Elvia TEOTSKI 

Souterraine

L’exposition Poudre de caverne fait dialoguer entre elles plusieurs œuvres qui partagent un vocabulaire formel et matériel dont la proximité avec les crassiers de Saint-Etienne n’est pas un hasard.
Elvia Teotski a une pratique basée sur l’exploration et l’analyse des territoires qu’elle traverse. Agronome de formation, elle accorde une attention particulière aux formes de vie et aux processus géo-biologiques qui animent les sols et façonnent les paysages. Lorsque les associations Artistes en résidence et L’Assaut de la menuiserie l’invitent à s’immerger dans le contexte stéphanois, l’artiste ne pouvait alors pas rester indifférente aux imposantes montagnes de résidus industriels qui dominent la ville. La matière qui les compose – qualifiée de « stérile » puisque jugée inexploitable pour le commerce du charbon – leur vaut leur dénomination locale de « crassiers ».
Le titre de l’exposition vient complexifier cette image aux connotations négatives. Poudre de caverne est une possible traduction de réalgar, nom d’un minerai cristallin rouge vif qui se forme sous l’action de combustions internes provoquées par le charbon résiduel des terrils. Ces derniers se révèlent alors être tout sauf stériles, puisqu’animés par des processus souterrains capables de sublimer ces prétendus déchets en pierres précieuses !

L'installation Rebouter le sort se compose ainsi de conglomérats de terres, de rebuts et de formations géologiques spécifiques aux différents crassiers. S'ils ne contiennent pas de réalgar, qui se désagrège au moindre contact de la lumière, d'autres cristallisations évoquent des métamorphoses similaires. L'artiste y a également incrusté des roches composites aux strates multicolores, qui se créent, elles aussi, sous l’effet des phénomènes thermiques à l’intérieur des terrils. De la même manière, les terres noires sont transformées en schiste rouge, un matériau qui s’avère intéressant pour l’industrie du bâtiment – le crassier Saint-Pierre à la Ricamarie est ainsi redevenu une carrière.
Cette succession quelque peu sisyphéenne entre excavations, empilements, transformations puis nouvelles exploitations témoigne du paradoxe inhérent à ces milieux anthropisés. D’un côté, ils sont le syndrome d’une économie à oeillères qui considère chaque ressource de manière isolée, et contraint tous les autres composants à former ce que la chercheuse Anna Tsing appelle des « ruines du capitalisme ». De l’autre côté, ces lieux abandonnés deviennent parfois le théâtre de phénomènes géologiques inattendus ou des lieux d’accueil pour des espèces végétales ou animales rares – et ce bien à cause, et non pas malgré l’intervention humaine.

Elvia Teotski ne cherche pourtant pas à sublimer naïvement les espaces dévastés et les matières délaissées qui font régulièrement l’objet de ses recherches. Lorsqu’elle travaille avec des boues rouges du bassin méditerranéen ou avec des algues invasives en Bretagne, l’idée est d’abord de se situer au sein de ces nouvelles réalités écologiques, avant de pouvoir envisager une réinvention de nos manières de faire et d'habiter le monde. À Saint-Étienne, en intégrant un monticule de boues rouges dans Rebouter le sort, l’artiste pointe les possibles interpénétrations entre territoires éloignés, que ces derniers soient affectés ou non.

Il se trame, dans tout paysage, un enchevêtrement d’histoires, une « diversité contaminée » dans laquelle les vivants et les non-vivants sont intrinsèquement liés. L’humain n’y est pas au centre, mais il ne joue pas non plus le rôle d’intrus contre lequel la « nature » devrait être protégée : il transforme son milieu comme n’importe quelle autre espèce. C’est précisément en se sentant extérieur – ou pire : supérieur – à son écosystème que l’humain occasionne des dérèglements qui précipitent l’ensemble des terriens au bord du gouffre. Il semble alors urgent de repenser l’interdépendance heureuse qui nous lie au monde, mais aussi de dépasser la dialectique stérile entre nature et culture.

