Laurent PERBOS 

LAURENT PERBOS :
LE RENOUVEAU ALLEGORIQUE OU TANT QUE FER SE PEUT...

Célèbre pour son ballon le plus long du monde Laurent Perbos pourrait
facilement passer pour ce qu’il n’est pas : un plaisantin de l’art qui
déclinerait à sa façon une énième version des détournements à la
Duchamp. En fait il a plus d’un détour dans son sac. Et même si la
fonction ludique n’est jamais absente de ses œuvres son travail garde un
véritable enjeu. En guise d’introduction à son œuvre, à son fameux
ballon on préférera sans hésiter son « Martyr ». Un assemblage d’une
dizaine de briques à six trous est fabriqué en acier. L’ensemble se
prolonge d’une colonne d'éléments identiques . La « brique » la plus haute
est transpercée de flèches. Et voici soudain l’allégorie de Saint
Sébastien revisitée avec une force aussi inattendue que paradoxale.
L’œuvre accroche, s’impose et mange tout ce qui l’entoure.
Mais le classique élément de construction (bloc de béton ou de brique)
subit d'autres métamorphoses que l'acier. On le retrouve en plastique
orange, bois, polystyrène, en granulés de caoutchouc bleu Klein. Soudain
l’objet échappe à sa fonction : il se réduit ou s’exhausse en sa seule
matière. Plus que l’insolite pour l’insolite une transfiguration
s'opère. Pour certains elle peut être considérée comme une ironisation
de notre société marchande. On ne peut toutefois réduire l’œuvre à ce
seul aspect. L’œuvre n’a rien à voir avec les « Balloons » de Jeff
Koons. L’approche de Laurent Perbos - même s’il partage quelques
parentés « pop » avec l’artiste américain - est beaucoup moins
décorative. Elle s’arrime toujours à un sens plus profond.
Au centre d'une problématique des formes et de la matière, l’artiste
explore les potentialités poétiques des objets usuels. Non seulement les
ballons et les parpaings déjà cités mais aussi des souches, des bonbons,
des tables de ping-pong et, à une échelle plus grande, les terrains de
tennis. Tous ces objets deviennent des sculptures. Elles mettent à
distance la valeur d’usage. Par exemple lors de son exposition « Forest
Tears » l’artiste créait un univers hybride formé de fausses souches.
Elles étaient constituées de tuyaux d’arrosage afin de proposer une
nouvelle narration, une autre histoire dont le sens reste ouvert.
Laurent Perbos justifie son choix de la manière suivante : « La culture
populaire, les objets, les matériaux qui nous sont familiers sont à la
source de mon travail. J'utilise un vocabulaire de formes que partage le
public, ce qui facilite l'accès à l'œuvre » écrit-il. Mais au-delà d’une
approche ludique et forte en couleurs vives un autre enjeu se dessine
par effet de déséquilibre constamment recherché par le créateur
bordelais qui vit et travaille désormais à Marseille. Ses cours de
tennis au milieu d’un lagon, ses pistes d'athlétisme créent de nouvelles
mythologies ou détournent les anciennes afin de nous arracher à nos
croyances visuelles et culturelles par effet de squeeze, de schize ou de
« courts-jus ».

Tout un nouveau vocabulaire des choses prend le relais de l’ancien. On
peut sourire, rire mais pourtant le projet est plus grave et sérieux.
L’univers habituel se dissout sous nos yeux ahuris. Les sports offrent
par exemple un moyen d’instaurer de nouvelles aires de jeu impraticables
à l'image de son terrain de tennis en gazon synthétique posé sur le
parvis de l’Université pour en épouser les escaliers…
De la même manière sa table de ping-pong est parfaitement injouable dans ses effets de
déclivités et d’inclinaison. A la contrainte sociale et sportive répond
une autre contrainte aussi ludique qu’impossible à satisfaire. Haro sur
les stigmates plus ou moins symboliques et culturels.

Le terrain de tennis, s’il reste une surface, devient aussi un gouffre. Un
gouffre amer mais impeccable et surtout mathématiquement mesurable. Il
représente une cavité géométrique. Elle renferme un vide, un vide qui
peut être habité mais pour une utilisation dissidente. C'est un lieu
fermé à perte de vue qui tient à la fois du vestige et de la
science-fiction. Il devient donc un lieu du quotidien soudain étranger.
Il n'oriente pas forcément vers la présence mais vers l'absence. Il
n'implique pas non plus une description du visible mais un travail
visuel de la mémoire et de l'anticipation.

