Nicolas RUBINSTEIN 

Considérations intempestives sur le Modulos1 de Rubinstein
Luc Jeand'heur


On fait d'abord face à des ossements, la face cachée de la vie, les restes inassimilables du désir. L'idée motrice de ce que j'appelle le Modulos2 est une sorte de O.S. -Opérating System3- appliqué à une structure plasticienne originale. Cette figuration programmatique ouverte affecte la qualité ambiante du matériau, une personnification contrastée des éléments et une dynamique caustique touchant à l'équivoque pour mettre en forme un « Meccanos »4 qui répond à toutes les envies de son créateur. Chacun de ses composants os s'y trouve en quelque sorte inversé pour nous montrer l'envers de nos angoisses de mort, les secrets d'une épouvante d'un autre univers, terrible et merveilleux, réflexion de notre monde connu, inquiétante et incertaine. Nicolas Rubinstein exhibe les spectres nus d'un espace-temps boiteux et expose le multivers dans le fruit. Il nous propose de sourire jusqu'à l'os face au spectacle de la vanité d'un monde qui est le sien comme le nôtre. Un rire salvateur de distance et de relativisme. Les béquilles sur pattes de Une histoire de pied cassé nous amènent à repenser avec ironie tout ce que la marche humaine a de vain puisque destinée au spectacle d'une inéluctable fin.

2001 en 1968 : il y a quatre millions d’années, un singe lance un tibia5 d'animal mort qui se transforme en navette spatiale. Le plus célèbre raccord de l’histoire du cinéma, celui du film de Stanley Kubrick est une ellipse de 4 millions d'années : le voyage de l'animal à l'humanité, de la préhistoire à l'univers, de (la) personne au démiurge. Il y a chez Nicolas Rubinstein la même habilité mise en scène dans sa sculpture, la même science alchimique du glissement de sens, la même générosité du labyrinthe de l'interprétation. Dans son « odyssée de l'ospace »6, l'artiste se joue des tabous des ossements. Il se saisit de l'os, garanti ou copié, comme un outil métaphorique, métaphysique, esthétique. Un « substantifique » calcaire ou une « substantifique » résine. Un raccord7 où la chose morte se transforme en un univers plastique dévorant.

En anatomie, le squelette forme une partie de l'appareil locomoteur. Chez Nicolas Rubinstein, les os facilitent un déplacement spatio-temporel. Il appartient à cette catégorie d’artistes inclassables d'aujourd'hui qui fouillent notre présent comme le vide-grenier d’une civilisation perdue. Ils combinent les référentiels et forgent des oeuvres qui « peuvent constituer un commencement d’évocation de la condition de l’après »8. Les pièces ne se déterminent pas dans l'anachronisme, mais dans l'uchronie9. Il s'agit alors de se projeter à travers un temps inconstant et un espace problématique, se représenter un passé imaginé ou un futur mythique, se dessiner dans une géographie incertaine et des terres truquées, oser une théâtralité provocante. Tout cela amène pourtant du présent dans le présent.

La figure du pont -Pont 1 ou Pont 2- fait forme de ce raccord d'écriture et de montage d'oeuvres apologues10. Ce choix porte l'idée de jonction, re-lier ce qui n'est plus et ce qui n'est pas. D'inspiration de modèles du Nouveau Monde, les ponts de Nicolas n'ont pas de rives, comme sauvés des eaux. Le voyage est celui de l'évolution composite du squelette de l'espèce d'espèce. Il crée des modes de lecture non linéaires, colonnes vertébrales d'un règne impondérable, instant immobile qui se déplace dans le temps par allers-retours, du « Big Nowhere » -« Grand Nulle Part »- au « Big Now Here » -« Grand Ici Présent ».