Elvia Teotski trace, en prenant les crassiers comme point de départ conceptuel, des analogies constantes entre paysages et constructions, c’est-à-dire entre le supposément naturel et le supposément culturel.
Les sculptures de la première salle communiquent, par leur disposition devant la fenêtre et aux angles des passages, avec les bornes de délimitation en pierre situées à l’extérieur du lieu d’art. Ces « boute-roues » – terme dont la sonorité a inspiré le titre de l'installation – protègent les entrées des bâtisses contre les chocs des véhicules, s’exposant eux-mêmes à une dégradation accélérée. L'artiste nous propose de cheminer entre ces obstacles jusque dans la deuxième salle, où un dôme en briques se dresse sur une structure mobile, incitant à sa mise en mouvement. Les briques sont maintenues par un mortier fabriqué à partir de terres de décharge, récupérées sur le site du crassier Saint-Pierre, puis enduites d’un mélange d’agar-agar et de graines. Par ce potentiel de végétalisation, le dôme est amené, au même titre que les crassiers, à se confondre avec un élément de paysage. Les briques, en terre crue poreuse et friable, contiennent en elles les promesses de leur future érosion, de leur retour à leur état initial : de la terre, réutilisable sous de nouvelles formes - tel le crassier redevenu carrière.
Le titre de la pièce, Ce que je ne perçois pas, je ne m'y oppose pas, fait alors référence à la visibilité paradoxale que tous ces facteurs – végétalisation, exploitation, érosion – confèrent aux terrils locaux. Il s'y rajoute que leur devenir-patrimoine, marquant l'identité locale, rencontre l'opposition de certain·es habitant·es et élu·es, qui préfèreraient les voir disparaître entièrement sous leur manteau végétal.

Il se joue dans le travail d’Elvia Teotski une tension permanente entre la forme et l’informe, entre le processus d’érosion entropique et la détermination de la forme érigée. Dans Downtown, la vidéo qui ouvre l’exposition, un tas d’acariens de fromage évolue lentement pour estomper la marque laissée par le doigt de l’artiste. Plutôt qu’à un écroulement, nous assistons à une restructuration d’une forme organisée, à un remodelage à partir d’un existant affecté. C’est précisément à cela qu’invite l’artiste : penser les possibles qu’engendre l’altération.

  Ainsi, les briques du dôme ont été fabriquées en Bretagne à partir de terres de chantier, d’algues d'échouage et de détritus de plages. Elles composaient, l'année dernière, une autre installation, intitulée Molusma. Si elles mobilisent une dimension écologique par la revalorisation et le ré-emploi, elles se présentent également comme une mise en forme de matières disparates en un matériau plus ou moins solide et unifié.

La matière et le matériau se distinguent par le côté « vagabond, sale, contagieux » de l’une et la dimension « dessinée, contenue, contrôlée » de l’autre. Les deux partagent à l’inverse une disposition à être transformés, à s’inscrire au sein d’un cycle de production. Selon l’historienne de l’art Petra Lange-Berndt, s’intéresser aux matériaux comporte toujours une dimension politique : il s’agit de « considérer les processus de production et les relations de pouvoir qui y sont associées, de considérer les travailleurs – que ceux-ci soient dans les usines, les ateliers ou l’espace public, qu’ils soient connus ou anonymes – ainsi que les outils et espaces de travail ». La brique, en tant que matériau, porte en elle la mémoire de celui ou de celle qui l’a façonnée, et la projection de celui ou de celle qui la fera devenir ouvrage. Non cuite, elle pointe également sa possible désintégration et réutilisation sous d’autres formes à venir.

