Raphaëlle PAUPERT-BORNE 

Voir, et non regarder

Venez, nous sortons. Nous allons dans le monde, nous allons au-dehors. Allons voir.
(La peinture de) RPB nous invite.

Allons au dehors. Et même à l'intérieur, dans un salon où des amis discutent, dans un café, dans un atelier, nous serons au dehors. Le dehors, qui n'est pourtant jamais à distance, qui pourtant ne séjourne jamais dans l'éloignement d'un regard, mais qui est là, sous notre œil mais non pas devant notre regard, c'est ce que nous voyons, c'est, dans les toiles de RPB, ce qui est donné à voir. Par paradoxe peut-être, le dehors, le monde dans toute sa visibilité, uniquement visible, est ce qu'il y a de plus proche, là, à la surface du tableau. Ce qui est donné à voir est surface et sur la surface.

À voir, et non à regarder. Car il y a le regard et il y a la vision, et il faut partir de cette différence pour comprendre ce que propose RPB, ou pour éviter de se méprendre.
Il y a le regard qui ordonne, qui construit, qui dispose le monde en figures et qui dispose les figures. Grande théorie, celle de Poussin par exemple, peinture comme théorie, c'est-à-dire comme contemplation qui trouve dans le code perspectif ordonnant le tableau son plus bel achèvement. Opération autant intellectuelle que perceptive, qui fait que le monde se présente sous la loi du regard et par laquelle il se fait image. Le regard qui produit l'image du tableau inextricablement la rend lisible autant que visible, lisible parce que les figures visibles qui se présentent sont des signes, qui s'articulent et s'agencent les unes par rapport aux autres, et qui font du tableau comme une grande phrase que l'on déchiffre, que l'on comprend, que l'on interprète, que l'on épèle aussi dans un parcours du regard qui mène de l'une à l'autre. Beau langage, beau langage qui mime et représente. Langage trompeur aussi, qui nous fait croire que nous voyons quand en fait nous regardons, qui nous fait croire que nous voyons le monde – un arbre, un cheval, une fontaine, un bout de ciel – quand en fait le monde ne se montre pas mais se soumet à l'opération du regard, c'est-à-dire à l'opération du peintre.

Ne cherchez pas cela ici: la figuration n'est pas celle de l'image ou de la représentation, et l'œil qui laisse venir le monde sur la toile, à la surface, n'est pas un œil qui regarde, mais un œil qui voit. C'est le paradoxe d'une peinture qui, pour être dite « figurative », n'est pourtant pas de représentation. C'est une peinture de vision et non de regard, qui n'ordonne pas, dans les deux sens du terme: qui n'ordonne pas le monde en figures – même quand un fragment de monde est celui d'une frise de figures de pierre dans un jardin, la théorie des cariatides au bord d'un antique bassin, l'enchaînement de personnages attablés, la chaîne caravane-canapé-maison-camionnette – et qui ne lui ordonne rien, qui le laisse venir, qui le laisse être.

Laisser être. Voilà le premier principe de la peinture de RPB, dont l'envers se dit: voir et non pas regarder. Allons voir. Voir ceci ou cela? Peut-être, mais surtout voir comme (et non pas comment) cela se présente. Comme cela se présente et non pas comment cela se représente.

Tranche de visible

D'abord cette passivité de la vision, celle de RPB, la nôtre aussi lorsque nous voyons sa peinture, à laquelle tout se présente. Les choses, les êtres, viennent à nous, doucement remontent et viennent se prendre dans la surface de peinture. La reconstruction théorique est abandonnée, qui à la fois créait une illusion de profondeur et faisait de la toile une fenêtre, elle même invisible, en même temps qu'un miroir. Ici, nous ne regardons pas par la fenêtre (du tableau): nous sommes au-dehors. Nous ne regardons pas au miroir le reflet des choses: nous sommes à la fois devant elles et parmi elles.

Cette passivité première qui commande l'activité du geste de peindre se signale aussi par le fait que la vision de RPB n'est pas subjective. Ces toiles ne disent pas en chuchotant (elles ne disent rien, en réalité) : Voilà le monde tel que je le vois, voilà ma façon de voir les choses. Non, le monde s'y présente dans sa simple visibilité, il vient et se laisse prendre dans la toile. Ne cherchez donc pas de processus analogique, de mime ou d'imitation. Et le monde, pour tout dire, n'y est pas en représentation, comme dans ces chefs-d'œuvres classiques où l'arrogance somptueuse du monde n'est que l'effet de sa soumission radicale à la maîtrise du peintre, qui fait de sa toile un tableau et de son tableau un spectacle.

