montrent à quel point l'assombrissement des couleurs influe sur la quantité de "mystère" qui émane d'une peinture. De petits formats (exclusivement 40 x 50 cm) mis ensembles composent un inventaire non exhaustif d'objets indéterminés. Souvent fermés ou faisant bloc les objets évoquent cailloux, pierres taillées, morceaux de béton, pièces métalliques ou éléments extraits du paysage urbain. Les grands formats les plus récents présentent quant à eux des entités plus massives, presque inquiétantes. Les formes sont comme des impressions rétiniennes au bord de l'évanouissement, des souvenirs d'objets que l'on tente de se représenter en fermant les yeux. Les décrire reviendrait à les évoquer tels que vus dans un rêve : "Il faisait sombre. Face à moi, un monticule de vers de terre qui grouillaient. Ils étaient mélangés à de la boue. A y mieux regarder, c'était en fait un corail, recouvert d'algues rouges" (Marseille 2011, Sans titre #1, acrylique sur bois, 120 x 100 cm). Ces représentations hybrides aux origines difficilement décelables résistent à l'identification, elles sont isolées au centre du tableau, calfeutrées dans un fond monochrome étouffé devenant le seul élément qui sépare le sujet du mur pour agir comme un encadrement. C'est d'ailleurs la même logique présente dans les installations (Barjoles, 2009 et Bonnay, 2010) où des murs sont recouverts en quasi totalité, ne ménageant une ouverture qu'à un fragment de cette surface de pierre qui devient -par cette opération de soustraction- une forme. A la façon d'une incrustation cinématographique, le sujet est détouré, attendant qu'on lui attribue un fond, un environnement : un contexte.

Tout porte à croire que l'on se trouve en présence d'un système de représentation normé d'où aurait disparu tout indice d'échelle, de gamme colorée - de référentiel en somme - permettant de rallier la forme à une technique communément admise de représentation du monde (dessin d'observation en perspective, modélisation 3D). Ce que nous voyons de ces objets pour lesquels aucun paradigme n'est défini ne nous permet pas de les décrire de manière effective sans faire référence à des "choses" qui leur ressemblent ou qu'ils nous évoquent; leur appartenance au domaine figuratif ou à un langage abstrait n'est jamais tranchée. Les titres des oeuvres présentées en ce début d'année à la galerie Marie Cini -dans une exposition justement intitulée Sans objet- entretiennent cette ambiguité en se refusant au formatage classique quant au nom du tableau et à la date de sa conception : Marseille 2011, Sans titre #2. Faire flotter les objets au centre du tableau, les extraire de tout environnement potentiel a pour conséquence immédiate de les transformer en choses, de les abstraire. Le fond (ou l'absence de fond) fait alors office d'agent d'abstraction en même temps que de cadre. Ces images imparfaites, lacunaires, dont notre mémoire n'a su retenir tous les détails, mais seulement la forme dans son ensemble, ou quelques propriétés spécifiques ne répondent d'aucune gestalt****. L'idée de forme en phénoménologie (étude de l'essence des choses) entend qu'une chose pensée ressemble à la chose réelle dans une version simplifiée ou schématisée. En ce sens, les objets peints par l'artiste sont archétypaux puisqu'ils sont potentiellement plusieurs "choses". C'est à la fois la réduction de la complexité des formes et de la palette de couleurs qui les rapproche du minimalisme. La filiation est évidente entre Forms derived from a Cubic Rectangle de Sol Lewitt et la collection des formes de Jérémie Delhome. Dans le cas de ce dernier cependant, les formes pures semblent victimes d'hybridations spontanées, la représentation orthogonale est biaisée par une distorsion de l'espace et la couleur enfin parait entamer un processus d'oxydation. Le rapprochement s'opère également dans le truchement d'un principe d'atemporalité décrit par Robert Smithson en 1969 : "Notre futur tend à devenir préhistorique" : de la même manière qu'elles rejettent toute interprétation figurative stable, les formes de Jérémie Delhome se refusent à l'inscription temporelle. Elles pourraient aussi bien provenir de la préhistoire que d'un futur dystopique.

Dans ce "minimalisme augmenté" que pratique le peintre, il est alors aisé de projeter ses propres obsessions. L'écrivain italien Italo Calvino, au chapitre "visibilité" de ses Leçons américaines s'interroge sur la possibilité pour l'homme contemporain de fabriquer ses propres images, de pouvoir encore, face à un "déluge d'images préfabriquées [...] donner forme à des mythes personnels". Les formes résiduelles qui émanent ici de l'opaque brouillard coloré du tableau, éclairées par un soleil au bord de l'extinction, dans un futur où l'expansion de l'univers aurait atteint son paroxysme pourraient être les objets d'une science-fictionelle. Elles en possèdent en tout cas la puissance d'imaginaire. Si le travail de Jérémie Delhome convoque autant de concepts que l'on ne peut synthétiser, c'est qu'il se rattache à une autre notion d'autant plus fondamentale qu'elle est ontologique : la théorie des formes intelligibles chère à Platon et exposée dans l'allégorie de la caverne. Ses peintures sont les représentations en simulacre des objets de notre monde, elles ne sont que les ombres, les souvenirs, les morceaux des composantes de notre réel, et c'est parce que leur nature est imparfaite, qu'il nous est permis de nous interroger et de construire nos propres images, salutaires.

