Laurent PERBOS 

Entre les lignes…

On ne peut regarder un terrain de tennis sans en percevoir immédiatement les lignes. Elles sont la définition du jeu, son essence, sa délimitation, ses limites au sens où l’on ne peut aller au-delà sans être porté à la « faute », et au sens où elles protègent un monde à part, celui d’une narration. Les lignes dessinent un espace plus qu’un temps. Une partie de tennis n’a pas de durée a priori. À l’été 2010, deux joueurs de tennis, un français et un américain ont joué une partie pendant plus de 11h et trois jours, sur le gazon vert et entre les lignes blanches du stade de Wimbledon, comme si le temps s’était arrêté entre les lignes, réduit à la presque symétrie de point gagnés et perdus, pensa-t-on à un moment « indéfiniment », mais en réalité ce temps fuyait, s’écoulait sans que quiconque ait prise hormis la nuit, puis une incommensurable fatigue, sur l’idée de « fin ». Il a fallu recommencer le lendemain, et encore le lendemain, remettant entre les lignes l’ouvrage entrepris à coups de services et de volées, de plongeons et de scores lumineux figeant les spectateurs dans une sorte d’hébètement. Toujours le même espace, criblé de mille trajectoires, la logorrhée d’un géomètre fou qui s’amuserait à combler tous les « blancs » entre les lignes blanches avec d’autres lignes, croisées, décroisées, ou celle d’un graphiste pixellisant la toile, reliant à ce sol déplié en un terrain les regards, les jugements, les statistiques, les esprits. Tous obsédés par l’impact, la trace, le dedans et le dehors, le « in » et le « out ». L’espace entre les lignes, paradis et enfer…
Le temps, lui, c’est une autre histoire. Il n’appartient pas aux lignes, mais se projette sur elles, les rencontre puis leur échappe. La règle du jeu et l’arbitre tentent bien d’introduire des limites temporelles, comme un retour à la réalité, à la pragmatique du match, du spectacle, du téléspectateur, du sponsoring : « Time ! ». Mais en réalité le temps du tennis est dans la tête du joueur, son élixir et son poison. « J’ai tout mon temps », pour faire durer la partie ou décider de l’abréger, pour espérer que le moment suivant sera meilleur que le précédent, le temps de se refaire, de lober pour agacer l’adversaire ou imaginer qu’il se fatiguera plus que moi, le temps qu’il pleuve ou fasse nuit, de subir inexorablement ou de prendre de court, de voler l’oxygène de l’autre en agressant son espace, jouer plus vite, respirer moins vite, le croiser ou pas au poteau et qui prendra la corde, se lever le premier. « Time ! ». Le temps du tennis est une histoire entre les lignes. Il se joue là un concentré de mes espoirs, de mes ambitions, de mes échecs, de mes lâchetés, de mes pulsions, de ma violence, de mon égoïsme, de mon altruisme, de mes plaisirs, de ma fureur. Mon éducation s’y délite, « j’ai balancé le match », « je me suis déchiré(e) », « j’ai été volé(e) », « j’aurais pu gagner ». C’est ma vie, là, entre les lignes, dans l’éclat d’une intensité inouïe, le concentré de ce qu’elle est et de ce qu’elle sera, les tréfonds de ma psyché s’y entrechoquent. « La vie est dans le tennis et le tennis est dans la vie » aurait dit Freud… Entre les lignes, je suis un monstre.
