Laurent PERBOS 

Laurent Perbos ou l’insolite persistance des choses

Larmes d’Amante, ô mal-aimée,
n’ont point leur source dans l’Amant.
Saint John Perse Amers, IX,4

L’œil que Laurent Perbos porte sur les êtres et sur les choses que nous aimons est très regardant et son exigence est telle qu’il nous en propose d’autres – radicalement inédites - qu’il invente (ou redécouvre) purement et simplement, par déduction. Autrefois on eut dit que c’était un sculpteur, mais le terme est tombé en désuétude. De nos jours, on dirait que c’est un plasticien ou un installateur, mais je n’aime pas ces mots. Quitte à courir le risque de mal me faire comprendre, je dirais qu’il tente d’exténuer l’espace par des dispositifs insolites, de manière à le torsader sur ses hantises, obsessions ou phantasmes. C’est un objectiviste pur et dur et on ne comprendrait rien à ce qu’il complote si on perdait un seul instant de vue l’idée que c’est destiné à décontenancer l’espace même du complot et à le déchoir de ses coordonnées les plus stables et avérées.

J’avais rendez-vous avec lui, dans une galerie1 où il exposait trois pièces : pas plus, mais pas moins. C’était une galerie en sous-sol, dont il avait pris soin de faire bâcher l’entrée vitrée avec une grande toile noire, « pour éviter que la lumière n’entre ». Je ne le connaissais pas, ni cette galerie : des amis m’avait aiguillé vers lui. Je l’ai reconnu tout de suite et de loin.

Il y avait d’abord dans cette galerie une tête de l’impératrice Livie – la troisième femme d’Antoine – mais ça aurait pu être n’importe qui d’autre : l’essentiel étant que l’on y reconnu un échantillon de la sculpture romaine du haut empire et que ce fut une femme. Là c’était flagrant, déflagrant même. Elle était en cuivre jaune posée sur un socle en bois blanc d’environ 1.50 de hauteur. Or, par un ingénieux système de circuit hydraulique dissimulé dans le socle - et un peu comme s’il lui fallait expier toutes les turpitudes de la statuaire Antique - de cette tête suintaient lentement et en permanence des larmes de vin aigre. Son crâne en était rempli jusqu’aux yeux et - les deux yeux étant situés à la même hauteur - ils pleuraient simultanément comme il advient que pleurent certaines vierges dans le sud de l’Italie, mais du sang. Son visage était soumis à l’épreuve du pire : celle de l’écoulement inéluctable du fluide corrosif, du désarroi de la matière sous son impact et de l’inquiétante étrangeté d’un cycle inéluctable. Émouvante donc jusqu’aux larmes, l’idée m’est venue qu’il pourrait s’agir d’un règlement de comptes.

Notre homme est rusé et subtil. Il sait faire pleurer les statues, mais également les arbres et les colombes. Il faut porter à son actif d’avoir inventé des forêts de larmes2. Cela tient probablement à son obsession de la souche : principalement avec des tuyaux d’arrosage jaunes, rayés de rouge cinabre. Il sait aussi concevoir la chute d’un arc-en-ciel3 et inventer des monstres sinueux4, reptiliens et impossibles qu’il va chercher chez Ovide ou ailleurs : art de la métamorphose. Il ne fait feu d’aucun bois, sauf du chêne. Il lui préfère le cuivre, le plâtre, la résine, l’acier, l’inox, le Pvc, le ciment, le verre brisé, la mousse de polyuréthane, les organismes pluricellulaires… Il aime remuer des matières en leur donnant des formes que les couleurs puissent exploser. Ajoutons qu’il est terriblement préoccupé par certains fragments épars de l’histoire de l’art et par la mythologie antique - ou contemporaine - qu’il revisite à sa manière.

Il y avait ensuite deux moulages en résine de deux avant-bras l’index tendus l’un vers l’autre, légèrement décollés de la paroi qui les accueillait et éclairés de telle sorte que leurs ombres portées dessinaient en trous noirs de troublantes arabesques chinoises. D’une évidence extrêmement préoccupante – mais comment applaudir d’une seule main ? – c’étaient les avant-bras de l’artiste et ils nous rappelaient la main tendue de Dieu vers celle d’Adam que l’on peut mieux voir aujourd’hui au plafond de la chapelle Sixtine. Or, à intervalles réguliers mais aléatoires, et venant courber l’espace de la galerie par une série de déflagrations acides et stridentes, des arcs lumineux reliaient ces deux mains dont l’une créait, alors que l’autre était crée. Cet objet était forcément relié au premier ne fut-ce que dans la cohérence d’un discours plastique iconoclaste.

Sans être maniériste – mais il rôde la nuit aux frontières du maniérisme - sa manière et son art seraient plutôt baroques, comme on le dit de certaines églises du sud de la Bavière. Durablement éphémères et hauts en couleurs tranchantes, les dispositifs qu’il manigance rebondissent de manière inattendue, improbable et surprenante. Il a conservé intacte sa capacité à nous surprendre, à nous émouvoir et même à nous déconcerter.

Chez lui les matières, les formes et les couleurs dégoulinent ou s’érigent de façon abrupte, s’avachissent ou rasent les murs, se font discrètes ou s’indignent, pactisent avec l’ennemi ou se révoltent intérieurement. Il affectionne les tuyauteries, les proliférations hasardeuses et les régularités improbables. Le mouvement qui anime les compositions qu’il ourdit est lancinant, régulier, assidu, insistant et absolument récurrent comme certaines variations de Bach, après qu’il soit devenu sourd. Il lui faut toujours revenir aux mêmes endroits d’inquiétante étrangeté.

Très minimaliste, simplement posée contre la paroi et agitée ici d’aucun soubresaut galactique, nous avions enfin cette planche de surf supra luminique en inox mat, indestructible et argenté, simplement rayée de cinq lignes verticales à quoi nous reconnaissions le véhicule de Norrim Radd, mieux connu sous le nom de Silver Surfer le super héro interstellaire sorti de la bande dessinée de Jack Kirby, amoral, exilé et amoureux d’Alicia la sculpteuse aveugle. One of the best heroes, for sure.

L’artiste sait absolument où il va : d’un pas ferme, mesuré et inattentif à tout ce qui pourrait l’en dévoyer il a la prétention de tutoyer le vide et cela n’est pas rien. Les pièces que Laurent Perbos fomente, suscitent une espèce particulière de vertige : à la fois horizontal et immatériel. Cioran nous avait habitué à considérer que rien ne rendait modeste « même pas la vue d’un cadavre ». Laurent Perbos est extrêmement attentif à ce rien. Tout cela suggère un espace tensoriel parcouru de forces obscures et chaotiques, de saccades et de convulsions qu’il nous faut maîtriser, apprivoiser et arpenter, où rien n’est concédé d’avance dont nous devons accepter de ne pas sortir intact.

Gilbert Beaugé Eeriness, exposition à la galerie Passage de l’Art, Marseille 2012

1 - « Eeriness», exposition à la galerie Passage de l’Art, Marseille. 2012
2 - « Forest Tears », exposition à la galerie La BF15, Lyon. 2009
3 - « Retour vers le Futur», exposition Buy-Sellf au CapcMusée d’Art Contemporain de Bordeaux. 2010
4 - « Tout l’Univers », exposition au Centre d’Art Contemporain d’Istres. 2010

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