Agnès VITANI 

L’état des choses 2017
Installation, vue d’ensemble
Vue de l'exposition Elementaire ou la règle du jeu, Galerie Eva Vautier, Nice, 2017
 
L’état des choses 2017
Installation, vue d’ensemble
Premier plan :
Flow 2017
Encre sur papier, 300 x 120 cm
 
 
 
L’état des choses 2017
Installation, vues d’ensemble
 
Réchauffée 2016-2017
Plastique fondu métal, 100 x 95 cm
 
Refroidie 1 2016-2017
Plastique fondu sur grille de réfrigérateur, 36 x 47 cm
 
Refroidie 2 2016-2017
Plastique fondu sur grille de réfrigérateur, 36 x 47 cm
 
La Butte 2016-2017
Feutre et couverture de survie dimension variable
 
Splash patch 2017
Pâte à papier, pigments, 165 x 121 cm
 
Ballon 2013
Ballon de foot, feutres, diamètre 33 cm
 
Re-resplash 1 2016-2017
Pâte à papier, pigments, 111 cm
 
Re-resplash Corner 2016-2017
Pâte à papier, pigments, 36 x 41 x 33 cm
 
Nuancier de voyage 2016-2017
Tissu, tubes de feutres évidés, 50 x 90 cm
 
Amazing Géo 2017
Plastique fondu sur polystyrène, 37 x 42 x 26 cm
 
Taille 38 et Néo alpenstock 2016-2017
Chaussures et bâtons, plastiques fondu
 
Taille 38 2016-2017
Chaussure plastique fondu, détails
 
Rhizomes 2013
Dimensions variables, feutre sur métal, détail
Vues de l'exposition Elementaire ou la règle du jeu, Galerie Eva Vautier, Nice, 2017
Photographies François Paris
 