Un indice? Vous voyez bien que les limites du tableau, ici, ne commandent pas la disposition des figures, des formes ou l'équilibre des couleurs, comme si tout s'ordonnait à partir de cet espace délimité. C'est le contraire: RPB par ses tableaux tranche doucement dans le visible. D'où cet effet à la fois de surprise et de familiarité: unité ferme extraite du monde, autonome, le tableau est pourtant comme débordé, tant on a l'impression que le visible se continue avant et après cette tranche qu'est le tableau lui-même. Mais alors c'est bien un paradoxe, car le visible au-delà de la toile et dont la toile est comme une extraction ou une découpe, est invisible: par définition, on ne voit rien au-delà de la toile.

Un autre indice? S'il n'est pas subjectif, l'œil de RPB comme le nôtre, n'est pas non plus le point de vue idéal auquel, dans la représentation classique, répond le point de fuite perspectif. N'y a-t-il pas quelque chose qui vous frappe en effet? Les bords de la toile ne font pas que trancher dans le visible au lieu de construire une représentation: ils tranchent, si l'on peut dire, à côté de l'image, légèrement à côté, dans un léger mais significatif décalage qui, pour autant, ne produit pas nécessairement de déséquilibre, mais qui conteste toujours la propension du tableau à se fixer dans une image à la fois agencée et close. S'il y a quelque chose de concerté, dans la vision de RPB, c'est bien en cela: par ce décalage, éviter que le tableau ne soit ou ne devienne une image pour le regard. L'œil de RPB est à côté, parfois quelques centimètres suffisent, vers le côté, vers le haut ou le bas, une torsion légère du corps enfin ou une distraction volontaire, il est à côté du regard. Et c'est ainsi que le monde se laisse prendre et surprendre, que, peut-être, il est dans sa vérité, en tout cas dans sa vérité de peinture.

La position singulière qu'adopte RPB lorsqu'elle peint consiste ainsi à la fois à se faire oublier devant ce qui se montre et à défaire, en se décalant, la puissance ordonnatrice qui veut rendre le monde à la raison dans le regard. Ce geste est pur, pure peinture et pure vision, essentiel, qu'on qualifierait mal en parlant seulement de simplicité du regard ou de naïveté devant le réel, ou d'immédiateté – toute qualification qui, de toute manière maladroite, ne relèvent en tout cas que de l'effet de cette singularité.

Bouger Voir Peindre

Principe formel sans doute, mais tout autant déformalisant, comme on le voit à ce qui se présente alors sur la toile, comme on le voit d'ailleurs à « ce que » peint RPB. Car autre chose vous frappe dans ces toiles, c'est évident, mais qui indique la même chose et qui vous laisse voir où se tient RPB pour peindre. Pour le comprendre, mettons-nous en chemin et suivons là au-dehors.

Comment y aller, d'abord? Valery disait : « Le peintre apporte son corps ». C'est une belle phrase d'esthète, d'écrivain, plus encore de philosophe méditant sur la nature de la peinture. Dans L'œil et l'esprit, Merleau-Ponty, regardant les toiles de Cézanne, en tire une phénoménologie magnifique, intense, charnelle et précise. Mais il ne vient guère à l'idée de se demander comment le peintre apporte son corps. Question futile? Lorsque les peintres ont décidé de sortir de l'atelier, ou du musée où ils commençaient d'abord par regarder les toiles de maîtres, lorsqu'ils sont sortis et se sont rendus « sur le motif », ils ont pu à l'occasion se représenter eux-mêmes, à l'air libre, sur la route, en chemin vers l'objet de peinture: Van Gogh sur la route de Saint-Rémy-de-Provence (toile perdue) ou « Bonjour Monsieur Courbet! ».

La marche et la circulation à bicyclette font partie, chez RPB, de l'activité-même de peindre et cette activité est « tout-terrain ». Ce qui d'ailleurs implique une réduction minimale, maniable, des outils de peindre, en sorte que la contrainte matérielle décide, ce qui implique aussi un certain corps, mobile et léger – ce corps-là que le peintre apporte. Dans cet infatigable mouvement et cette circulation par lesquels l'œil se promène dans le dehors, par lesquels il ne cherche pas le « bon » objet ou la « bonne » image mais au contraire se laisse gagner au réel, les toiles sont des stations momentanées, des points d'arrêt temporaires. Et quand, à ce moment, le regard s'accroche et dit: Voilà une belle image, arrête-toi, l'œil répond: À côté, plutôt. Ce n'est pas ce qui est intéressant dans le monde, qui pose l'œil, c'est le monde lui-même. Alors RPB ne s'arrête jamais, n'arrête jamais sa peinture, au centre.

