Michèle SYLVANDER 

L'autre image : quelques remarques sur la pratique artistique de Michèle Sylvander
Jean-Christophe Royoux


Le sentiment et la représentation de l'enfermement sont omniprésents dans le travail de Michéle Sylvander. Si, comme l'a montré Laura Mulvey 1, la fonction des techniques cinématographiques est “d'effacer les limites de l'écran” pour donner le sentiment que “le héros domine la scène, une scène d'illusion spatiale où il structure le regard et crée l'action”, tout le travail de Michéle Sylvander consiste au contraire — comme on peut le voir très directement dans Somnolence et Insomnie où l'artiste semble prise au piège dans une enveloppe de plastique transparente, mais d'une autre manière également, dans la série des Autoportraits — à rendre manifestes les limites inhérentes à l'image, l'étouffement qu'elle représente. L'usage de la bulle, véritable laboratoire de prise de vue, le recours à certains titres —tels Droit de visite — et plus généralement l'image photographique elle-même, fonctionnent comme des allusions directes ou indirectes à ‘enfermement. C'est probablement dans le travail le plus récent, Un monde presque parfait, où se trouve abordée avec le plus de profondeur la racine culturelle et sociale d'un tel mal, et se faisant mis en évidence, les ressorts critiques de la poétique de l'artiste. Il y aurait assurément beaucoup à dire sur le fait d'aller chercher dans le regard de la mère, dans les coups d'oeil réifiés par les photographies produites ou, mentalement, culturellement, reproduites par la mère, une “solution” au problème de l'identité. Car comme le montre la série impressionnante d'images d'Un monde presque parfait, ce regard ramène indéfectiblement au père, à la position d'autorité du père, position qui se trouve en quelque sorte réaffirmée par le remake en quoi consiste les images de l'artiste, qui non seulement actualise les scènes originales tout en assumant le transfert d'authorship de la mère à l'artiste, mais en transplante la réalité dans la famille du mari d'aujourd'hui, comme si l'histoire de cette domination et de ce contrôle du masculin sur le féminin ne devait jamais finir.


On pourrait dire que la pratique artistique de Michéle Sylvander est une véritable démonstration des potentialités critiques de la théorie féministe de l'image.
Comme elle, elle ouvre à un début de confrontation avec la théorie psychanalytique. Si la psychanalyse se trouve créditée d'avoir su mettre en évidence tout à la fois combien représentation visuelle et sexualité ne peuvent être dissociées, et combien la féminité se caractérise par un refoulement, la psychanalyse se trouve remise en cause par le fait qu'elle n'en a non seulement pas voulu tirer les conséquences qui s'imposent mais a tenté de naturaliser les effets d'une telle domination. La question récurrente, c'est donc en tant que sujet féminin assujetti, l'aliénation de soi, le manque à être soi, l'impossibilité de se reconnaître dans les schémes dominants de la construction de l'identité.
Dés lors la sexuation, l'opération de “genderisation”2 de l'art qui peut être ici constatée, a une visée qui pourrait être qualifiée de guérisseuse et thérapeutique. En formuler l'enjeu revient à se demander l'espace référentiel d'un homme et d'une femme peuvent-ils être considérés comme identiques ? "La différence sexuelle se marque-t-elle dans le fonctionnement du langage (de l'art), et comment ? comment déprendre l'autre — femme — de l'autre du même ? 3“


Montaigne disait qu'il était la matière première de ses livres. Si l'on en croit la psychanalyse, nous sommes la matière première de nos premières images. Pour elle, au fond, l'image est indissociable du miroir. Comme si s'intéresser aux images devait avoir quelque chose à faire avec cette présence du miroir. Et il est clair en tout cas, que, dans le travail de Michéle Sylvander, il s'agit toujours d'un dispositif spéculaire. Cependant contre le face-à-face, contre la duplication (le retour du même), le miroir ici, comme dans un Palais des Glaces, diffracte, distord, morcelle (la multiplicité des Autoportraits), démontre la monadologie constitutive du sujet. Contrairement à la théorie psychanalytique du miroir, selon laquelle "le rôle de la ‘féminité” est prescrit par cette spécularisation masculine et ne correspond que bien peu au désir de la femme, qui ne se récupérerait qu'en secret, en cachette, de façon inquiète et coupable4”, et plutôt que de révéler la dimension unitaire du sujet, l'image-miroir dont il s'agit ici, fragmente, perd le sujet dans une infinité de bribes d'images. Il n'y a pas de face seulement des facettes.


