Laurent PERBOS 

Ballon d’or
(notes sur quelques sculptures de Laurent Perbos)

Longtemps, Laurent Perbos a ardemment souhaité devenir célèbre. Par tous les moyens, ou presque. Si le vœu qu’il caressa longtemps en secret de figurer au livre des records (ce temple des célébrités anonymes) ne fut pas exaucé, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Le 16 novembre 1996, à Bordeaux, il établit le record du monde du plus grand nombre de petits pois mis côte à côte, soit 551 980 petits pois en 49H15 minutes, sur une distance de 3860 mètres. Le 10 janvier 1997, toujours à Bordeaux, est établi le record du monde du plus grand nombre de trous dans une planche de bois : un trou tous les 2,5 cm sur une distance de 79,50mètres, soit 3180 trous. Une semaine plus tard, il explose le record du monde du plus grand nombre de blousons portés, soit 37 blousons. Et le même jour, le 18 janvier 1997 donc, il devient recordman du monde du plus grand nombre de bonnets mis sur la tête, soit 51 bonnets. Sans que cette succession d’exploits relevât strictement des catégories olympiques, on mesure à quel point la logique sportive hante notre compétiteur ! Il rejoint, ce faisant, le club assez fermé, mais combien prestigieux, des chasseurs de gloire qui, considérant l’art comme un sport sinon de combat, au moins de lutte pour la vie (struggle for life), ont donné à son exercice ses plus belles lettres de noblesse : Arthur Cravan, Philippe Perrin, Matthew Barney, Pascal Rivet, Jacques Julien, Roderick Buchanan, Neal Beggs, Dan Shipsides et quelques autres.
Parmi les nombreux artistes qui, depuis les années 1990, sont attentifs à l’univers du sport, il en est qui viennent y puiser des formes, d’autres des attitudes. Perbos quant à lui, cherche à établir une sorte de synthèse car si les attitudes, en cette seconde moitié du 20ème siècle ont eu tendance à devenir formes, les formes, de leur côté, n’ont pas hésité à se revendiquer comme attitudes ! Et si Laurent Perbos fait preuve d’une réelle lucidité quant à son positionnement, il appartient à une catégorie de jeunes artistes qui revendiquent l’usage et l’interrogation de l’objet, une certaine forme de sculpture, une forme (à fond… la forme ! comme dit l’autre). C’est, via le sport, de ce rapport du travail de Perbos à la sculpture, y compris par son inscription dans l’histoire de l’art, que j’aimerais dire quelques mots. Je m’appuierai pour cela sur des exemples « sportifs », les ballons tout particulièrement.

On pourrait définir le processus auquel Laurent Perbos a fréquemment recours tantôt par le déplacement, tantôt par le glissement, ou bien encore par la modification. Dans la voie ouverte par le readymade, quoique s’en affranchissant le plus souvent via le readymade assisté ou les différentes variétés de transformisme, cet artiste a fondé une large part de son travail sur l’existant, en l’occurrence sur les objets produits par le sport et ses pratiques : tables de ping-pong, terrains de tennis, ballons… toutes formes et matériaux issus de l’environnement quotidien et social. En cela Laurent Perbos, comme Guillaume Poulain mais aussi Bruno Peinado, Vincent Kohler, Lilian Bourgeat, parmi d’autres, est largement redevable aux Nouveaux Réalistes et à Gérard Deschamps en premier lieu.

Mais revenons aux sculptures issues du contexte sportif. Je les classerai en trois catégories. La première, qui comprend principalement les terrains de tennis, s’apparente au paysage, éventuellement à la peinture de paysage. Pour leur contemplation, ces œuvres requièrent un point de vue panoramique, mais dans le même temps elles se soumettent à l’usage le plus naturellement du monde. L’étudiant de l’université d’Aix en Provence qui, au printemps 2005, passe du jardin à l’entrée des bâtiments foule un revêtement inattendu, mais qui perturbe à peine sa pratique des lieux. Tout au plus s’agit-il alors, plus qu’une intervention autoritaire et brutale, d’une suggestion, d’un léger gauchissement de l’ordonnance des choses. La confrontation est plus affirmée dans le projet pour La Winery de Philippe Raoux à Castelnau-en-Médoc, comme si les qualités des marines (comme catégorie de la peinture) venaient ici interroger le contexte viticole. Quant au projet de court, à l’aspect terre battue, flottant sur la mer, il s’inscrit à la charnière de la peinture de paysage et de l’objet praticable (bien peu praticable, en fait).

