Raphaëlle PAUPERT-BORNE 

Place moins scène égale chaise

Une douzaine de tableaux de petites dimensions au colorisme vérace mâtiné de réalisme naïf qui représentent des intérieurs non pas sans vie mais, au contraire, en veille, des paysages chargés sur l'horizontale, des proches qui pique-niquent ou se font masser et encore,
Fafarelle, qui fait que les proches sont aussi le paysage, le mobilier etc. C'est la série la plus hétérogène de tout le travail de Raphaëlle Paupert-Borne en 2000-2001, sur laquelle vient le travail réalisé depuis. On retrouve le jeu des tons colorés (distribution des rehauts) qui la caractérise dans la série, plus récente, de " scènes de genre " traitées en blancs plus ou moins opaques sur fond noir. L'effet de réserve acquis par le trait et la figure est alors celui que chaque vignette1, note d'une saynète prise au pinceau, gagne par la composition en ensembles de six vignettes ou plus dans laquelle on la voit.

Ce rôle d'ébauche de projet et d'oeuvre finie à la fois que peut avoir telle ou telle pièce corrobore l'élaboration en somme picturale du travail filmé, peint ou sur scène. Au fil des performances ténues formées en numéro de clown, R.P.B. a construit un personnage. Dès 1993, ce personnage fut donc un clown nommé Fafarelle, à la fois drôle, parce qu'il est triste et triste parce qu'il essaye d'être drôle. Un clown tragi-comique, selon laversion que Clément Rosset propose de cette notion : " Marx, paraphrasant Hegel, dit que les événements historiques se reproduisent toujours deux fois, la première sur le mode tragique, la seconde (répétition) sur le mode comique […]. La répétition tragique donne du même coup le répété et l'original "2. L'autarcie, tragi-comique, se retrouve à plusieurs niveaux dans la peinture de R.P.B. Notamment dans le fait qu'elle ait construit son propre motif à partir d'elle-même, sans recourir au dispositif contraignant de l'autoportrait et du peintre se peignant, en construisant un autre personnage, aussi effectif que le peintre mais libéré de ses contraintes. Cette réalisation suppose une existence autonome de Fafarelle et donc des existences indépendantes de celles du tableau, au départ, d'où l'utilité de la scène. Certains numéros furent filmés, mais la peinture et le dessin offrirent à partir de 1995 un cadre privilégié à l'évolution du personnage. Et la peinture de paysage en particulier puisque, à un personnage doté de ce caractère-là (celui de Buster Keaton, que le cinéma parlant a tué), c'est le genre de la ballade, c'est à dire l'errance en musique, qui convient le mieux. Fafarelle est, par le jeu du contraste, silencieuse, surtout en peinture mais aussi au cinéma. Sur scène, l'utilisation typique de la peinture de décor la voue à la prestidigitation et au trompe-l'oeil, aux substitutions. Un clown peintre (et il ne s'agit pas, ici, du comique de peintre qui cherche un alibi à son métier) n'est pas en mesure de résister à la tentation magique que sa double vocation lui suggère. L'illusion, équilibre périlleux3 qui est le principe général de la magie, la rattache à l'acrobatie. Clown, magie, acrobatie, sont trois éléments fondamentaux du cirque. Le répertoire que forment la Danse des plateaux (où l'équilibre lui-même est une illusion) et le dressage du chien automate depuis 1994 synthétise, dans cette ambiance tragi-comique, ces trois éléments. Le mouvement rotatif simultané de la tête et des pieds (pattes arrières) insinue la double interprétation, que ce fût sur scène ou dans les tableaux, de Fafarelle qui faisait le chien, mais le dresseur aussi. Au même titre que le loup, le renard et la belette, brossés par un jus brun, attablés autour d'un napperon en dentelle de nylon et semblant attendre un plat de chips et une bière tiède à la fin de la chanson, en sonses déclinaisons simultanées.

C'est maintenant l'image imprimée (imprimé sur-peint et le tout imprimé au format définitif) qui offre maintenant son cadre à l'évolution du personnage peint. Et si ce personnage peint se démultiplie pour asseoir à sa table d'autres convives qui, malgré l'ambiance d'intérieur meublé et l'oppression de la tapisserie, sont nettement ceux de la fable, le personnage filmique aussi doit pouvoir se diviser. Que ce soit dans les films ou ces repro-peintures, c'est Fafarelle qui fait le berger, le skieur et le personnage peint, la grand-mère, mais le loup aussi. Les intérieurs et le paysage de Fafarelle sont fantastiques. Une toile l'atteste : le personnage y circule sur une table, entre une bouteille d'americano et une plante verte, toutes les deux plus grandes que lui. Comme Fafarelle est le gabarit, on retrouve la plante et la bouteille devenues géantes sur la scène et, ce changement d'échelle le confirme, l'étiquette de la bouteille qui y sert de porte est bien le même verre opacifié qu'employa Lewis Carrol pour passer de l'autre côté. Un film aussi : le costume est monté sur des skis et défile à toute allure par des voies de neige sans relief qui séparent des bosquets opaques de sapins. La vitesse, la vivacité des virages, la neige pulvérisée sont silencieuses à l'image de l'adéquation idéale du ski et de la pente neigeuse parcourue avec adresse. Fantastique parce que si la neige évoque le silence, la vitesse non. Et comme la neige glisse la vitesse est immense pour le costume, et le décalage aussi s'accroît tout le temps du film, entre nous t l'ambiance, tandis que le costume et le paysage s'appareillent pour la former.

