Érik SAMAKH 

Vues de l'exposition Passeurs de lumière, galerie GAM, Paris, 2014
Crédit photo Marc Domage

Les capteurs solaires sont connectés par nature au cosmos quelque soit leur situation dans l'espace.
Sur un toit en extérieur ou sur un mur en intérieur ils reçoivent toujours un peu de rayons solaires.
Cette énergie dédiée normalement à des applications électriques sera ici utilisée comme énergie poétique et ou magique.
Les capteurs solaires utilisés sont réalisés sur mesure ou récupérés et peuvent être connectés à des objets ainsi réactivés.

Erik Samakh 2014

 

 

Les trois mondes.

La plupart des interventions d’Erik Samakh se font in situ. « Mon travail est pratiquement toujours déterminé par le lieu et précisément par l’actualité du lieu », dit-il, ajoutant aussitôt qu’aux multiples paysages, parcs, sites historiques, bâtiments nobles ou vernaculaires qu’il a été amené à investir, furent souvent associées des rencontres avec des personnes, ici un ethnologue, là un responsable de collections botaniques, ailleurs un spécialiste des chauves-souris.... La présente exposition ne déroge en rien à cette règle. A l’invitation de Marc Goldmann, c’est dans l’univers foisonnant d’une galerie d’art africain qu’il inscrit aujourd’hui son travail, tout en poursuivant l’exploration de champs qui lui sont propres : en l’occurrence ici une sorte d’hommage rendu à un objet qu’il utilise depuis plus de vingt ans, le panneau solaire photovoltaïque. Il s’agit d’établir entre cet emblème des technologies modernes et la relation animiste au monde qui préside aux œuvres exposées quelques-unes de ces «communications étranges » dont il a le secret.

En 1989, Erik Samakh avait déclenché dans une île du marais poitevin un concert d’insectes et de batraciens enregistrés en Guyanne, utilisant, en l’absence de source d’énergie sur le lieu, le panneau solaire. Celui-ci deviendra dès lors une pièce essentielle de la plupart des « modules acoustiques autonomes », dissimulés sur les pentes boisée du Centre d’art du Crestet (Entre chiens et loup, 1995), derrière les grilles du square parisien où l’artiste installe Le rossignol de Heinz, dans les jarres chantantes comme des fontaines sur les pelouses de la Villa Medicis, à Rome. Ce sera aussi, avec la turbine qui fait circuler le son dans un tube, initialement de bambou, puis de métal, l’un des composants des flûtes solaires, suspendues dans les arbres, lors de nombreuses installations déclinées, sous l’appellation générique Les joueurs de flûte, à Enghien-les-Bains, Vassivière, Chamarande, Maubuisson, entre autres, comme en divers sites d’Amérique latine… Les capteurs se retrouvent encore dans nombre d’installations lumineuses qui restituent au crépuscule l’énergie engrangée pendant le jour, Graines de lumière scintillant autour du lac de Vassivière, ou Lucioles dans le parc de Chaumont-sur-Loire. L’île du marais poitevin était approchée en barque mais on ne pouvait y accoster, les capteurs demeuraient donc invisibles, de même que ceux des flûtes solaires ou des graines de lumière masquées dans les futaies. Ils étaient apparents, toutefois, dans certains objets tel le Tableau qui produisait un bruit d’eau, montré en 1992 à la Galerie des Archives, ou en incrustation sur les Gardiens d’ombre, bambous émettant un son strident dès qu’exposés à la lumière. Ces derniers, comme les Bâtons de pluie, dont le mouvement de bascule provoquait une averse de graines dissimulées à l’intérieur du chaume étaient déjà très directement d’inspiration chamanique.

Pourquoi, alors, ne pas conférer à ces objets hautement technologiques, fonctionnels, utilitaires, jusque là maintenus le plus souvent en coulisse du théâtre naturel sur lequel l’artiste opère, une plus grande visibilité ? Pourquoi ne pas les regarder pour eux-mêmes et non plus seulement s’en servir (et pour les regarder, cesser un moment de s’en servir), d’autant que désormais il est possible d’obtenir des capteurs à la dimension voulue, et que les couleurs du silicium polycristallin « excité », variées et chatoyantes, évoquent tantôt quelque voie lactée sur un ciel nocturne, tantôt des paillettes de minerai à l’éclat profond et métallique.

