Nicolas RUBINSTEIN 

M. le Mickey
François Bazzoli


Nicko et Nicolas
Sans se départir de cette logique animalière et sculpturale qu’on lui connaît, Nicolas Rubinstein vient de franchir un pas mémorable. En s’affranchissant d’une image récurrente qui lui collait à l’œuvre, pour dire vite en se débarrassant d’un système reconnaissable qui finissait par le contraindre aux entournures, il offre maintenant une bizarrerie de point de vue en accord avec le grand écart du sens qu’il questionne.

Nicolas Rubinstein, qui se promène, dans son travail, sur un fil ténu et tangent, se débat entre tant de signes qui l'interrogent et le fascinent, a la conviction têtue qu'il a un combat à mener. Ce combat, accidentellement pour lui, se situe entre le déjà-vu et l'avant-garde. Dans la première période de son travail, s’il faisait une représentation animale, elle était nécessairement coupée en deux (et littéralement) entre la forme externe et la représentation interne. Entre, en fait, cette belle forme que la Renaissance reprit aux grecs et aux romains et ce monde qui commence, vers 1895, avec Röntgen et la radiographie. Nicko Rubinstein naviguait entre la représentation et la science, mais une science déjà lointaine, celle de la forme et du dehors, et celle de la première approche imagée du dedans.

Ce qu'il y a de bien avec la science, c'est qu'elle inscrit dans son déroulement aussi bien les avancées majeures de l'humanité que les fausses routes les plus réjouissantes: la physiognomonie, la théorie des analogies, le mesmérisme ou la phrénologie. Dérivant de l'observation la plus rigoureuse aux causalités les plus approximatives, ces recherches obsolètes montrent comment la volonté de savoir débouche sur la nécessité de rêver. À partir des bosses du crâne, des baquets magnétiques ou des ressemblances du visage avec l'animalité, un répertoire fantasmatique d'images saugrenues apparaît. Pas besoin de boule de cristal. Un os, un crâne, un bout de verre qui évoquent l’étrangeté (inquiétante ou pas), un lieu approximatif intermédiaire entre le musée et le cimetière suffit. Il ne faut pas oublier que le cœur de la curiosité, à l'intérieur ou à l'extérieur du cabinet du même nom, s'incarne dans la Vanité. Cette figure symbolique de la méditation sur un crâne avertit de la vanité (car tout est vanité) des choses de ce monde et appelle un autre monde dont la durée est réelle. Le "mémento mori", ce "souviens-toi que tu es mortel", s'adresse autant à l'être qu'à l'objet. Crânes animaux et crânes d'animaux, réels ou feints, récupérés ou réinventés, sont des marchepieds vers une autre voie. Que l'humour les teinte et la porte étroite se voile. Que l'anatomie les pare de son aura et la connaissance les rejoint.

Le projet sous-jacent semblait partir de la littérature vers la nature pour assembler un monde en tous points cohérent: puisque la cohérence ne peut être atteinte au travers des faits avérés, trop disparates, trop fragmentaires, trop ambivalents, c'est l'art de composer, de lier, d'assembler (l'art de l'écriture) qui prendra le relais. Car un monde sans failles, étayé par la rhétorique, est tellement plus solide et savoureux qu'un monde repérable, mesurable, normatif certes, mais plein de lacune, de chausse-trappes et d'indécisions. Nicko Rubinstein tentait de faire de la cohérence avec de la lacune. C’est sans doute pour cela que Nicolas assemble aujourd’hui, comme hier Nicko, des mondes différents, des morceaux de textures éloignées, des idées et des domaines séparés. Les chausse-trappes qu’il repère sont autant de nasses où piéger son propre monde. On ne sait jamais dans la jungle de l’art, ou dans celle de la culture, qui est le chasseur et le chassé. Le monde qui se lit dans ses travaux en général est manifestement le nôtre. Moitié d’ici et moitié d’ailleurs, moitié d’aujourd’hui et moitié d’avant, moitié technologie et moitié nature, cela faisait de toute façon beaucoup trop de moitiés pour que l’entier puisse paraître honnête. Maintenant que s’y rajoute des moitiés supplémentaires de mythologie enfantine et de légendes américaines, de vivant trivial et de guerres raticides, il va sembler évident que cet assemblage de morceaux ne tient plus du collage mais du puzzle, plus seulement de la chimère mais aussi du montage.


Le triste destin de la créature de W. D.
Pourquoi s’attaquer à Mickey, créature chétive, après avoir poursuivi tigres, lions et rhinocéros ? Parce que le but réel n’est pas la traque mais une observation où le modèle est aussi un sujet de laboratoire. Mickey n’est pas encore tombé exactement dans les pièges du laboratoire scientifique, mais le labyrinthe et la dissection le guettent. Le partage entre le vivant et le figuré atteint, depuis deux ans, son point culminant. Après avoir soumis Mickey a des épreuves dessinées qui ne correspondent en rien aux années cinquante, l’artiste est devenu en quelque sorte le redresseur de torts des illusions de son enfance. Il est vrai que confronter cet idéal moral, réduit à la forme d’une souris par le plus moraliste des cinéastes, avec la réalité la plus grossière, celle qui colportait la peste et qui hante maintenant nos sous-sols, a comme une dimension fantastique. Une allure de « Docteur Mickey et Mister Rat », tant il est injuste et insoutenable que tant de noirceur puissent être issu de tant de rondeur. La série de dessins où la bestiole disneyenne se fait sodomiser par un rat fantôme, entre squelette et vivant, est envisageable comme un passeport pour sortir de l’enfance. Pour arrêter avec ce que la littérature populaire, et surtout la bande dessinée des années cinquante et soixante, pouvait avoir de protecteur et de modélisant.