La marche à suivre sur la carte scolaire de Sans titre ne peut alors qu'être lue comme un détournement d'exposé. On a affaire à l’ironie de « un devoir de mémoire » matière à la subjectivité et à la fêlure, une histoire du peuple hébreu qui a trébuché sur ses racines et s'est mutilé le pied comme racontée en Louchébem11. Le dessin du squelette blessé résonne comme l'effet d'une astragalomancie12 qui, à cause de l'un des osselets brisé, n'est plus en mesure de prédire un avenir.

Le contre-spectacle des choses en train de cesser d'être -"ruines à l'envers"13- élabore un Museum d'histoire naturelle obsessionnelle, conservatoire de paléontologie contemporaine contrefaite et d'anatomie surréelle comparée. A travers cette grande galerie de l'évolution chimérique présente depuis toujours dans son bestiaire hybride, Nicolas Rubinstein, en véritable amateur de squelettes, comble les manques de sa collection en Zoo-Ostéologie à la façon d'un Docteur Moreau14. Une archéologie fictive ou fictionnelle se découvre, non plus comme une science de l'histoire mais comme une invention du présent et de la préhistoire drôle du futur, qui s'apparente aux OOPArt15 naviguant entre une anthropologie de la fraude et une épistémologie de la farce.

Les sculptures reprennent des codes de l'architecture : maquettes, planches préparatoires, projets, rendus, présentations-expositions. Le vocabulaire lui-même contient l'analogie entre corps et bâtiment : ossature, charpente animale. La refonte des os en exosquelettes lui ajoute une touche d'esthétique Pierrafeu16 et en fait une sorte de vire-langues architectural. Ils seront réutilisés comme des outils de travail. Nicolas Rubinstein confronte à l'Architecture des pratiques de l'ordre du modélisme et de la matchitecture17 par le labeur manuel que l'érection de Notre Dame des os nécessite. On peut alors parler de Maniérisme à la Rubinstein, au vu d'une poésie de l'irréel, qui renverse les choses et les valeurs sans crainte du reflet des complexités et des contradictions.

Notre Dame de la Garde est aujourd'hui exemplaire de l'hétérotopie : lieu de vénération religieuse, lieu de culte touristique, point de vue, repère de panorama le plus élevé de la skyline18, gardienne de la Cité, des marins, de l'OM et totem de tous les Marseillais -littéralement « NOTRE Dame ! ». Et la nuit, son parking se transforme en cours de récré pour adultes. L'enveloppe du dehors est reprise, les contours redessinés, la structure porteuse de colonnes et piles évacuée, l'intérieur évité et évidé. L'ossature de la pièce se confesse au premier regard comme faux-semblant, une résille monstrueuse, une cage infernale. L'idée même d'architecture s'effondre au profit de la représentation des restes d'un ogresque animal social. Cette Notre Dame est de l'image discordante qui rend les autres ordres, architecture et religion, peu vraisemblables. La petite maquette -bientôt soldats de plomb, modèle de salon, tout comme la miniature monument, d'apparence taillées dans l'uniforme des morts, se montrent sous leur vraie anatomie de simulacre. Tout cela est une histoire consommée. C'est l'Eglise elle-même qui est relique. La basilique de Marseille mute en conte de mensonges19, une vision de Notre Dame de Mars.

Ce qui suit est dans La peau20 : Guerre Mondiale II, durant un déjeuner aux abords de Rome assiègée, Malaparte est accusé d'imagination pour son livre Kaputt par des officiers français lettrés. Il leur révèle, parmi les reliefs de son couscous, le squelette d'une main, sans doute celle de ce tirailleur marocain déchiqueté plus tôt sur une mine près des cuisines. Au souvenir joyeux des faces défaites des militaires, Malaparte avouera avoir composé « sa main » avec les petits os de moutons de son couscous. « La peau sur les os » : Nicolas Rubinstein partage avec le roman et son auteur un état d'esprit, un goût pour l'exagération21 et l'imagination à des fins de satire visionnaire. A travers Boucherie-boucherie, mythologie personnelle -la boucherie familiale en Bretagne- et mythologie de l'actualité se rattachent pour mettre en lumière un geste artistique emblématique proche de l'incantation. Les deux langues, « boucherie » et «????» -massacre- portent la dichotomie de la vision entre une réelle empathie et l'ironie du jeu de mot, entre l'héritage d'une histoire intime et d'une mémoire collective qui portent leur commerce de mort. «????», encorné de lumière néon, est comme la « main de La peau », la signalétique d'une violence originelle dans la confrontation à l'autre qui réécrit le présent comme l'impossibilité d'une nostalgie épanouie.