Dans l'univers de Michéle Sylvander, on est d'emblée ailleurs absence de sol, onirisme — distorsion plutôt que duplication. Dans Somnolence ou Insomnie par exemple, on est renvoyé à un espace entre-deux qui n'est plus celui de la conscience maîtrisée mais un état de vacance des systèmes de défense du sujet qui devient plus vulnérable, plus perméable aux invasions du dehors. Nous nous trouvons confrontés à une représentation du basculement ou du vacillement propice à l'émergence des secrets de l'inconscient, au débordement de soi. Parmi d'autres associations possibles, Droit de visite connote également cette levée du voile sur l'imaginaire inconscient de MS, le droit d'entrer dans la substance de l'intime. Pour MS, le monde qu'il s'agit de penser, c'est le labyrinthe de l'intériorité. « La photographie, dit-elle, m'aide à produire ou à reproduire des images mentales ». Mais paradoxalement, comme on peut le constater depuis Droit de visite, il s'agit de sortir de l'image, de ‘enfermement qu'elle implique toujours. Droit de visite se joue dans l'entre-deux d'une scène mobile — la bulle transparente et son sol en miroir, espace de réfraction plus que de réflexion qui diffracte et démultiplie, — et la série ponctuelle d'images, cadrées et agrandies qui s'y rapporte. Mais au fond on pourrait dite, comme de certaines propositions conceptuelles qui n'existent qu'à travers la documentation qui les rendent tangibles, que ni le dispositif de prise de vues, ni les images en tant que telles ne sont constitutifs de l'oeuvre elle-même. Celle-ci serait en fait sans médium privilégié. Ici plus que l'image d'un corps, ou l'image de corps assemblés, c'est l'image elle-même qui est désirable; un corps-image sorti d'un oeil-bulle, lieu matériel de la fabrique des images. Un oeil qui ne serait pas seulement instrument de vision mais le tout de lespaçe à voir, une sorte d'origine primitive ou générique du visible, sa pré-histoire avant la différenciation des êtres, avant l'opposition individus/société. La fluidité des vidéos de Michéle Sylvander, du making of de Droit de visite qui montre, sans aucun artifice, une simultanéité d'activités non hiérarchisées, non cadrées, non “visées”, continues, sans finalité clairement identifiable, à Somnolence ou Insomnie, s'inscrivent de façon naturelle dans le prolongement de cette recherche de dématérialisation du support. Recherche d'une projection pure, sans support, dont le sujet féminin constitue la matière première privilégiée. Il s'agit de revendiquer ce que Laura Mulvey a décrit comme le “caractère extra-diégétique du personnage féminin” par rapport au héros masculin dans le cinéma traditionnel, tout en renversant la fonction narrative traditionnelle de cette position d'objet du regard masculin5. “La femme selon l'imaginaire sexuel occidental, n'est que support, plus ou moins complaisant, à la mise en acte des fantasmes de l'homme”6. Comme l'a montré Laura Mulvey, les schémas représentationnels qui en découlent, sont toujours la femme comme image, l'homme comme porteur du regard. D'un point de vue féministe on ne peut donc être que contre l'image en tant que “l'image est comptable de la reproduction des normes (et en premier lieu de l'opposition particulière et limitative de l'homme et de la femme). Car la différence des sexes a toujours déjà été prise “à l'intérieur du système auto-représentatif du sujet masculin”7 qui vaut pour une indifférence sexuelle. Si l'image ne fonctionne qu'à la condition de prélever sur le monde un fragment cadré, survalorisé par rapport au hors cadre que l'image occulte, “un projet qui passe par le féminisme — ce dont MS a priori se défend — peut exiger très nettement de l'image qu'elle renonce à toute prétention à une perfection narcissique de la forme”.