Agnès Vitani
L’état des choses

C’est sans doute parce qu’elle envisage son travail d’artiste comme une déambulation qu’Agnès Vitani se promène avec légèreté et une certaine désinvolture, qui tient plus de l’élégance que du détachement, dans la vie et dans l’art, de l’atelier à l’espace d’exposition, en passant par l’histoire de l’art. Au fil de ses pas, elle cueille ça et là toutes sortes de matériaux et d’objets qui viennent servir une pratique de la peinture qui se confond rarement avec la planéité du tableau, lui préférant plutôt le volume. Tout ici est susceptible de faire corps avec le pictural, mieux d’incarner le corps de la peinture : savon, tissu, papier, clous, silicone, mousse, gants en vinyle, ballons, balles de tennis, feutre, papier mâché, taches de peinture récupérées sur le sol de l’atelier et autres objets de rebut contaminés par le travail d’atelier. Aussitôt réinvestis, ces éléments font l’objet d’opérations plastiques souvent très inattendues qui relèvent purement et simplement de la métamorphose.
Avec une étonnante liberté, l’artiste recycle ces petits riens, les faisant basculer du sale et de l’informe vers quelque chose qui vient non seulement rejouer la somptuosité du pictural, mais également une joie de vivre toute matissienne. Ici la couleur règne en maîtresse et, de surcroît, elle se déploie à travers des formes fascinantes qui empruntent leurs contours au champ de la biologie, suggérant tour à tour des branches de cerisiers en fleur, des corolles de dahlias ou des pétales d’hibiscus, des veuves noires, des toiles d’araignées, des stalagmites, des champignons, des racines, des coraux, des roches, des cristaux et bien d’autres curiosités et merveilles.
Transfigurer le banal pour sonder le merveilleux, tel pourrait être le programme d’Agnès Vitani qui, avec une précision chirurgicale, dissèque des stylos-feutres de seconde main, en récupère strictement tous les composants, les trie méthodiquement par catégories et les soumet à des expérimentations quasi alchimiques pour en révéler une matérialité qui n’a de cesse de renvoyer à la substance de la peinture et à son histoire.
Il y a quelque chose de magique dans l’acte de transformation à travers lequel l’artiste libère les feutres de couleur compacts maintenus dans la gaine transparente de leur cartouche et en effiloche la fibre pour la faire gonfler. Pareille à une chevelure que l’on aurait lavée, démêlée et coiffée pour lui restituer brillance et volume idéal, la texture du feutre apparaît ici littéralement magnifiée. Épanouie, elle respire enfin et vient se déployer en varech multicolore avec ses écheveaux flamboyants sur un semblant de rocher bricolé avec de la mousse recouverte d’une couverture de survie. Si le merveilleux avait une forme, ce pourrait être celle-ci…
Inversement, les matrices contenues dans les stylos-feutres peuvent être effilochées en filaments et roulées autour de fils de fer pour donner naissance à des formes plus sèches et nerveuses qui se développent de façon anarchique à la manière de rhizomes. Dans ces arborescences (construites comme des neurones) qui n’ont ni centre, ni début, ni fin, c’est la couleur croissant selon les lois du spectre chromatique qui donne une structure à l’ensemble, permettant au regard de glisser au fil du chaud au froid et vice versa.
Dans cette flânerie au cœur de la peinture mais en l’absence de cette dernière, Agnès Vitani s’est dotée d’un subtil « Nuancier de voyage » dont la beauté du dégradé n’a d’égale que la fragilité qui préside à sa réalisation. Patiemment soustraites aux étuis de stylos-feutres, les fines cartouches en plastique transparent qui contiennent les matrices de couleur sont ici rangées comme autant de crayons aquarellables ou de pastels en fonction de leur progression chromatique. Cette mallette de peintre fantasmée est hantée – comme d’autres pièces d’Agnès Vitani à l’exemple des « Pointes de flèches » ou du costume « Papagaya » – par la figure de Kiga l’Indienne, double féminin fictif du peintre Gérard Gasiorowski. Mais alors que le personnage de Kiga était encore investi par son créateur d’une dimension conflictuelle et pulsionnelle à l’égard de la peinture, Agnès Vitani s’envisage à travers cette trousse de couleurs en tissu en tant que peintre, dans toute l’étendue de son désir du pictural et de sa féminité…
L’artiste redonne également vie aux étuis en plastique des stylos qu’elle enfile comme de longues perles sur des fils de fer pour ensuite les modeler avec la chaleur d’un décapeur thermique sous la forme de larges touches picturales organisée en all-over. Quant aux bouchons de stylos, elle les fait fondre avec le même procédé après les avoir disposés du plus foncé au plus clair sur une grille de réfrigérateur qui vient rejouer les schémas de l’abstraction et confère à l’ensemble un statut de tableau. Les embouts de feutres subissent le même sort, ils sont métamorphosés en monochrome blanc dans le souvenir des Achromes de Piero Manzoni et de la peinture de Robert Ryman. Nous sommes ici en plein paradoxe, entre la peinture et son substitut, entre le chaud et le froid, entre un geste de collage et un outil destiné à un usage contraire.
Le passage de la couleur au blanc visible dans ces œuvres joliment intitulées « Refroidies » n’est pas sans faire écho au processus de vieillissement auquel les pièces en feutre sont soumises dans la mesure où avec le temps ces dernières vont se décolorer, passer par des tons pastel pour devenir enfin inexorablement blanches comme de vieilles dames.
Partie intégrante du travail d’Agnès Vitani, la notion de perte est également à l’œuvre dans une installation au sol qui confronte un parallélépipède blanc en papier mâché au volume très approximatif à une balle modelée en feutre dont les fibres ont déjà entamé leur dépigmentation. L’ensemble prend des airs de pierre tombale sans y toucher, le décor en carton pâte et l’aspect tactile et encore chamarré du ballon, posé comme un point sur une page blanche, étant investis malgré tout d’une dimension relativement assez festive car c’est bien l’urbanité d’Agnès Vitani que de sourire de tout et même de la mort. On peut aussi, en effet, voir dans les marches qui la modèlent une métaphore de l’entrée dans le travail et sa sortie.
On retrouve le papier mâché dans des sculptures au sol qui réitèrent des formes iconiques de l’art minimal et de l’art processuel américains des années soixante respectivement comme Corner Piece (1964) de Robert Morris et les Splash Pieces (1968) de Richard Serra. Mais là où Morris matérialisait le vide de l’angle de la Green Galerie à New York par une pyramide à base triangulaire à la géométrie parfaite, Agnès Vitani restitue un volume modeste, hésitant et un rien crasseux qui évoque plus un tas de neige déblayé qu’une oeuvre minimale. Et là où Serra déconstruisait la sculpture à travers un geste rapide et incontrôlé en projetant des jets de plomb fondu sur les plinthes de son atelier, Agnès Vitani monte son volume couche par couche dans une lenteur antinomique si bien que du Process Art il ne reste plus ici que des fantômes de papier mâché.
Au milieu de ces productions qui flirtent avec la peinture et la sculpture figurent deux paires d’objets dont l’étrangeté est renforcée par leur dimension burlesque. Comme dans un dessin satirique de Robert Crumb sont accrochées au mur des chaussures de marche engluées sous une épaisse croûte de plastique fondu. L’image de la mythique palette du peintre dans toute son autorité masculine n’est pas loin, si ce n’est que ces brodequins sont « Taille 38 » et pourraient être chaussés par un petit brin de femme-artiste. Juste à côté, posés contre le mur, des bâtons de marche à l’aspect peu ragoûtant rappellent à ceux qui connaissent les penchants scatologiques de la déjà nommée Kiga, les fameux bâtons enduits de matière fécale qui en leur temps firent fuir les amis les plus proches de Gasiorwski comme les tourtes du même ordre qu’il faisait cuire dans le four de son logis…
À l’image de l’artiste qui arpente le réel pour y prélever de toutes petites choses sur lesquelles elle porte un regard aussi bienveillant que poétique, le regardeur marche dans l’espace d’exposition autour de ces pièces réenchantées qui portent en elles une déambulation intérieure, celle de la pensée, du langage et des étapes du travail. La peinture n’y apparaît que comme une trace mnésique et sous la forme de bricolages fragiles empreints d’une ténuité et d’un savoir-faire d’une rare finesse comme un état des lieux ou, pour faire écho au film éponyme de Wim Wenders, comme un état des choses où le geste de peindre reviendrait, à l’exemple de « Flow », à imprégner une nappe en papier de taches de feutre et à la laisser tomber nonchalamment de la rambarde de l’escalier.

Catherine Macchi

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