La deuxième catégorie envisageable est précisément celle des praticables : pièces qui invitent à l’expérience sinon à l’usage. Au moins en apparence. Dans la majorité des cas, il s’agit de déclinaisons à partir de tables de ping-pong. Celles-ci sont alors à considérer d’un double point de vue. En leur adjoignant par exemple des courbes et des pentes de skate park, il est fait un objet intermédiaire, relativement complexe. Tout y dénote encore la table de ping-pong quand une part non négligeable en suggère d’autres usages : le skate mais aussi le basket quand s’y ajoute un panier accroché à bonne hauteur. Le skate, cependant, n’est signalé que du point de vue scopique puisque seule la forme s’y réfère, le support et le revêtement restant ceux du tennis de table. Inutile donc d’essayer d’y pratiquer le skateboard ; quelques lancers francs à la rigueur, mais vraiment pour s’amuser… De quoi s’agit-il alors ? Sans doute et avant tout de sculpture ; d’une sculpture dont les objets existants seraient non pas les constituants (dans la logique du collage, du readymade ou du détournement), mais bien le matériau. Car c’est bien ici le réel, y compris dans ses manifestations d’artefact, qui est trituré, manipulé, découpé, raboté, recollé, agencé, dans le but avoué, certes d’en dévoiler l’infinie plasticité, mais plus encore d’en extraire ce genre d’œuvre d’art qu’on appelle une sculpture. Bien sûr l’artiste intitule sa pièce M.J.C (…Module de jeu compact), mais comme tout peintre de portrait baptise son œuvre du nom du portraituré. Nous sommes bien dans le registre de la représentation et Laurent Perbos n’est pas un concepteur de matériel de sport… Cette appellation n’est donc pas à entendre comme référence (dans le sens d’un inventaire de magasin) mais bien comme titre d’une œuvre (« …dans le domaine de l’art, les choses ont un titre plutôt qu’un nom commun. » Thierry de Duve). Par ailleurs, contrairement aux réalisations des artistes bruts ou des bricolages de ces adeptes des loisirs bidouilleurs, les sculptures de Laurent Perbos s’inscrivent dans une histoire attestée des formes, dans la conscience précise de cette histoire. Si l’on a pu évoquer, plus haut, l’héritage des Nouveaux Réalistes et plus généralement une certaine culture Pop, on y ajoutera ici la revisitation de certains aspects du constructivisme ainsi que l’exploration plus inattendue de voies ouvertes par la sculpture anglaise des années 1980, Bill Culbert et Bill Woodrow en particulier. Mais si Culbert utilisait déjà des objets d’usage courant, Perbos quant à lui pousse plus loin l’indécidabilité entre l’autonomie esthétique dudit objet et la tentation de sa possible expérimentation. C’est cette synthèse entre néo readymade, sculpture autonome et tentation performative qui me semble caractériser l’apport de ce groupe d’œuvres de Laurent Perbos.