L'esthétique cynique du Modulos peut être interprétée comme l’appropriation fascinée et ludique de tout, par un montage de substances hétérogènes parfois contradictoires ou frondeuses ou brutales, amalgamée librement sans typologie autoritaire ni modération molle. Et il s'en amuse très sérieusement. Et il nous invite à rire avec lui. On éprouve le sentiment que « L'Histoire s'accélère foutrement. »22 au sein d'un univers, à travers lequel, ou dans lequel, s’exprime le monde actuel.
Il n'y a pas de plus tard. Plus tard, c'est maintenant.

luc jeand'heur





1 - En référence au Modulor de Le Corbusier.
2 - Un homme est nécessaire pour monter un vélo. Quel petit vélo en os au fond de la cour s'avère l'exemple, volontiers tordu, d'un rapport à l'échelle humaine.
3 – Un O.S. est un système d'exploitation d'ordinateur, qui effectue les opérations de manipulation du matériel.
4 - Meccano® est une marque de jeu de construction métallique pour petits et grands.
5 – Un fémur selon Nicolas.
6 – Exposition Sauvé des eaux au CAC d'Istres.
7 - On retrouve concrètement cette idée de raccord dans le cordon qui relie la « boucherie » à la «????» dans Boucherie-boucherie.
8 - Hal Foster.
9 – Uchronie, étymologiquement, un « non-temps », un temps qui n’existe pas.
10 – Un apologue est un petit récit d'un fait vrai ou fabuleux, qui présente d'une manière indirecte une vérité morale et instructive.
11 - Le Louchébem est l'argot des bouchers.
12 – L'astragalomancie est une technique de prédiction de l'avenir par le hasard et ancêtre du jeu des osselets datant de l'Antiquité, nom du à l'usage de petits os, ou astragales, du talon de mouton ou de chèvre.
13 - « Les édifices ne tombent pas en ruine après avoir été construits mais s'élèvent en ruine avant même de l'être. Des traces-mémoires d'un ensemble d'avenirs abandonnés. », Robert Smithson.
14 - L’Île du docteur Moreau, H. G. Wells, 1896.
15 – OOPArt, Out of Place Artifact, « objet fabriqué hors de place », désigne un artéfact archéologique ou historique dont les caractéristiques diffèrent de celles attendues d'un objet appartenant à la zone géographique ou temporelle du site où il a été découvert, au point qu'il est impossible au monde scientifique de le reconnaître comme appartenant réellement à la culture de ce site.
16 - Les Pierrafeu (The Flintstones) est une série télévisée d'animation américaine créée par William Hanna et Joseph Barbera, 1960 – 1966.
17 – La matchitecture est le modélisme avec des allumettes.
18 – La légende (?) dit que la tour CGA-CGM de Zaha Hadid a été coupée pour ne pas surpasser en hauteur Notre Dame de la Garde.
19 – Un conte de mensonges est une histoire d'une grande dextérité de langage, une forte imagination, une rapidité d’élocution et une grande capacité d’improvisation, construite sur des contresens, avec une logique indiscutable mais absurde.
20 – La peau, Curzio Malaparte, 1949.
21 - « Ce n'est pas avec des bons sentiments qu'on fait de la bonne littérature. », André Gide.
22 - Paul Virilio, « foutrement » est un ajout personnel.




Paru dans le catalogue Sauvé des eaux, édition du Centre d’art international d’Istres, 2010
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