On n’insiste jamais assez sur la dimension obsessionnelle qu’ont les lignes dans la pratique du tennis. Cette obsession peut prendre une forme éducative : l’enfant tennisman est structuré par les lignes. Il apprend dès le plus jeune âge leur nom, « lignes de fond de court », « lignes de service », « lignes de couloir », leur valeur, elles ne doivent pas être franchies, elles doivent être visées ou au contraire évitées pour éviter le « risque », ainsi que le rôle castrateur du filet, cette ligne qu’il faut toujours passer « une fois de plus que l’adversaire » et qui souvent engloutit les efforts… La ligne et sa fréquentation départagent le bon et le mauvais joueur. Là se forgent mon identité, ma performance, mon avenir. Amies et ennemies, elles sont aussi l’objet de rituels. Puisque la vie du joueur de tennis est entre les lignes, il lui faut pactiser avec elles, invoquer des symboles et des dieux, ritualiser l’enfermement pour conjurer l’« incertitude du sport » qui excite tellement les foules. Ainsi certains « ne marchent jamais sur les lignes ». Vertige, fracas, peur, superstition. Bernard Jeu a remarquablement exprimé la dimension anthropologique des lignes et filets dans les jeux : voilà une grammaire symbolique qui s’écrit à travers les âges, victoire et défaite signifiant vie et mort, règles, alliances, compromis, stratégies évoquant les schèmes fondamentaux des sociétés humaines, la guerre, la résolution de la violence, le mariage, le rapport au sacré, la sociabilité festive et religieuse, le commerce des biens. Entre les lignes, je parle à l’humanité, tandis que l’humanité en moi s’éprouve… Il faut gagner, mais pourquoi ?
Ce transport des lignes dans l’œuvre de Laurent Perbos, en particulier en des lieux qui ne sont pas des stades, ne peuvent que m’évoquer le rappel de leur permanence. Car les lignes sont le jeu. Et où qu’il soit. Sans contredire aucunement la philosophie de la dramaturgie sportive dans son aspect quasi intemporel développée par Bernard Jeu, insistons tout de même sur le fait que l’évolution moderne des jeux d’Ancien Régime, le jeu de paume vers les jeux de raquette dont le tennis, la soule vers les jeux de ballon comme le rugby et le football, ou le mail vers les jeux de crosse comme le hockey ou le golf, s’est faite au travers d’une codification croissante des pratiques dont la délimitation de terrains, l’établissement de règles toujours plus précises et la régulation de la violence. Le sport moderne, au milieu du XIXème siècle, naît dans le contexte d’une rationalisation des activités humaines à l’usine comme au stade dont l’emblème est le chiffrage de la performance, son calibrage, sa statistique. L’espace urbain exige une cartographie précise des espaces de jeu, tandis que s’invente le partage du temps de travail et du temps de loisir. Ajoutons que la parlementarisation et la démocratisation des mœurs en Europe ont spécifié des espaces de dialogue social plus policés et voici une histoire politique des lignes qui s’écrit : le jeu moderne n’est plus un combat de rue, ni un pancrace mortel, il est une activité cathartique dans laquelle la violence s’euphémise. Ces lignes sont donc un théâtre, essence du jeu moderne, conditions de possibilité, langage, textes de loi.
Fuite des lignes…

Les lignes s’échappent, elles emportent avec elles leur civilisation, leur histoire, leurs symboles. Elles se « délocalisent », mot barbare, devenu barbare quand il connote pour les sociétés occidentales la réalité impitoyable du « marché », du capitalisme, de la « mondialisation », c’est-à-dire d’une compétition qui n’a pas de frontières, pas de limites, une société concurrentielle où l’herbe peut être plus verte ailleurs, meilleure, moins coûteuse, au détriment des uns, à l’avantage des autres. Oui, la « délocalisation », c’est la perte des lignes, l’éloignement des repères, le travail effectué par d’autres tout aussi humains, mais sous d’autres latitudes, d’autres espaces, d’autres airs, d’autres mers. C’est aussi la permanence. Car ces lignes, dans leur irréfragable signification sportive, compétitive, demeurent. Les voilà « délocalisées », les voilà « n’importent où », mais en bon ordre, celui du spectacle sportif, c’est-à-dire du sport devenu spectacle « partout dans le monde », les voilà dans leur dimension universelle parce que telle est la compétition comme tel est le sport : universels. Les lignes s’échappent, les terrains se déplacent, on les voit bancals, dévalant les escaliers, flottants, aux portes de l’université, au pied des savoirs ou loin sur le lagon, perdus dans l’immensité mais, tantôt cahin-caha, tantôt du trait furtif de la réussite insolente, la compétition s’exporte, le sport devient le laboratoire expérimental d’une société tout autant qu’il en est le produit, le reflet, la scène. Sur cette scène on grimpe, on marche, on s’amuse, on se perd, on ambitionne. On peut essayer de la contourner, de l’ignorer. On peut essayer…