*Phrase issue du texte de Robert Smithson Minus Twelve qui liste et détaille dans un poème sous forme de sommaire les 12 concepts clés (selon lui) de l'esthétique minimaliste : Uselessness, Entropy, Absence, Inaccessibility, Emptiness, Inertia, Futility, Blindness, Stillness, Equivalence, Dislocation, Forgetfulness.
http://www.robertsmithson.com/essays/minus.htm
**Extrait de L'homme invisible, Herbert Georges Wells, 1897
***Titre du livre culte du japonais Junichirô Tanizaki, publié pour la première fois en 1978, Eloge de l'ombre est une série d'observations commentées sur l'esthétique japonaise du sombre (aujourd'hui quelque peu tombée en désuétude) sur les choses volontairement laissées dans l'ombre par attrait pour les contrastes mais aussi par goût pour le mystère. Le Wabi-sabi est une des notions que l'on retrouve dans cet essai, et dont la traduction trahit les subtilités et la polysémie. Wabi pouvant signifier : solitude, nature, dissymétrie et Sabi : altération par le temps, rouille, décrépitude des choses vieillissantes, patine des objets.
****La psychologie de la forme ou gestaltisme (de l'allemand, Gestaltpsychologie) est une théorie psychologique, philosophique et biologique, selon laquelle les processus de la perception et de la représentation mentale traitent spontanément les phénomènes comme des ensembles structurés (les formes) et non comme une simple addition ou juxtaposition d'éléments. (définition issue de Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Psychologie_de_la_forme)






François Bazzoli : Sans objet, printemps 2010

Face à la peinture aujourd'hui, et singulièrement à celle de Jérémie Delhome, le regard du spectateur ne peut s'empêcher d'être interrogatif, car la peinture d'aujourd'hui apporte des questions plutôt que des réponses. Sans doute parce qu'elle parle essentiellement de peinture plutôt que d'esthétique ou de morale, chaque période ayant les vanités qu'elle mérite. Interrogation donc, devant des oeuvres parfois silencieuses, qui semblent ne pas vouloir donner des indices ou des clefs, qui paraissent parfois ne pas vouloir de décryptage. Il en est ainsi du travail que Jérémie Delhome mène depuis plusieurs années. Peintures énigmatiques dont chaque surface n'accepte la présence que d'un seul objet, réduit à lui-même sur un fond unicolore, sans autre représentation. L'objet central de chaque toile n'est pas désignable d'un seul nom car il est le résultat d'amalgame et d'hybridation complexe. Il ressemble à des objets connus (Jules Renard écrivit dans son journal : « Ce qui ne ressemble à rien n'existe pas ») mais leurs noms nous échappent, leur sens aussi. Outre les questions que cette figuration pose aux spectateurs, il en est aussi que le peintre impose à sa peinture et qui transparaisse par la simple présence de cet univers.

Une de ces question serait (mais est-elle la plus importante ?) : comment peindre un objet sans réaliser nécessairement une nature morte ? Mêmes les objets désolés et presque méconnaissables de Giorgio Morandi en sont, des objets et des natures mortes. Une réponse possible consisterait en ce que l'objet soit méconnaissable, mixte d'autres objets notoires ou formes inconsidérées. Mais le fond, l'horizon, la perspective, dans ce cas-là, risquerait de le ramener au triste statut du genre. Non pas que la nature morte ne puisse être un type de peinture contemporaine, mais trop de compotiers, de vanités, de fruits et de légumes oblitèrent son image de trop d'histoires et de sous-entendus. Laisser les sous-entendus aux portes de la peinture permet de dégager des perspectives qui ne sont pas seulement dues à la leçon de la Renaissance

Dans leur nudité de presque diagramme, ce que laissent à penser leurs étranges dessins préparatoires, les six grandes peintures de Jérémie Delhome apparaissent à la fois comme un inventaire de propositions insolites mais aussi comme une contribution actuelle à l'abolition des genres. Ni natures mortes, ni paysages et encore moins portraits, elles participent de tout cela à cause d'une égalisation volontaire due à la technique et à la couleur employées. Chaque tableau ne cerne qu'un seul sujet, c'est vrai, mais ce sujet est suffisamment ambigu pour déborder de son aire. Flottant dans l'espace de la toile, quasiment jamais bloqué par un horizon dessiné ou suggéré, il flotte entre divers tempéraments et diverses reconnaissances. Sa neutralité est telle qu'il pourrait aussi bien être une appropriation de la sculpture par la peinture, sans qu'on puisse bien discerner dans quel but.