Et parce que le décalage est le principe, RPB s'arrête dans les limites, dans les bords, dans les zones où le monde ordonné, par exemple la ville, se défait et se conteste. Zones pauvres, pauvres en objets, dépressions de terrain, zones de l'entre-deux, faubourgs et banlieues, espaces vides qui espacent les choses et les tient dans une distance mutuelle, fût-elle infime, où se délite la cohérence qui les unissait: c'est là où se tient RPB, là où la densité s'amenuise.

Or, on voit bien alors ce qu'est le travail de peinture, car ces lieux qui s'espacent – mais c'est aussi bien dans l'intérieur d'une maison, dans le plein d'une réunion amicale, dans le cercle des amis – fournissent à la toile sa densité extraordinaire: ce vide ou quasi-vide entre les choses, les êtres, les objets, ou au fond d'eux, devient sur la toile plein, dense, épais, lumineux, surfaces de peinture larges, saturant. Il y a conversion par le geste de peindre: la pauvreté s'est faite condition de la richesse. Les vides du dehors sont les pleins de la peinture – ils sont couleurs, et valeurs. Tout y est à la fois limpide, lumineux et opaque, plein, dense – ce qui est exactement pour l'œil la définition de la couleur. Et c'est ce qui donne à l'œil qui regarde les toiles cette sensation contradictoire et calmement bouleversante d'une densité extrême sans pesanteur.

Primitivité?

Toute forme, en conséquence, en est affectée, assouplie, nette mais fixée dans sa mobilité, si ce n'est dans son incertitude, sans que pourtant autant joue cette ancienne tension entre dessin et couleur où il s'agissait de savoir qui commandait à qui. Forme non pas exactement fluente ou en voie de liquéfaction, non pas tremblée, mais rondement menée. Et volumes non pas écrasés sur et par la surface, ou désarticulés par elle, mais masses de couleur à la fois autonomes et pris dans le jeu.

Car tout aussi bien c'est la remontée du visible à la surface qui veut cela, et qui laisse voir encore une fois cette différence que rend justement, et littéralement, sensible RPB, cette différence entre le regard et la vision. Car pour le regard, la toile est cet écran (invisible) qu'il traverse, qu'il crève en direction des choses représentées; mais pour la vision ce sont les choses qui viennent à la surface et montrent la surface en se présentant. En conséquence de quoi le rapport de surface entre les portions délimitées que constituent les objets par leur forme et dans lesquels d'ailleurs on tranche au profit de la visibilité, n'est plus commandé par une nécessité qui s'imposerait à eux de l'extérieur.

On pourrait croire alors que RPB a parcouru sur son vélo l'histoire de la peinture en sens inverse. Il y a de cela sans doute, puisque le code analogique et perspectif s'y défait. RPB, à Rome, admire dans les catacombes les fresques fraîches où il n'est pas question d'illusion mimétique et de construction savante du regard, ou bien l'immédiateté vivante, la grammaire à la fois simple et ultra-codifiée des peintures étrusques, ou bien les mosaïques byzantines dans le chœur des églises primitives qu'en bon positiviste Renan jugeait avec dégoût comme des régression funestes par rapport à l'art antique. Il y a sans doute la volonté de se tenir au plus prêt de la primitivité, non pas celle, seulement, de l'histoire de la peinture mais celle, d'abord, de la vision.

L'invention de la perspective, on le dit depuis Panofsky, fut une « conquête », caractéristique de la modernité renaissante, de l'espace géométrique, quantitatif et unifié (platonicien), sur la densité, discontinue et qualitative (aristotélicienne), des objets en leur lieu, chez ceux qu'on nomme les primitifs. Espace contre lieu. Conquête tellement limpide et en telle conformité apparente avec la manière dont nous voyons les choses – alors qu'il n'y a justement rien de naturel dans cette construction – que, jusqu'à la fin du XIXème siècle, elle s'est rendue invisible. Lorsque les tableaux ont commencé à réfléchir (sur) ce code qui gouvernait la représentation, ils auront pu faire valoir comme on sait des codes alternatifs jusqu'à la défiguration.