Dans ce voyage des lignes, deux conceptions, deux moments du sport s’affrontent. D’un côté, l’académisme de la règle, la tradition, l’héritage du XIXème siècle, le SPORT tel qu’on l’image et tel qu’on l’imagine en termes de matchs, de clubs, quand on réfléchit à ses apprentissages parfois complexes, orchestrés selon le paradigme bourgeois d’une certaine idée de la méritocratie : le meilleur gagne, l’effort paie. Laquelle méritocratie, signalons-le au passage et parce qu’elle est souvent brandie comme l’étendard de la démocratie, n’est autre que la validation par des règles inventées, c’est-à-dire conventionnelles, d’une inégalité implacable entre les forts et les faibles. Le tennis ne se départit jamais tout à fait d’incarner la compétition au sens classique. Et puis, de l’autre côté, il y a le hors lignes. Dans l’esprit de la contre-culture américaine des années 1960, ont vu le jour des sports nouveaux, « de pleine nature », « de glisse », « fun », usant de l’eau, de l’air, du sable, de la neige et du bitume comme de nouveaux espaces de jeu, combinant roues, voiles et planches dans des montures aux potentiels vertigineux, et souhaitant s’affranchir précisément des cadres de la compétition classique, voire de la compétition tout court. Le sport seulement comme plaisir, comme pure « sensation », mot à la mode et surdéterminé pour exprimer la volonté du hors cadre, de la jouissance de soi, de communautés nouvelles, les « tribus », ou au contraire d’expériences solitaires, aventureuses, extrêmes. Deux visions du sport, frottées l’une à l’autre ici, comme pour une étincelle…
Ces lignes voyageuses m’inspirent enfin que si le tennis est le sport universel par excellence, s’il est un sport spectacle dont les formats de compétitions s’adaptent, comme ceux d’autres sports, à ce qu’exigent les retransmissions télévisées, il est aussi, pour cette dernière raison, contraint à se jouer parfois sous abri. J’évoque en particulier le fait que les plus grands tournois du monde se dotent les uns après les autres de structures couvertes afin de pallier au désordre créé par les intempéries dans l’organisation de la compétition et sa mise en spectacle (en boîte ?). Autrement dit cette promenade des lignes, cette promenade « en extérieur » est susceptible de se doubler d’une parade sécuritaire contre la pluie ou la chaleur extrême comme en Australie. C’est aussi dans ce sens qu’avait évolué l’originaire jeu de paume, de champs anarchiques vers des terrains balisés, puis vers des salles dont la plus célèbre à Versailles entendit prononcer le fameux serment de 1789. Double cheminement donc, dialectique intérieur/extérieur. Résolument, Laurent Perbos nous emmène à l’extérieur, nous dépayse, nous propose un tennis qu’ensoleillerait toutes les contrées du monde et qu’accueillerait toutes les surfaces. Voici donc le mystère des lignes. Les lignes sont le jeu, elles sont les règles, elles recèlent aussi, de par ce cadre même en apparence figé, des possibilités infinies de dédoublements, de contrastes, d’effets de lumière et d’effets de climat, elles sont un espace à quatre dimensions. Pour une herméneutique des lignes…
Lignes de fuite…

