Laurent PERBOS 

En remettre une couche.


Longtemps l’art a consisté à en remettre une couche. C’était par exemple, et littéralement, une possible définition de la peinture. De la sculpture tout autant puisqu’il s’agissait encore d’ajouter quelque chose à l’état du réel. Certes, les artistes ont fini par s’inquiéter de la pléthore et plusieurs se sont interrogés sur l’opportunité qu’il y avait à augmenter d’objets supplémentaires un monde déjà fort saturé. Ainsi naquit le ready made. Tout étant donné par avance, le jeu allait désormais consister à déplacer ; et l’art s’évaluerait alors à la qualité de ce déplacement. Puis Yves Klein et les artistes conceptuels avancèrent que c’était encore trop, que le vide valait en lui-même et que les idées, les attitudes tout autant, pouvaient devenir formes. Au croisement des soucis de ne pas en rajouter et de ne rien perdre est né l’art d’accommoder les restes. C’est cette pratique qui domine le dernier quart du 20è siècle et le début du 21è. Recyclages et citations, performances et interactivité, mixage et détournements. À la table rase révolutionnaire des avant-gardes a succédé un réformisme de bon aloi, bougrement intelligent, parfois drôle, et dont l’objectif avoué serait de déchiffrer le monde plutôt que de le changer ; de le révéler pour mieux s’en désaliéner. C’est sur cette extension du ready made assisté que se fondent l’attitude et la pratique de Laurent Perbos.

En rajouter, ce n’est pourtant pas ce qui le gêne, lui qui battit quelques records du monde, et non des moindres : celui du plus grand nombre de petits pois mis côte à côte (551980), par exemple, ou bien encore celui du plus grand nombre de bonnets mis sur tête (51). En rajouter, mais avec l’existant : l’existant du monde, l’existant de l’art. Les colonnes sans fin, c’est long, surtout à la fin. Dans le genre « extension du réel », on retiendra encore de lui Le plus long ballon du monde (220 cm), obtenu de l’étirement d’un ballon de football en cuir cousu main. Il en a produit une version intermédiaire sous la forme d’une gélule (une sorte de double ballon). Cet objet improbable montre, si besoin était, qu’on peut toujours faire mieux, que ce monde est amendable et que les artistes ont du pain sur la planche. Spécialiste du jeu stupide et amateur de records idiots, candidat à la gloire, Laurent Perbos revendique tout cela haut et fort. Alors que d’aucuns appuient là où ça fait mal, lui aurait plutôt tendance à tirer, à vriller, à gauchir. À jeu de con, jeu de plus con. Et à cette surenchère, quel meilleur terrain que celui des sports ? Pas une discipline qu’il n’ait pratiquée, fût-ce sous la forme d’images, dans cette série de vignettes Panini où on le voit sous les traits de tous les sportifs possibles (et pas seulement des sportifs). Quel meilleur terrain d’exercice, en effet, que celui de ces pratiques du leurre et du simulacre, dénuées de significations autres que celle d’une économie de la perte, d’un corps fonctionnant à vide, dans la seule ivresse de fonctionner, précisément. Nulle alternative métaphysique, nul impératif de survie par l’attaque ou la défense. De la performance à l’état pur, sans autre objet qu’elle-même. Un vertige. Et cependant, quelle ampleur sociale, économique, anthropologique ! Quel miroir du monde, cela même qui, précisément, fait du monde un pur miroir !

Parmi les nombreuses transformations que Laurent Perbos a fait subir à la table de ping-pong (console, cylindre, sans parler des hybrides quand il l’associe à une piste de skate ou à un panier de basket), il en est deux qui méritent qu’on s’y arrête. La première, désormais installée à l’Université d’Aix en Provence, est un bon exemple de ready made assisté. Il s’agit d’une de ces tables en béton, prévues pour l’espace public, et que l’artiste a sensiblement « améliorée ». En effet, afin de résoudre la question des raquettes (qu’on n’a pas toujours sur soi), et pour en éviter le vol, il a imaginé de fixer celles-ci à la table par un système de câbles en acier. La seconde, bien différente de cette vision grinçante du loisir sécuritaire (pléonasme ?), s’intitule Sauvetage (2002) et annonce, d’une certaine manière Aire, la pièce principale du dispositif d’Aix. Elle consiste en une table de ping-pong en carton mouillé qui, portée par des sangles, s’ondule. Elle est alors résinée, afin de la durcir, puis rendue disponible au jeu, un jeu que sa forme nouvelle, évidemment, modifie. Sauvée, en effet, du naufrage des habitudes et des règles établies, mais en même temps livrée aux caprices des renouvellements permanents, de l’inextinguible faim de neuf et d’amusements inédits qui fondent l’avancée du monde. Mais c’est aussi comme un tapis volant, comme est tapis volant ce terrain de tennis qui s’est posé, l’espace de quelques semaines, sur le parvis du Centre des Sciences et Lettres de l’Université de Provence. Réalisé en gazon synthétique, il est suffisamment solide pour qu’on le foule et suffisamment souple pour épouser les reliefs de l’endroit. Ce ready made assisté (ready made dans le matériau et le déplacement, assisté en ce qu’il est un artefact produit pour l’occasion, une imitation de surface à jouer) fonctionne à double vitesse. Lieu d’échanges (on peut y jouer, mais à quel jeu sur une telle surface ?), et de déambulation (forcément), il évoque les jardins d’Athènes où Socrate enseignait à ses disciples en se promenant et… en leur renvoyant la balle. Par le biais de l’image sportive, l’espace public s’ouvre ainsi plaisamment aux vertus de l’agora. Mais ce serait sous estimer notre artiste que de plomber son intervention par cette seule métaphore. Perbos avait songé, un temps, à faire flotter ce court de tennis sur la mer. De la falaise on l’aurait perçu comme un tableau abstrait (hommage à Bertrand Lavier) à la dérive. Mais finalement, avant même de se poser sur les flots, l’objet s’est envolé pour mieux atterrir là où les hasards du vent en ont décidé (l’esprit souffle où il veut). La peinture, libérée des raideurs du tableau, s’est ainsi fixée sur le petit bout de monde qui se trouvait là. C’est sa fonction actuelle que de se faire volatile et inassignable, irréductible à un support unique. En remettre une couche, avez-vous dit ?

Jean-Marc Huitorel
Février 2005

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