Le Mickey charmant de nos souvenirs d’enfant n’est pas forcément immuable. Si le royaume où il vit (commercialement fort bien) à tendance à le maintenir dans une tranche d’âge et de comportement forcément limitatif, il n’est pas sûr que, en chacun d’entre nous, une maturation ne se fasse sentir. En vertu de son âge et de sa fonction, Mickey, comme un baromètre, devrait être capable d’enregistrer, d’analyser et de soupeser ce qui nous compose, nous conforme et nous sous-tend. Il participe tant à la composition de nous-même, comme un ingrédient frauduleux à l’intérieur de notre intimité, qu’il fait corps à ce que nous sommes devenu. Que l’un d’entre nous, tel l’enfant sauvage de l’Aveyron ou Kaspar Hauser, n’ait pas connu Mickey et il ne figurera pas au registre des humains fréquentables. Mickey symbole et Mickey paratonnerre, tout de nous peut se lire à l’aune de cette souris de dessin animé. Mickey victime ou Mickey transgression, il n’est pas sûr que ce ne soit aussi son rôle, dans le plus profond de nos imaginaires. Il est trop incomplet : pas assez de doigts, pas assez de poils, pas d’évolution physique ou sexuelle (comme Tintin, avec ou sans Milou), pas de sexe, pas de désirs et l’on devrait plaindre sincèrement cette pauvre Minnie (mais elle subit aussi cette non complétude et cette non évolution). Sa passivité le rend perméable à toutes les agressions, verbales ou physiques, et le fait de vivre dans une Amérique surprotégée ou dans l’imagination des enfants ne le prédispose pas à affronter courageusement ce qu’est devenu le monde depuis cinquante ans. Les génocides, les guerres, les éradications d’espoir et de conscience n’ont pas été sans amenuiser les idéaux et les symboles encore bien vivants entre les deux guerres mondiales. Rapetissé au rang d’une inoffensive petite bête, le symbole culturel n’a plus rien à se mettre sous la dent. Devenu tributaire, pour sa pitance et sa survie, d’une nuée de systèmes contraignants, Mickey en est réduit à se prostituer, corps et âme, pour une survie qui n’est pas gagnée. Que peut-il contre les X-Men, Terminator, Alien ou autre Prédator ? Ils ont pris toute la place sur l’écran et, à lui, ont laissé le trottoir. Ce trottoir proche des égouts dont il était issu (à moins que ce ne soit d’un laboratoire louche ?). Son double, le très nuisible rat noir d’Asie, qui a envahi l’Europe à partir du dix-septième siècle) est d’aussi mauvais poil que Mickey était bonne pâte. Ses appétits (politique, financiers, hiérarchiques et sexuels) sont sans mesure ni limite. Mickey qui, d’une certaine façon a pu représenter tout ça, configure donc la proie à conquérir, en commençant par le bas du dos, cela va de soi. Ce que montrent d’une façon claire et précise les dessins de Nicolas Rubinstein.

The rat pack
Que sait-on de tous les avatars de Mickey engendrés par trois-quarts de siècle d’art contemporain, chez Ronald Searle, Andy Warhol, Bertrand Lavier ou Sherry Levine ? Il y aurait une surprenante encyclopédie à faire avec pastiches, hommages, détournements et blasphèmes. Il se trouve que les travaux réunis ici par Nicolas Rubinstein tiennent un peu de tout cela. Prenons l’exemple de cette construction en cours, ou peut-être en ruine, coin de mur constitué de briques et de parallélépipèdes de Plexiglas transparent contenant des rats (des vrais de vrais, pour le coup). Il suffit d’en faire le tour pour s’apercevoir que les briques sont en bois, et creuses. Elles peuvent recevoir dans leurs cavités de petits objets répugnants, tels que rongeurs séchés, montages de déchets légers, débris d’os ou autres souvenirs animaux. On balancera donc entre mille interprétations parfois bien éloignées les unes des autres. Est-on dans le berceau matriciel de Mickey avant qu’il ne se transforme en créature de papier, de crayon et de propagande ? Ou bien nous trouvons-nous dans une relique de la maison des trois petits cochons (dans la maison du deuxième des trois petits cochons, plus exactement) ? Le rat y remplacerait-il le loup et tous les nuisibles possibles capables de s’attaquer à une maison ?