Mais cette hypothèse à la limite permet de mieux envisager ce à quoi le peintre se confronte : un objet dissocié du genre et de la technique, de la réalité et de sa représentation. Un objet que le spectateur ne connaît pas encore, qu'il va découvrir avec surprise en mettant ses pas dans le parcours du peintre et qu'il découvrira comme un objet à part.





Luc Jeand'heur : Backcatalogue, pour le prix Mourlot 2009, Marseille
«Aujourd'hui est fait de la transition d'hier à maintenant. Dans la grande fosse des formes, gisent les ruines auxquelles on tient encore, en partie. Elles fournissent matière à l'abstraction. Un chantier d'inauthentiques éléments pour la formation d'impurs cristaux. Voilà où nous en sommes.» (Paul Klee, Journal, 1959)
Jérémie Delhome est un peintre que Samuel Beckett qualifierait de «abstracteur de quintessence». Ses séries de tableaux inventent les stratégie d'une peinture en voie d'abstraction. Les recherches d'une archéologie intérieure parvenue à un certain degré d'étrangeté et d'écriture automatique, comme des planches (littéralement, laque acrylique sur bois) d'une histoire naturelle des objets et des chimères. Le mot « chose » convient à ces objets équivoques, réduits à une figuration de l'incomplétude pourtant soumis à un système mécanique de représentation, un semblant de discours technique qui trahit une certaine objectivité : composition centrale, forme dominante, fond monochrome, épure, coupes isométriques, perspective cavalière, restriction des couleurs, unité de tons. S'il demeure dans ces motifs de « choses » silencieuses la sécurité de simples fragments ordinaires cachés « là-dedans » auxquels on peut croire, on fait face dans cette singulière « géométrie descriptive » sans modèles, à une lecture de « objets-idéogrammes » hors du temps, à des éléments extérieurs qui viennent de l'intérieur, à un réel imaginaire qui dépeint une vie matérielle à cheval sur un autre monde.




Jérémie Delhome, possibilities of form

In 1953, giving up any description and any dialogue, merely imagining the dialogue of beings at the extreme of nothingness, Beckett published a long monologue, aptly named “The Unspeakable”, thus marking the evolution towards a form of writing which is at once economical and garrulous. As James Joyce did before him, he illustrates the workings of mechanisms dissolving consciousness and its languages in a temporal structure that appears as fragmented, causing all his works, characters and stories to be subjected to a unrelenting process of reduction.
Something similar is at work in Jérémie Delhome's painting and drawing. According to him, it originates in the “scales” he practices - like any composer seeking structures and signs - so that certain forms emerge which he incorporates into his repertoire. The ones that he selects and become the very subject-matter of painting or drawing, the motif which must be given shape and form, then substantiate the execution of a specific protocol which only varies in the medium used. Jérémie Delhome creates a kind of restrained stencil through which, following a series of applications, a form is materialized.
The series of drawings that are presented at Marie Cini's gallery is a work made from carbon paper which he used as a pigment by taking a sheet of paper for each successive layer within a stencil cut in tracing-paper sheets. This results in all kinds of imprints, sometimes superimposed, allowing him to play with density and value, giving the form thickness and volume similar to that of an object evolving in three-dimensional space. In this respect, sculpture and drawing are singularly close to each other and participate all the more in the illusion of relief that Delhome conjures up with the light effects of the pigment, thus questioning the relation of form and content.
The reduction principle that orients the artist's approach is associated to his painstaking listing of elementary but unidentifiable shapes, which put forward the fundamental possibilities of form, whether painted or drawn. As with Beckett or Joyce, the idea of reduction in Delhome is not negatively connoted because the point is to bring the form to its simplest state. Reducing, in fact, brings closer to the eye. It operates through a synthetic process which favors the element as opposed to the whole and whose purpose allows for a liberated evolution from one singular unit to the next. In effect, reduction ensures that each shape maintains its uniqueness and each work its mystery – as Michel Onfray puts it, "any painting worthy of the name contains an enigma”; that is, of course, any painting, drawing or simply work of art.

Philippe Piguet, December 2012 for Gallery Marie Cini

Techniques et matériaux


peinture acrylique, huile, caséine sur bois, sur toile
dessin
Mots Index


peinture
fond/forme
choses
objets
figuration / abstraction
représentation
couleur
espace