Évoquer cette inscription des gestes du travail au cœur des matériaux résonne évidemment de manière particulière avec le contexte stéphanois. Dans son passionnant texte sur les différentes représentations des crassiers, Anne Michaud évoque les appellations de « montagnes de sueur » ou encore de « montagnes rouges », renvoyant au labeur qui les a engendrés, ainsi qu’au sang des grévistes et des morts au fond. « Le crassier semble un monument qui s'élève au rythme des efforts des ouvriers, faisant pendant, corrigeant presque, la fuite hémorragique du charbon, production qui échappe à l'ouvrier. (…) Comme un grand sablier qui tiendrait compte des efforts et les révélerait de façon tangible, [il devient] repère existentiel, mesure de la sueur, mémorial du travail ». Ce devenir-monument des crassiers n’est pourtant pas sans poser question. La logique muséographique voudrait que les terrils se figent dans le temps, et soient entretenus pour rester le plus proche de leur état initial – c’est à dire « noirs et nus ». Pourtant, comme le dôme en briques, ils s’exposent à leur végétalisation en plus de modifier leur teinte sous l’action des combustions.

La végétalisation des crassiers est le fruit d’un processus nature-culturel qui ne pouvait que fortement interpeler Elvia Teotski. Les premières tentatives remontent à la Compagnie des Houillères elle-même, souhaitant sécuriser les amas de gravier contre les éboulements intempestifs. Plus tard, l’implantation de pelouse – conception végétale humaine par excellence – tend à camoufler les tas de déchets. Les pentes raides des terrils offrent une certaine résistance à ces entreprises pour se couvrir finalement d’une végétation adventice et pionnière. Des variétés exotiques y prennent racine, leur implantation étant favorisée par les températures élevées du sol. L'artiste, partie à la recherche de ces plantes spécifiques, a pourtant dû constater qu’elles ont, depuis l’extinction de la plupart des combustions, cédé la place à une végétation de friche plus conventionnelle. Ce sont les graines de cette dernière qui germent aujourd’hui à la surface du dôme en briques. Comme l’histoire du verdissement des crassiers, faite de projections, d’échecs et de revirements inattendus, le succès de cette plantation dépend entièrement de l’interaction de multiples facteurs, échappant au contrôle de l’artiste.

Elvia Teotski est profondément émue par tout ce qui est animé d’une vie rebelle et indomptable, par ce qui prolifère, s’émancipe et résiste à l’interventionnisme humain.
Les images de la nouvelle version de Sans fin recomposent une vue du crassier de l’Éparre. Ce n’est qu’en contournant l'installation qu’on devine son sommet encore dénudé au milieu d’une végétation qui l’encercle. Dans ces impressions à l’encre alimentaire sur du papier azyme, les accidents et imprévus techniques se conjuguent à la porosité du support pour créer une image en mouvement. Les torsions du papier y répondent malicieusement aux tremblements des feuilles représentées. L’artiste a utilisé cette même technique pour Étoiles de terre, photographie d’un champignon poussant dans son installation Un monde en construction de 2017. Composée de blocs de mycélium jugés « épuisés » par les producteurs de pleurotes, cette dernière illustre, elle aussi, comment des matières considérées comme « mortes » regorgent de vie, certes précaire, mais infiniment résiliente. Si le papier alimentaire va se dégrader dans le temps, il permet également d'introduire la métaphore nourricière : de la terre, du cycle de décomposition et du renouveau, mais aussi des crassiers. « Comme les tas de fumier qui fument, les terrils indiquaient l'activité et donc, paradoxalement, symbolisaient la prospérité », écrit Anne Michaud.

Il y a une dernière intervention de l'artiste qui mérite d'être évoquée, d'autant plus qu'elle peut passer inaperçue. Dans la cour de l'Assaut de la menuiserie, Elvia Teotski a fait enlever le cache en pierre qui recouvre habituellement un puits maçonné. Avec ce geste simple, l'artiste nous invite à tourner notre regard vers les profondeurs et à considérer la vitalité des souterrains. Les dimensions de la colonne Sans fin étant calquées sur celles du puits, l'artiste reprend l'idée des crassiers comme empreinte inversée. Que sont finalement les terrils si ce n'est un souterrain creux devenu masse aérienne ? Le sol se révèle ainsi dans toute sa complexe épaisseur, comme un espace d'échange en mouvement perpétuel, un lieu où se mêlent les histoires multispécifiques, une interface de dialogue entre le passé dont il renferme les vestiges et le futur dont il accueille les graines.

Isabelle Henrion, 2022
 
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