Virtuose, depuis toujours, de la mise en correspondance, voire du « branchement » au sens le plus matériel du terme, entre des univers que le sens commun tend le plus souvent à opposer, telle la nature et l’animalité d’une part, et la technologie la plus avancée d’autre part, Erik Samakh ne fait pas non plus ses premières armes dans les rapprochements inattendus entre civilisations. En 2001, à Lima, lors d’une intervention au Musée national d’anthropologie et d’archéologie, il avait disposé et sonorisé une centaine de sculptures précolombiennes, et s’était servi des orifices percés dans les jarres antiques par les voleurs de tombes pour y passer des câbles et introduire dans le réceptacle des enregistrements d’instruments contemporains des sculptures. Cette expérience, ainsi que la place que tiennent dans son œuvre les références au chamanisme, le prédestinait sans doute à établir entre les œuvres africaines et les capteurs solaires ces transferts imaginaires d’énergie, qui ne sont pas bien sûr sans rappeler certains aspects de l’œuvre de Beuys.

Parmi les œuvres choisies par l’artiste, tel masque Wé de Côte d’Ivoire, muni de trois paires de cornes sur un visage humain, en bois sombre patiné, restauré grossièrement avec des agrafes, ou tel autre comportant cinq paires de cornes, orné de tissu et de crin, couronné de cauris, illustrent la dualité fondamentale pour l’art africain entre animalité et humanité. Un homme-singe, passé au bleu de lessive, porteur de chaînes où sont accrochés de minuscules calebasses et des ossements animaux, objet de culte vaudou du peuple Fon, contraste fortement, par son aspect sauvage, avec une sculpture du peuple Fanti du Ghana. Raffinée et complexe, celle-ci montre un homme chevauchant un léopard qui mange une tortue, illustration probable d’un proverbe local. L’extrême diversité de la production africaine est ainsi évoquée, et toutes ces œuvres sont branchées aux tableaux muraux que constituent les capteurs, les appariements se faisant au gré de l’artiste, parfois sur de simples critères de couleur.

Sans doute, ainsi montrés dans une galerie, sortis de leur contexte et détournés de leur fonction, ces objets magiques que sont les œuvres africaines ont-ils perdu leur pouvoir d’action, et donc – c’est la constante critique faite au regard que pose sur eux l’amateur occidental – une part de leur sens. L’intéressant ici, c’est que l’objet technologique contemporain subit un traitement assez comparable : les capteurs, toujours connectés à la lumière solaire et au cosmos ne nous transmettent plus d’énergie consommable, celle-ci se perdant – du moins le croyons-nous, mais qu’en est-il vraiment ? – dans la sculpture. Cessant pour un temps d’être instrumentalisés, ils acquièrent, outre un statut esthétique, une fonction hautement iconique. Ils symbolisent par leur seule présence, cette énergie naturelle, première et universelle, objet depuis la nuit des temps d’innombrables cultes.

Ces branchements symboliques et éphémères (tel masque, s’il était vendu par la galerie durant l’exposition, pourrait être remplacé par un autre), non seulement n’entament en rien l’intégrité de l’œuvre africaine, mais encore ne relèvent aucunement d’une appropriation. Il s’agirait plutôt de mettre en scène un croisement entre deux histoires, deux modes de pensée, deux cultures, qui, l’espace d’un instant, viennent confluer dans ces mariages hétéroclites, révélant toutefois, entre des mondes que tout semble séparer, de profondes et secrètes articulations. L’artiste envisage au demeurant de poursuivre le jeu, moins gratuit qu’il n’y paraît, voire de solliciter d’autres civilisations, pour peu qu’elles entretiennent avec la nature un lien étroit, d’ordre chamanique ou religieux.

