Julia SCALBERT 

Julia Scalbert. Poétique de l’organique

Mise en scène d’une intimité offerte…Où l’émail du grès, indifférent à toute pudeur, lubrifie des lèvres généreuses-corolles épanouies, fait briller un désir émasculé-holothurie échouée, magnifie une grappe gourmande d’orifices-coquillages, fait pleurer une fleur de cimetière gorgée de chagrin, vernit de rosée les feuilles fendues-thorax bifides comme les sucettes foraines-épis longilignes du « bouillon blanc des bords du Rhône qui tremble un peu… » souffle l’artiste.

L’apparence se traverse et l’esthétique de l’organique appelle le trouble de l’expérience des sens…

Julia Scalbert ne réfute ni l’inspiration végétale de son œuvre ni l’ambiguïté convoquée. L’absence de titre ouvre les possibles. Chacun dispose, chacun propose. Il en est ainsi des toiles proches des céramiques. « Un écho, un va-et-vient toujours présent dans mon travail ». Un élan nait de la force tellurique, solide, pesante, appréhendable de l’objet façonné brillant de vitalité alors qu’un autre élan s’abandonne en douceur à la touche ductile, délicate, sensuelle et couche sur une surface plane, des nuances orchestrées…

On retrouve sur châssis les invariants de son art : même recherche formelle, même évocation de l’organique, même palette chromatique, un ensemble qui contribue à faire de Julia Scalbert une artiste singulière, qui se distingue de ses pairs. « Je poursuis l’idée de la série qui se transforme, qui évolue en fonction des lieux, des espaces, des évènements ». La nature, que l’artiste transfigure, n’est qu’à peine suggérée. « La reproduire n’a pas d’intérêt » dit-elle. Et si sa peinture effleure la figuration et flirte avec l’abstraction, elle n’y succombe jamais. « Le motif demeure un prétexte ». Corolles, pétales, pistils, tentacules d’anthozoaires, plis et replis, tubes ou artères prennent leur indépendance. Isolés dans le calme des nues, ils affichent leur diaphane rayonnement cosmique.

Le sujet s’harmonise au fond sans que l’un serve l’autre. Émane d’eux une lumière sourde et mate, filtrée à la faveur d’un glacis aussi fin et subtil que les couches qui le précèdent. Le tout révélé à la grâce de l‘acrylique. Les cadrages accordent au fond une large place et isolent les formes aux cernes ténus.

Est-ce cette sobriété placide qui confère à l’ensemble de l’œuvre picturale ce mystère ineffable ? À la sensation de beauté, de pureté et de calme mêlés, s’ajoute la rare expérience du silence. Une dimension singulière qui, ajoutée au dépouillement, aux vibrations des fonds faussement monochromes, aux tons feutrés, rapproche les still lifes (le mot français ne conviendrait pas) de Julia Scalbert de celles du Giorgio Morandi des années cinquante. Les deux artistes empruntent à la peinture métaphysique : ils mènent le regard au-delà de l’apparence, au seuil fragile du sacré.

L’absence de contexte affranchit l’œuvre peint du temps et de l’espace. Tout se fige dans une immobilité atemporelle. C’est « le temps suspendu » cher à Tzvetan Todorov mais non interrompu dans l’action quotidienne, plutôt promu à la quiétude d’une éternité.
Les riches gammes de roses et de beiges se fondent discrètement en d’heureux camaïeux au velouté poudré. Il y a dans cette palette de fards une douceur qui sublime la carnation/l’incarnation du vivant qu’il soit minéral, végétal, animal et le nimbe de tendresse.
Dans le couloir grotte étroite, des vertèbres géantes, reliées telles des perles othonielles arrêtées à leur état originel, brut, sans éclat ni couleur, ne doivent leur verticalité qu’à un fil. Chaque os modelé porte en lui l’aléatoire de la cuisson qui échappe à l’artiste -soumise et acquise à cette « approche empirique ». Couleur terreuse, texture osseuse, l’illusion de colonne est là : vertébrale du Trias, échelle de Jacob ou totems, hommage à Louise Bourgeois, délestés de leur ancrage pour s’accrocher au Ciel. Au mur, l’ombre de pierre du masque de Brancusi se tait…
« Monotremia » titre l’exposition. Une énigme de plus. Nom chantant dérivé du mot monotrème (du grec -mono « seul, unique » et -trème, «trou, orifice»), il signifie « qui n'a qu'une seule ouverture pour émettre le sperme ou les œufs, l'urine et les excréments ». Une échappée prosaïque unique explorée par l’artiste à travers le prisme de la beauté. Julia Scalbert en toute liberté (« Je fais ce qui me plait, ce qui m’apaise, je suis le premier spectateur ») célèbre magistralement l’esthétique de l’organique, la poétique du vivant. Une artiste du silence qui a sa place dans le vacarme de l’Histoire de l’Art Contemporain.

Hélène de MONTGOLFIER, 2022

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