Plus sérieusement, ne se construit-on pas toujours sur une animalité, du totem scout à la créature d’invention que nous tend notre société de divertissement ou la pratique de l’imaginaire, romanesque, populaire ou ludique ? Et Nicolas Rubinstein sans doute plus que d’autres. Creuser pour trouver les racines profondes de cette possible identification à la souris cinématographique pourrait avoir un quelconque intérêt, mais peut-être pas. L’identification était déjà pensée à la création de la figure, dans sa forme de cercles superposés, et dans sa taille, celle approximative d’un petit garçon. Partie d’un animal assez mesquin et facétieux, Mickey, par l’entremise des nombreux créateurs qui se penchèrent sur lui, n’a eu de cesse de s’anthropomorphiser. De devenir le petit garçon que l’Amérique attendait, sans aspérité et sans surprise, sans rupture et sans rébellion. Car Mickey n’a pas de parents visibles ou repérables, si ce n’est cette signature de Walt Disney qui occupe la fin de chacune des pages de la bande dessinée, ou le début et la fin de chaque dessin animé. Nulle génétique repérable et surtout pas celle de ses dangereux cousins, qui reconstituent une société proche de l’humain à partir des déchets de l’homme. Mickey ne sait rien de son extraction ni de sa race. Il ne se pose jamais aucun des problèmes de dénigrement ou d’extermination qui jalonnent peut-être sa généalogie et ne se demande jamais « Qui est la fin ? ». Nicolas Rubinstein n’est pas Mickey, même s’il désirait l’être du temps où il dessinait le « Journal de Nicko ». Walt Disney, le père adoptif et décisionnel de cette petite souris souriante et aimable, a, assurément un ego trop puissant pour qu’on puisse se rebeller contre lui. Ou bien, il faudra beaucoup de temps.

« Qui est la fin ? »
Qui aurait pu imaginer qu’il y avait un squelette à l’intérieur de Mickey. De l’extérieur, cette réalité est inconcevable: Mickey est mou, définitivement mou. Ses multiples représentations en latex, tissu, peluche, kapok et matières synthétiques le prouvent à l’infini. Mickey est donc mou et nain, la taille d’un garçon de dix ans pour un âge avancé qui avoisine les quatre-vingts ans (ou presque). Mais le « moitié Mickey, moitié rat » de Nicolas Rubinstein possède la taille d’un colosse. Descendance monstrueuse des anciens travaux de Nicko, cette créature gigantesque et solide exhibe son squelette de muridé. De famille cachée, le voilà apte à affronter tous les litiges, tous les rapports de force. À des années-lumière du « Maus » d’art Spieglemen. Sous l‘uniforme de l’enjouement se cachait donc un rat d’égout. Malgré l’infinité des transformations que les artistes allaient lui faire subir en plus de trois-quarts de siècle de bons et loyaux services capitalistes, personne à ma connaissance n’avait tenté de savoir quelle structure, autre que géométrique, se dissimulait sous son apparence lisse. Le geste d’ouvrir Mickey en deux doit-il être seulement perçu comme iconoclaste et pervers, ou se veut-il la mise à jour d’un secret ? Sa révélation marquerait nécessairement la fin de l’enfance, quand se dit, se dira quelque chose de plus grand que le monde des images puériles.

« Mikets », en hébreu, signifierait, paraît-il, « Qui est la fin ». Affirmation ou question, nous sommes confrontés à une formule énigmatique qui met en cause la personne (un humain, un dieu ?) là où on attendrait le lieu ou la chronologie. C’est pourtant ce que semble affirmer cette écriture d’os parlants qui constitue le dernier travail de Nicolas Rubinstein. Dans son travail, pour une fois, après tant d’os mutiques ou muets, les os parlent. Ils ne métaphorisent plus, ils n’humanisent plus, ils disent quelque chose même si on a grand mal à les comprendre.

Est-ce enfin le pouvoir de l’os qui envahit le champ artistique et le travail de Nicolas Rubinstein ? L’os, parfois allié au cheveu, peut rendre invisible, voyant ou invincible. Il suffit de changer de continent pour que l’os non seulement parle mais agisse : « Dans cette tribu, tout individu qui voulait devenir carrah-dy n'avait qu'à dormir sur un tombeau, et si, dans la nuit, l'esprit venait, l'égorgeait, l'ouvrait, prenait ses viscères et les replaçait, il devenait carrah-dy. Un fait de même genre nous est décrit, avec un peu plus de précision, par l'un des seuls philologues qui, ayant vécu en Australie, aient observé directement les indigènes : Threlkeld nous dit, à propos de la tribu de Port-Macquarie , qu'un os mystique (murrokun) était inséré, par l'esprit du mort, dans la cuisse du futur magicien ; cet os lancé à distance servait aux envoûtements ».

C’est ce que laisse entrevoir cette citation, tirée de « L’origine des pouvoirs magiques dans les sociétés australiennes », un article publié en 1904, par Henri Hubert et Marcel Mauss. Mauss ?


François Bazzoli, in catalogue « Mickey is also a rat », édition Villa Tamaris Centre d’art, 2007
Fermer la fenêtre / Close window