Mais c’est sur une troisième catégorie de pièces que je voudrais m’arrêter plus précisément, celle qui rassemble des sculptures parfaitement autonomes, j’entends par là ni readymade ni support d’expérience. On peut certes y ranger des œuvres parmi les plus récentes de l’artiste comme celles réalisées à l’aide de tuyaux d’arrosage (souches, arbres) ou de parpaings. Petite parenthèse pour corroborer ce souci constant de l’histoire de l’art qu’on n’aurait pas soupçonné si aigu chez Perbos : une sculpture comme Martyr (2008), composée de parpaings d’acier vernis et de flèches colorées, constitue une relecture stimulante de l’iconographie de Saint-Sébastien à l’heure des constructeurs modernes, fourbisseurs de bâtiment sur fond de spéculation immobilière ! Les pièces dont je voudrais dire quelques mots ici sont au nombre de trois, même si elles sont parfois produites à plusieurs exemplaires, ce qu’on appelle des éditions (mais ce n’est pas sur cet aspect que je veux m’arrêter). Il s’agit de Ballon (1999), ciment, dimensions réglementaires, 11,6 kg. De Ballon? (2003), cuir, dimensions réglementaires au carré. Enfin de Le plus long ballon du monde, cuir, 175 x 25 x 25 cm. Une seconde version est réalisée en 2006, battant le record du précédent : 195 x 25 x 25 cm. Enfin une troisième en 2008, record à nouveau battu : 2005 x 25 x 25 cm.
Ballon est une sculpture en ciment représentant un ballon de football, quasiment un moulage quant à l’aspect, mais dont le mimétisme s’arrête à la forme quoique que certains ballons anciens, en cuir, au bout de quelques temps d’usage, pouvaient présenter cet aspect un peu grisâtre et délavé. C’est une œuvre qui, posée au sol, peut s’avérer dangereuse pour quiconque se laisserait aller au réflexe footballistique de la botter. Il en résulterait sans doute quelque méchante fracture entrainant l’invalidité temporaire du malheureux, voire, s’il s’agissait d’un footballeur réel, son éloignement forcé des stades. On ne dira jamais assez le pouvoir caché des œuvres d’art. Et comment ne pas se rappeler cette histoire qu’on raconte à propos du peintre Zeuxis (464-398 avant JC) qui savait si bien représenter les raisins que les oiseaux mêmes venaient les béqueter sur le mur où il les avait peints. J’ai dit plus haut que cette pièce appartenait à la catégorie des œuvres non performatives, mais c’est une autre caractéristique du travail de Laurent Perbos que de jouer sur une certaine ambiguïté, sur l’entre deux du réel et de sa représentation, amenant le spectateur à interroger précisément cette frontière toujours mouvante.
Ballon? pose à l’œuvre d’art des questions d’une autre nature. Il s’agit d’un ballon de football au carré, c’est-à-dire, non pas comme celui de Fabrice Hyber, de forme carrée, mais multiplié par sa propre longueur (et seulement sa longueur puis que nous n’avons pas affaire ici à un ballon au cube). Il a été réalisé en Hongrie par l’une des dernières entreprises de fabrication de ballons traditionnels, comportant trente deux faces en cuir assemblées par couture, le tout formant un icosaèdre tronqué. On sait que le ballon, d’abord achrome, devint monochrome blanc, puis bichrome (noir et blanc) pour des raisons de visibilité dans la retransmission télévisée (comme la balle de tennis devint jaune…). Que les choses soient donc claires : Ballon? de Laurent Perbos, comme Ballon, n’est pas un ballon de football. Simplement une part visible de son apparence rappelle le ballon de foot, non pas ceux en polyuréthane qu’on utilise aujourd’hui, mais un modèle ancien, un souvenir donc, presque une curiosité. Mais ce qui le décroche définitivement de son possible référent, c’est l’étirement que lui a fait subir l’artiste, comme si, argile malléable, il l’avait passé au tour de potier ! L’objet ainsi obtenu ne déparerait sans doute pas dans le Catalogue d’objets introuvables de Jacques Carelman, et cependant il n’y figurera pas pour la bonne raison qu’il relève exclusivement du domaine de l’art, qu’il est une sculpture et rien d’autre. Pourquoi ? Pour les mêmes raisons qui ont fait d’un bout de métal de Brancusi appelé Oiseau une œuvre d’art, au terme d’un procès mémorable qui, en 1927, opposa l’artiste et collectionneur Edward Steichen, acquéreur de la pièce, aux Douanes américaines. Parce qu’un artiste, en l’occurrence son auteur, en a décidé ainsi ; parce qu’il résulte d’un processus de transformation ; parce qu’il a été régulièrement