Dans cette affaire et pour autant qu'elle s'en préoccupe, la voie de RPB peut bien apparaître comme une manière de revenir vers l'espace qualitatif des choses et des êtres, vers leur autonomie première par rapport à un milieu homogène que tâcherait d'établir d'abord la toile. Retour aux chose-mêmes? Oui, mais sans oublier oublier cependant que tout se fait chez elle, toujours, à la surface, que c'est sur la surface que se disposent ces choses: l'espace de la plage où l'on voit cet homme allongé, cette femme à chapeau assise en tailleur, chacun à la fois pour soi-même et lié, articulé à chacun par une relation, dans l'entre-deux, qui n'est pas proprement perspective (pas proprement, c'est-à-dire, une fois encore, en décalage), mais pas proprement non plus de juxtaposition, cet espace, dont la coupure par la ligne d'horizon est « trop » haut ou « trop » bas, n'est que la surface du tableau. Et si le « fond » est toujours saturé, opaque de couleur lumineuse, c'est qu'il est aussi bien la surface. Et la concaténation des formes, dans telle découpe de la ville, leur empilement plutôt que leur distribution: encore surface.

De la profondeur, il n'en manque pourtant pas dans ces toiles: ces pins sont « là-bas », séparés de nous par une grande plage – un tiers du tableau – de couleur sur laquelle fuient des ombres. Une allée s'enfonce rapidement – trop rapidement, justement – dans un coin. À chaque fois, dans la frontalité est réservée une échappée profonde où surgit quelque chose, malicieusement ou gravement, énigmatique parfois. Et pourtant le regard, une fois de plus, est déjoué: tout est proche, tout est devant et, simultanément, recule vertigineusement, dynamiquement, mais à plat. Le regard est attiré, comme incité à traverser, mais il se colle aussitôt à la surface: il voit.

Du réel à la vie

Pourquoi? Laisser être, c'est laisser faire, autrement dit laisser faire la peinture. RPB laisse faire la peinture, qui n'est sans doute pas une opération magique, mais qui seule « sait » attirer le visible. Non pas magique, mais miraculeuse peut-être, puisque le réel s'y prend. Non pas pris au piège de la représentation, non pas pris au piège dans les rêts du regard: la toile n'est pas toile d'araignée. Elle est la pâte plane de la vision où les plis du réel s'ex-pliquent sans que pour autant il soit l'objet d'une connaissance, d'une théorie.

De multiples manières, le réel s'invite sur les tableaux de RPB. Il arrive qu'il s'y prenne littéralement, comme ces grains de sable de la plage sur laquelle elle se tient pour peindre, qui viennent se coller par un coup de vent à la surface. Métonymie à la fois capricieuse, délicate (le réel est prévenant) et sérieuse, comme ces gouttes de pluie réelle qui viennent troubler, ça et là, la surface d'un paysage pluvieux. C'est un hommage sans doute que rend le monde au peintre prévenant qui, au sens littéral, sait se tenir. C'est-à-dire qui sait se tenir au milieu de lui (mais pas au centre), qui est là et en même temps se fait oublier à son profit, lieu véritable qui n'est ni la subjectivité du peintre, ni le non-lieu idéal du regard théorique.

Et certes pour se tenir ainsi au monde, il faut l'aimer, pour autant que l'amour – ce n'est pas un gros mot – est l'organe par lequel on saisit la vie vivante. La vie vivante, c'est-à-dire aussi bien la contestation de ce qui du monde se pétrifie, se mortifie ou, pour le dire autrement mais c'est la même chose, se rend invisible, comme on le voit sur ces pages arrachées de catalogues et de magazines où la vie, devenue conventionnelle, se donne en spectacle, dans un spectacle morne, spectacle de l'invisibilité de la vie, anti-tableau, fond neutre, page glacée sur laquelle RPB brosse alors rageusement des figures noires, invisibilité spectaculaire qu'elle macule, conteste, salit, barbouille – en sorte que la vie vivante, sur fond de vie morte, est plutôt alors l'inquiétante étrangeté dans cette familiarité qui nous a rendu le monde invisible.

Tout le travail de RPB n'est jamais qu'au lieu où la vie se montre, où la vie déjoue l'invisible qui toujours la guette et menace de l'absorber. En conséquence, elle est peintre, elle est cinéaste, elle est aussi ce personnage léger de Fafarelle qui, incongru, dans la vie qui s'assoupit, introduit de la perturbation, qui introduit le jeu, comme on dit qu'il y a un jeu dans les pièces d'une machine fermement (et funestement) agencée et par lequel la machine se dérègle, par lequel la vie se reconquiert et s'insurge (surgit) contre le mécanique. Elle introduit un décalage – autre décalage, analogique à celui de la vision décalée, qui produit du dérangement à la marge.

Petite silhouette rouge dans un monumental paysage, elle est la revendication à la fois modeste et ferme que le monde n'est pas joué mais continue de jouer, que la vie est là.

Est-ce que vous la voyez?

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