D'où la récurrence de la métaphore, elle-même bi-face, du bain bains amniotiques, presque littéraux de Somnolence ou Insomnie ; en apesanteur, dans Droit de visite. Si le récit que donne Michèle Sylvander d'Insomnie, récit qui s'apparente à un (mauvais) rêve — «je me noyais, dit-elle, et d'ailleurs j'ai failli me noyer (...) Quand j'ai eu fini, j'ai eu une crise d'hystérie » —‘ renvoie une fois encore à la thématique de lenfermement dans le regard de l'autre, — car c'est bien à un “type” qui filmait que l'artiste a demandé “de regarder ce que cela donnait” — cette métaphore est également révélatrice d'une tentative de dépassement du support. Ainsi ces véritables bains d'images que permettent les archives photographiques, particulièrement celles que MS réalise de façon à la fois méthodique et obsessionnelle de sa vie sociale, élargissent et démultiplient le corps propre de l'artiste, le fait exister, transgressant les limites du temps et de l'espace, comme société. La présentation de ces images sans qualité dans une sorte de cylindre où les images sont comme mises in vitro, — planète miniature dans la galaxie que constitue l'exposition, les montre comme constituant des films multipistes, horizontaux, que l'on pourrait comparer aux Freezefilms de Paul Sharrits. Images liquides d'un côté et images compulsives de l'autre, récurrentes et qu'il faut montrer tel quel, par l'absence de cadrage, par leur excès quantitatif même, construisent un autre type de corps.


Dans Droit de visite, le corps démultiplié, fondamentalement polymorphe, n'est pas limité par le corps propre du sujet. Il se situe par-delà la différence des sexes et est aussi typique d'un au-delà du support ou du déterminisme du médium. Ce qui serait à voir de façon prioritaire dans les images de Droit de visite, ce serait moins la combinaison des corps en tant que telle, le cadrage de l'image qui toujours arrête et fige le mouvement brownien continu dont chacune d'elle est issue, que cette perception sensorielle de la caresse des corps, leur érotisation joueuse, non vectorisée, non hiérarchique, qui n'est pas essentiellement portée par la conquête d'un plaisir pour soi. Simultanément à la représentation ou àla connotation de lenfermement, Somnolence, Insomnie ou les images de Droit de visite mettent ainsi l'accent à l'intérieur méme de l'image sur le toucher en tant qu'alternative à l'aliénation du visuel. Luce lrigaray suggère que “la femme jouit plus du toucher que du regard”8. Dans Somnolence ou Insomnie, c'est le rôle du son de mettre en évidence le contact répété du corps avec l'enveloppe plastifiée qui l'enserre. Le toucher est encore le véritable “sujet” de cette autre série d'images, mise en scène de façon intimiste au coeur de l'exposition, qui représentent précisément des objets — osselets, noix, etc. dont la fonction principale est d'être faits pour être manipulés. L'oeuvre de Lygia Clark est un autre exemple remarquable de ce cheminement du visuel au tactile. (À suivre...)



1. Pour une version française du texte fondateur de Laura Mulvey, ‘Plaisir visuel et cinéma narratif”, voir “20 ans de théories féministes sur le cinéma”, Cinémaaction, 1993.
2. Ce néologisme, on l'a compris, est réalisé à partir du mot anglais “gender”. Comme lui, il renvoie à la mise en évidence de ce qui relève des structures et des effets sociaux et culturels de la différence sexuelle. L'un d'eux consiste à cantonner précisément cette différence à un niveau simplement sexuel, sans prendre en compte ce que celle-ci implique véritablement du point de vue de l'ensemble des structures sociales et symboliques dans lesquelles nous sommes immergées. Autrement dit, l'indifférence sexuelle est une autre conséquence structurelle de la non prise en compte du “gender”. “Genderiser” l'art, comme je crois que le fait Michèle Sylvander, c'est donc dé-naturaliser le fait que l'art serait en quelque sorte un “universel” sans sexe, ou en tout cas indifférencié, en faisant apparattre d'une part les contraintes inaperçues sous-jacentes aux langages de l'art et tout particulièrement de l'image, et en suggérant, d'autre part, la figuration d'une aurre image. L'ironie, c'est que cette “image”, loin de correspondre aux clichés éculés de la soi-disant féminité, renvoie à la construction d'un corps et à la perception du corps que l'on pourrait qualifier de pré-sexuel — au sens où, dans notre société, ce qui relève de la sexualité est délà tout entier pris dans une mono-vision ignorante de la différence, Une image tout autre donc, qui, peut être, serait moins à voir que prise dans un processus indéfini d'imagination et qui pourrait éventuellement, parfois, être touchée, y compris avec les yeux.
3. Luce lrigaray Cesexe quin'en estpas un, Les éditions de Minuit, Paris, 1977, p.163
4. ibid.,. p. 29
5. Laura Mulvey, op.cit
6. ibid., p.25
7. ibid., p.154.
8. Luce lrigaray op.cit p. 25

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