exposé dans des lieux dévolus à l’art ; parce que l’artiste Laurent Perbos (comme Brancusi) est reconnu comme tel par ses pairs et par un certain nombre de personnes autorisées. J’ajouterai parce que cet objet ne correspond à aucune autre catégorie d’artefacts que celle que permet l’art. Et si l’on voulait le comparer avec autre chose, l’inscrire dans un processus analogique, une fois écartée la parenté du ballon de football dont on a montré à quel point elle ne présentait qu’un très faible coefficient de validité, c’est vers d’autres œuvres d’art qu’il nous faudrait porter notre regard et notre esprit. Bien sûr un ballon double n’équivaut pas à deux ballons, comme un tableau de Bernard Piffaretti, fondé sur la duplication, ne donnera jamais deux tableaux. De la même manière une rencontre sportive où l’artiste Uri Tzaig introduit deux ballons, une fois de foot, une autre fois de basket, ne saurait, de ce simple fait, être considérée comme un match de football ou un match de basket. Si Ballon? est à mes yeux l’une des meilleures pièces de Laurent Perbos, c’est qu’elle procède d’un geste très simple et très limité, mais dont les effets sont énormes ! C’est cette efficacité du geste, semblable en cela à certains gestes sportifs, un contrôle de Zidane, un revers de Mc Enroe, à même de modifier en profondeur et l’objet sur lequel il s’exerce et le rapport au monde de celui qui l’envisage, qui fait qu’une œuvre d’art toujours beaucoup plus qu’une simple chose : une aventure dont on ne sort pas indemne.
De la série de pièces intitulée Le Plus long ballon du monde, on peut dire à la fois qu’elle est une extension de Ballon?, littéralement parlant, et qu’elle s’en distingue par certains aspects qu’il convient ici de signaler. Tout d’abord, Le plus long ballon du monde pourrait aussi se ranger dans la catégorie des records mentionnée plus haut. Son titre, construit sur un superlatif relatif, comprend également la date de réalisation, correspondant en fait à chaque record battu (de 20 cm) : Le plus long ballon du monde 2003, puis 2006, 2008, jusqu’au prochain exploit qui, faut-il le dire, advient dès que l’objet est vendu. Il n’empêche, Le plus long ballon du monde, quelle qu’en soit la longueur, est le titre d’une œuvre (de plusieurs œuvres) de Laurent Perbos et qu’il faut bien l’accepter sinon le croire. Personnellement, je serais plutôt tenté de le croire. S’agissant de cet ensemble, et quoi qu’on en ait, on reste dans le cadre des œuvres de cet artiste et donc, dans le pire des cas, il s’agit d’une affaire entre lui et lui. Supposons qu’un « encore plus long ballon du monde » apparaisse un jour dans une exposition. Soit c’est une œuvre de Laurent Perbos et tout va bien (record battu, une fois encore ; rien n’arrête le champion !), soit elle n’est pas de lui, ce qui nous renvoie à des problèmes non pas de contrefaçon (ça c’est dans le monde des artefacts non artistiques), mais bien de copie voire de faux ; et c’est là une toute autre histoire ! En fait je dois ici avouer que Le plus long ballon du monde me trouble moins que Ballon?, peut-être, précisément parce qu’il en est une extension, parce que la voie était déjà ouverte et qu’il suffisait de l’explorer plus avant. Toutefois, et sans doute parce que l’œuvre trouve sa source dans une œuvre précédente (du même artiste, convient-il de préciser), cette pièce résonne plus spontanément en termes d’échos artistiques. C’est une œuvre, littéralement, au second degré. Par rapport à Ballon?, en premier lieu, mais aussi en référence à certaines icônes de l’art du 20ème siècle ; je songe à La Colonne sans fin de Brancusi (tiens, encore lui !), mais également aux bâtons d’André Cadere. À ces deux figures héroïques du modernisme et de sa postface critique, Perbos oppose une horizontalité roublarde, étalée non pas sur l’herbe des stades, mais sur le sol des musées ; l’artiste non pas vaincu, mais bien confronté à la revendication jubilatoire et distanciée du quart d’heure de célébrité !

Jean-Marc Huitorel

Zidane, de fait, ne s’y est pas trompé puisqu’il a accepté de signer l’un des exemplaires, une épreuve d’artiste, de Ballon.
Ainsi Le plus long ballon du monde 2003 appartient au FDAC de l’Essonne, Domaine de Chamarande, Le plus long ballon du monde 2006 à un collectionneur privé. Quant à Le plus long ballon du monde 2008, il est à vendre (record à battre…).

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