Bonbons, ballons, parpaings produisent un écart, un trouble et
permettent une jouissance et une déréliction architecturales. Car de
tels objets - en dépit de leurs références - ne témoignent que
d'eux-mêmes. Et leur pourquoi reste entier. Leurs contours indiciaires
inédits portent une ombre ou une lumière à venir, un fantôme de ce qui
n'a pas encore existé donc qui ne peut pas être mort. La sculpture
s'oriente vers l'appel à une sensation particulière au coeur même de la
matière : celle d'une vacuité vibratile.

Dans ce qu'elle représente d'apparemment concret chaque pièce reste -
plus qu'un acte " gratuit " - l'appel à une abstraction. Elle nous tire
vers un effet de disparition par l'intermédiaire paradoxale du matériau
souvent dur et résistant. Sa présence interroge l'absence. Pas question
pourtant de résilience, cette serpillière du bien penser officiel.
L'objet référent y est impliqué comme irrémédiablement absent. Nous
sommes soumis à la dimension visuelle d'un hors lieu, d'un hors champ,
d'un hors objet. Tout joue entre une mémoire de l'objet et son
anticipation proposée.

La chose recréée par Laurent Perbos représente un travail psychique
fruit d'un double mouvement : celui de la mémoire, celui de
l'imagination. Plus qu'une chose d'ailleurs, nous découvrons un
événement. Et la pratique de l'artiste peut alors se définir de la
manière suivante : cela existe mais dans un monde étranger.

Surgit par delà l'effet de réalité une image mentale, une image rêvée
qui fait retour sur le réel pour l'interroger. L'artiste induit par ses
créations équivoques une question essentielle : " De quoi sommes-nous
orphelins ? ". Ses "objets » ne donnent pas de réponses même si les
titres de ceux-ci ne sont pas innocents. Emerge un réalisme obscur tant
sa clarté reste indéchiffrable. Et l’artiste aggrave la question du sens
sans chercher à la résoudre. L’effet de réalité est remplacé par une
matière joyeuse et en émulsion. Plus rien n'est rangé ou n'est resserré
dans un espace tombal. Les objets réinvestis de cette plus value
iconoclaste dont on ne sait que faire deviennent des frissons.

Laurent Perbos prend donc comme règle celle de l'évidence de la
visibilité, mais de l’évidence piégée. C'est pourquoi de telles
"évidences" ne sont pas des évidements mais leur contraire. Existe à
travers elles une réversion du signe en objet et de l'objet en signe.
Les hybrides figuratifs forment un immense dictionnaire hors de ses
gonds. Le monde domestique de la conceptualisation lui-même en est
retourné. L’objet devient le lieu de transfiguration du monde livré au
seul vertige visuel. Se chantournant sur lui-même il devient un seuil
inédit.

Loin de toute théorie de l'ornementation qui ne fait que consolider
l'alliance d'une forme et d'une réalité admise l’auteur crée des
mésalliances majeures. De telles inventions poétiques nous hissent hors
du rien qui était là avant qu'elles n'existent. La matière choisie n’est
là que pour démentir la fonction première à laquelle elle servait de
support. Et le recours à l'acier ou à d'autres matières "qui ne
conviennent pas" est là pour offrir une version post-pop du fétichisme
de l'objet.

Ce que l'artiste recherche est en conséquence une économie symbolique
des signes de notre époque en les réduisant à l'état d’objets
impraticables, de " jouets " qui laissent percer en eux quelque chose de
sérieux. L' " objet " (à tous les sens) de l'oeuvre devient une trace à
la fois comme vestige et état naissant ou pour reprendre une
expression de Giuseppe Penone : " un point de vie et un point de mort ".
La sculpture constitue le champ de fouille du temps d'où a surgi l'objet
manufacturé qui sert soit de " modèle " ou de matériau. L’artiste crée
donc des images pénétrantes, perturbantes. Elles rappellent un passé
mais elles n'ont cesse de le dépasser en devenant par leurs formes
simples et subtiles, des icônes primitives du futur. Il y a là non
selon un simple jeu de la métaphore mais aussi un
développement des formes de l'objet lui-même , un processus de croissance qui ne cesse de solliciter l' imaginaire du spectateur en convoquant son regard, ses
pensées et aussi son toucher.
Jean-Paul Gavard-Perret

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