Bettina SAMSON 

Recombining Zwicky box, ou 5 milliards d'années de matière noire déduite des déformations espace-temps 2013
Vues de l'exposition La fabrique des possibles, Frac PACA, Marseille, 2013
Coproduction / partenariat entre le Frac PACA, le Laboratoire d'Astrophysique de Marseille et Marseille-Provence 2013


La démarche de Bettina Samson procède de l'extrapolation et du rapprochement entre des données historiques éparses et hétérogènes collectées de manière intuitive et donnant lieu à des coïncidences et des collisions temporelles qui mettent en relation l'exploration scientifique du visible et l'histoire des avant-gardes artistiques. C'est en enquêtant sur la généalogie du concept de matière noire que Bettina Samson en est venue à s'intéresser à la figure de Fritz Zwicky. Cet astrophysicien n'est pas seulement le premier à avoir avancé en 1933 l'hypothèse d'une matière invisible, il fut également l'inventeur d'une méthode de pensée dite d'"analyse morphologique", s'appuyant sur une sorte de machine théorique, la « Zwicky Box », qui se présentait comme un cube subdivisé en compartiments où tous les paramètres d'un problème, mots, concepts, devaient être répartis pour ensuite être traités et combinés de manière exhaustive. Ainsi générait-il des découvertes dans ses recherches en astronomie mais aussi de folles hypothèses de voyages dans l'espace. Cette invention a retenu l'attention de Bettina Samson au point de lui inspirer une analogie entre le motif de la « Zwicky Box » et les casse-têtes mécaniques, comme ce Rubik's cube dont la forme aléatoirement mélangée sert de modèle à la pièce intitulée Recombining Zwicky Box, ou cinq milliards d'années de matière noire déduite des déformations espace-temps. Cette petite sculpture en verre optique parfaitement transparent est composée de parallélépipèdes encastrés les uns dans les autres pour former un volume au milieu duquel on distingue un élément nébuleux, le dessin d'un volume en trois dimensions constitué d'une infinité de points microscopiques, qui lui donnent la consistance d'un ruban de gaze ; la forme évoque celle d'un ectoplasme. Il faut l'observer à travers chacun des cubes pour tenter de la saisir, car l'effet de réfraction du verre la décompose en une multitude de reflets et de fragments. Cette forme n'est autre que celle d’une carte tridimensionnelle figurant la distribution de la matière noire dans une portion de l'univers, un bloc d'espace-temps de 5 milliards d’années appelé le champ COSMOS. C'est donc cette image calculée en 2007 par une équipe internationale de scientifiques à partir d'une quantité considérable de données transmises par le télescope spatial Hubble que Bettina Samson a fait reproduire au cœur du verre grâce à une technique de gravure au laser. La matière noire porte en elle un paradoxe : une réalité hypothétique, quoique scientifiquement opératoire, par laquelle l'invisibilité même (poussée à l'extrême, absolument insaisissable, intangible) semble prendre corps, puisque cette invisibilité, associée à une masse considérable, est la seule propriété par quoi cette matière se définit. Avec la modélisation en image 3D réalisée par les scientifiques, elle passe le cap de la figuration, elle accède au statut iconique tout en demeurant essentiellement une image sur écran, un flux de données toujours manipulables et transformables. Dès lors, l'oeuvre de Bettina Samson pousse le processus à son terme en soumettant l'image à une transformation supplémentaire : transposée dans le verre, imprimée dans la matière, elle se fige et change de nature, elle acquière une présence spectrale. De surcroît, l'image dessinée en négatif, en une infinité de points gravés au cœur du verre, apparaît littéralement "en creux", comme la carte de la matière noire a été reconstituée en creux, déduite d'un ensemble de données et non d'une mesure directe.
 
En écho à la « boîte morphologique » de Zwicky, machine à générer des idées, Bettina Samson a donné à sa sculpture l'échelle d'une « boîte crânienne », afin d'établir par cette analogie formelle un rapprochement entre « matière grise » et « matière noire ». La condensation temporelle de cinq milliards d’années en une forme renvoie alors à la nature temporelle, c’est-à-dire mémorielle, stratifiée et fondée sur l’expérience, de la « matière grise » (la pensée). Emerge alors une nouvelle image, une signification supplémentaire, qui se conjugue aux autres plutôt qu'elle ne s'y superpose :  la forme figée dans un enchevêtrement des cubes de verres, comme dans un Rubik's cube irrésolu, représenterait tout à la fois un échantillon de matière noire pris dans un bloc d'espace-temps décomposé et une zone opaque flottant au milieu de la transparence de la pensée du scientifique (ou de quiconque), l'inconscient peut-être, en tous cas ce qui échappe au savoir absolu, au calcul intégral, simplement la forme de l'inconnu qui ménage la possibilité de l'événement et alimente encore la nécessité de l'exploration.

Camille Videcoq
(extrait)

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