Les petits formats préparent les plus grands, les grands anticipent un élément scénique, un décor. Mais à toutes les dimensions, il est des peintures (suffisantes) qui ne donnent pas lieu à un développement dans le décor ou la " grande toile ". Le champ des investigations picturales de R.P.B. s'étend ainsi du tout petit format peint jusqu'autridimensionnel à l'échelle un d'une réalité sur la scène, dont le gabarit (le modèle et le patron) est le personnage physique : Raphaëlle, donc,Fafarelle et, donc, le costume, c'est à dire la silhouette. Cette translation de l'individu dans le vide des mensurations du personnage fictif s'opère également vers tout support. Dans les tableaux et les films, l'effet comique du personnage, dépourvu de la complicité que la scène autorise avec le spectateur, provient alors de ce qu'on le montre qui se cache. Le paysage est le lieu où, contrairement à la scène, on se dissimule, le lieu où l'on se fond dans le décor. Sur scène Fafarelle se fond en chien, dans la campagne en cyprès et, dans la mer, c'est un bois flotté. Elle fait la planche. Cette mue du paysage en " théâtre " est la conséquence de toute apparition de Fafarelle. Que le décor révèle le personnage ou bien que celui-ci altère le paysage, ceux où Fafarelle n'est pas représentée représentent des espaces où elle aurait tendance à figurer. L'utilité interne, de tel ou tel élément de l'oeuvre, est ambivalente. Si un dessin, comme souvent, peut jouer les deux rôles (d'objet pictural en soi et d'ébauche), un tableau aussi a souvent, quelle qu'en soit la taille, une fonction préparatoire ­ mais un film ? Si un film peut avoir une fonction préparatoire, ce serait, dans le cadre de ce travail et de son personnage, la préparation à un numéro de scène. Mais si le personnage ne joue plus sur scène, c'est l'autonomie du peintre et du personnage peint qui s'altère. Ce qui, dans la réalité de l'oeuvre, ne peut avoir qu'une sorte de conséquence : que le personnage peint ne s'identifie plus à celui (du clown) qui le peint. Le personnage demeure un effet, de modelé, opaque ou transparent. Il s'accoutre de tant d'artifices qu'on se demande s'il y a une tête sous le chapeau, et un manteau sous la pochade, il a la même présence de face et de dos (la barbouille est un manteau et le chapeau une tête). Fafarelle est un personnage prothétique dont la place autorise tous les mimétismes, y compris celui avec l'ailleurs. C'est à cette absence que fait écho sa désolation. Son manteau orné de clochettes assure à chaque mouvement un écho mystérieux, un ornement lointain qui annonce l'absence toute proche. Le cinéma comme la peinture supprime, par la fiction picturale, le trac et les accessoires de la scène, ceci est remplacé par ceux-là : modèles, cascadeur-doublure, caméraman qui participent au travail. Cette mise en oeuvre des contraintes va dans le sens de l'autarcie. Fafarelle, bien sûr, est une forme de Raphaëlle. Mais le redoublement de la première syllabe n'est pas infantile, ni bègue, ni idiot ni gaga, même s'il indique l'innocence triste qu'on pourrait attribuer à Gaston Chaissac. C'est d'avantage un ton, une forme phonétique méridionale telle que les termes farfale ou cagarelle. C'est quand même une redite du nom de l'auteur dans celui du personnage. Redite que rappelle le déploiement de ses fonctions : pour le personnage de skieur, le doublage par un cascadeur est aussi une façon de faire occuper le vêtement par d'autres, le costume étant la seule identité, la seule condition du personnage. Plus fort, dans les intérieurs repro-peints la silhouette hésitante mais caractéristique est la condition suffisante à l'apparition du personnage. Mais ce personnage-là décline du skieur-berger qui décline lui-même du personnage initial clown-peintre, à quoi donc la place est-elle faite ? Elle est faite.

Mathieu Provansal, cahier n°35, Artothèque Antonin Artaud, décembre 2003

1. Bien que ces dessins au goudron sur papier-peint soient des formats de cinquante centimètres de
côté, on les appelle vignettes par commodité, à cause de leur présentation en un ensemble.
2. Clément Rosset, dans "Logique du pire"; éd. P.U.F. coll. Quadrige, p.64.
3. disons, par exemple, les Shéhérazades de Magritte.

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