Le thème du cabinet des curiosités, qui fut, on le rappelle, le fil rouge d’une Biennale de Venise en 1986, ainsi que de l’exposition permanente du château de Oiron conçue par Jean-Hubert Martin, a fait récemment retour sur la scène artistique contemporaine (exposition La licorne et le bézoard à Poitiers, collection tasmanienne de David Walsh à la Maison rouge, cabinet du Musée de la chasse et de la nature, Nouvelles curiosités au Musée Gassendi de Digne-les-Bains…. ). Ce n’est pas le lieu ici de discuter du bien-fondé d’un rapprochement parfois contesté avec les cabinets de curiosités historiques. On dira simplement qu’il est difficile de ne pas y songer une fois de plus devant cette vitrine où Erik Samakh a glissé, sans prétention mais non sans malice, des vestiges de ses travaux antérieurs comportant des capteurs solaires - un module acoustique autonome dans sa lourde gaine métallique, une graine de lumière, un bambou équipé d’un capteur, ancêtre des flûtes solaires…- parmi la profusion de petits objets africains, utilitaires ou fétiches, de provenances et d’époques diverses, mais qu’il a voulu, avec le galeriste, tous dévolus au monde animal.

Monde animal par ailleurs omniprésent dans l’œuvre d’Erik Samakh, et représenté également dans l’exposition par un grand diptyque photographique de 1993 et une vidéo. Le diptyque, installé à l’étage de la galerie, montre un lézard - aux yeux de l’artiste le lézard est un capteur solaire vivant - venu se chauffer sur la pierre, avant, repu d’énergie, de laisser celle-ci vide. Tandis que sur une vidéo de la série des Plasmas, au fond de la première salle, un gros plan sur la peau d’une grenouille dont la texture et les couleurs s’harmonisent avec celles des bois africains, bat continûment, semble-t-il, au rythme des bruits de la forêt, et que le hasard nous offre une étonnante rime plastique entre la tache brune circulaire du tympan de la grenouille et la tête d’une stèle dressée non loin.

Enfin, on l’a dit, l’artiste, qui se plaît à adopter dans sa relation à la nature la posture du chasseur-cueilleur, pourchasse et recueille essentiellement des sons. Parmi les autoportraits qui ont jalonné son travail, mais ne furent exposés pour la première fois à la galerie Michèle Chomette qu’en 2011, l’un d’entre eux le montre, brandissant sa parabole de prise de son dans les broussailles comme un guerrier son bouclier. Lors de l’exposition Chassez le naturel en 2005, il fit spectaculairement pénétrer dans les salles du château de Chambord les bruits collectés pendant deux saisons dans le vaste domaine environnant. Lors d’un séjour au Cameroun en 2008, il a diffusé dans une galerie urbaine les sons enregistrés dans la forêt africaine, dont des appels de singes dans la nuit, en utilisant comme haut-parleurs les bois produits par l’exploitation forestière qui l’avait invité. C’est l’un de ces bois, à l’origine suspendu horizontalement mais ici dressé, qui diffuse dans la galerie les sons de la forêt équatoriale. Il est entouré de hautes stèles, pour la plupart anthropomorphes, improprement appelées « gardiens du sommeil », que l’on trouve dispersées dans les villages d’Ethiopie, parfois à l’entrée des maisons. Ainsi, à cette rencontre de deux mondes préside le bruissement continu, omniprésent, d’un troisième monde, celui de la nature, territoire d’élection d’Erik Samakh.

Colette Garraud

Colette Garraud est l’auteur de L’idée de nature dans l’art contemporain (Flammarion 1993), et L’artiste contemporain et la nature (avec la collaboration de Mickey Boël, Hazan, 2007), ainsi que d’articles, catalogues, monographies, parmi lesquels : « Les communications étranges d’Erik Samakh », revue ETC Montreal, 1997 ; « Entretien », catalogue Au bord de l’eau. Erik Samakh. Abbaye de Maubuisson, Val d’Oise (Filigranes Editions, 2006) ; « Questions à l’artiste », catalogue Erik Samakh. Batbox, Domaine de Trévarez, Chemins du patrimoine en Finistère (Bernard Chauveau éditeur, 2012).

 
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