Les lignes sont les règles, elles sont la raison. La balle est folle. Elle est l’Autre, plus souvent ennemie qu’amie, ustensile appelé autrefois « éteuf », à la fois bille, boule, ballon, boulet selon qu’on la voit mal ou bien, qu’elle paraît lourde ou légère, qu’elle échappe ou surgit, arme fatale pour celui qui l’envoie comme pour celui qui la reçoit, ersatz d’une jonglerie indisciplinée et pourtant au cœur du problème, LE cœur du problème. Dans la bouche de cet enfant de quatre ans, une définition du tennis : « c’est quand on ne veut plus de la balle et qu’on l’envoie de l’autre côté ! » La règle est simple. La balle signe mon aliénation. Tous les symptômes de l’addiction sont réunis, d’abord je la découvre, elle m’amuse, elle me procure du plaisir, puis ce plaisir m’envahit, je voudrais le renouveler, mais il échappe à mon contrôle, comme elle échappe à mon contrôle, je voudrais la dompter, il me faudra des heures et des heures, peut-être des années et encore, je lui parle gentiment, je la hais, je la scrute, je lui arrache ses peluches, je la pèse, je change de raquette, je l’envoie aux pelotes, mais il me la faut, il me la faut absolument, j’en rêve la nuit, « encore une fois et j’arrête », « si j’ai réussi une fois je pourrai le refaire », « laissez-moi retenter ma chance », je suis perdu(e), je voudrais juste qu’elle satisfasse à mes désirs, juste une fois. Rien ne sert de la supplier, la balle a ses jours. Elle est sensible au chaud et au froid, elle connaît mieux les cordes de ma raquette que moi. Elle se moque des lignes. Elle laisse des traces, ou pas. Elle défie le « Hawk-Eye », ce nouvel œil électronique censé la pister. Elle se moque…
Le tennis est un sport qu’on appelle « duel », parce qu’il met en scène deux adversaires, comme les autres sports de raquettes, mais aussi comme les sports de combat. Sauf qu’à la différence des sports de combat, il se joue sans affrontement physique direct. L’affrontement est médié par le filet et la configuration du terrain, autrement dit il n’y a pas de coups ou manœuvres portés sur le corps d’autrui. On dit aussi du tennis qu’il est un sport « avec engin ». Cet engin, c’est la raquette, c’est aussi d’une autre manière la balle, de même que le cyclisme, le saut à la perche, le sport automobile ou le surf ont leurs propres engins. La coordination de ces deux engins que sont la balle et la raquette sous l’emprise des règles qui imposent de « jouer entre les lignes » et « au-dessus du filet » est, pour tout joueur de tennis, d’une complexité inouïe. Aucun record spécifique n’est à battre dans le tennis à l’inverse de l’athlétisme ou de la natation, sauf ceux de Roger Federer, ou encore celui du match le plus long joué à Wimbledon, le reste est anecdotique, aucune limite de durée n’est a priori posée comme c’est le cas en football, c’est-à-dire que la marge d’improvisation dans le déroulement d’une partie est considérable. D’où le fait que le tennis est essentiellement, ontologiquement, un jeu. Certes, il faut gagner. Mais les moyens sont innombrables. Il est question de stratégie, ici individuelle, au cœur de laquelle la balle est surinvestie d’intentions techniques et psychologiques, on la veut corruptible, entremetteuse de mon succès ou de mon échec, elle prend donc un visage et parfois des noms d’oiseaux.
La balle est une personne. Je lui parle, elle ne me répond pas toujours. Je la caresse, elle me fuit. Je la frappe, elle en redemande. Mais elle ignore mes lois, celle d’un monde humain, rationnel qui, sous prétexte d’en calibrer le poids et la texture de façon maniaque, prétendrait en contrôler les trajectoires. Certains, toutefois, y parviennent mieux que d’autres. Ils inventent alors une chorégraphie, marquent les esprits de manière hypnotique et apposent leurs noms sur le chef d’œuvre : trajectoire rentrante croisée ou décroisée du coup gauche ultra lifté de Rafaël Nadal, revers long de ligne et tant d’autres coups de Roger Federer, service de Pete Sampras, volée d’Edberg, passing de Borg, « toucher » de Mc Enroe, tous ces gestes entrés dans l’histoire comme s’ils n’appartenaient qu’à un seul sont des chefs d’œuvre, des illusions offertes, hybridés de la machine et du génie. « Golem » dit Laurent Perbos. Quant aux autres que nous sommes… Le fantasme de maîtrise creuse le lit d’une relation sado-masochiste où la balle est adulée mais pour et par la douleur qu’elle crée, comme si le sport n’était que cet étrange voyage vers un au-delà de son propre mal. Faire mal et se faire mal, leitmotiv à peine exploré de la performance. La perfide en feutre jaune exprime tout le paradoxe de l’amour : « je voudrais posséder l’autre, mais le posséder tandis qu’il/elle est libre », dit Sartre. Passion, folie, envie de meurtre. Remarquez qu’on brise plus facilement sa raquette qu’on ne trucide la balle. Mais un psychanalyste ferait son miel de cette incantation à double sens si familière des tennismen : « tu l’as ! » - « Tue la ! »

Isabelle Queval

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