Pascal NAVARRO 

Dessiner de ses doigts, comme avec une amulette,
contre son coeur, l’on prend soin de (se) protéger de l’oubli
 
« Notre corps possède la faculté naturelle de transformer et de fixer en images et les lieux et les choses qui lui échappent dans le temps. Nous stockons ces images dans notre mémoire et nous les activons par un acte de réminiscence. Par leur biais, nous nous garantissons contre la fuite du temps et la perte de l’espace que nous subissons physiquement. C’est sous forme d’images que les lieux perdus occupent notre mémoire corporelle (…). Ils y acquièrent une présente qui se distingue de leur présence d’autrefois dans le monde (…). Dans ce transfert, ils représentent le monde « en prenant corps » dans les images de notre mémoire. L’échange entre expérience et souvenir est un échange entre monde et image. »

Hans Belting, Pour une anthropologie des images, chap. Le lieu des images - Images et souvenirs, p.91, Gallimard, NRF, 2004
 

Si le corps est inscrit dans le présent des actes et des gestes, l’esprit peut bien trouver tantôt refuge dans le passé, et c’est bien en cela que les images des événements, de nos souvenirs et de nos désirs de souvenance nous habitent invariablement. Et dans ce corps qui est nôtre et par celui-ci, il y aurait précisément par l’intermédiaire de leur incessante action, autant l’activité d’un passage, d’une réception, d’une destination que d’une médiation, voire d’une remédiation, et risquons la proximité, tant la racine latine est proche, d’un remède. Car l’image qui se loge dans le corps de l’homme qui l’ingère visuellement comme un expédient peut bien le panser aussi à quelques égards quand celui-ci souffre de l’effacement de ce qu’elles gardent, possèdent encore et transforment inévitablement.

Parmi le régime des ces manifestations visuelles que l’on nomme images, il est des oeuvres d’art qui jouent, comme des souvenirs, à défier les affres d’un mal — la disparition, contre lequel luttent les hommes depuis les origines de leur existence. Disparition de leur espèce et disparition de leurs monuments, disparition vécue intimement ou collectivement, car il ne saurait exister d’événement d’où surgit l’absence d’un être ou d’un objet digne d’intérêt sans qu’il ne soit source de sensations vécues avec lui en un lieu ou par l’intermédiaire d’informations à son sujet situées dans l’espace et dans le temps des sentiments. En ce sens, les images qui tentent de recouvrir la mémoire sont assurément des lieux visuels par lesquels les affects trouvent à se situer quand les fondations de chair et de pierres se dissolvent ou tombent en ruines et redeviennent poussière.

Du spectre des images artefactuelles issues d’un processus manuel, il en existe qui, vibrantes et vivantes par l’animation de leur surface, sont tout à propos de repos. C’est le sentiment que, de mémoire, j’eus, en rencontrant pour la première fois l’oeuvre dessinée de Pascal Navarro. Là, dans les dessins de la série Edenlake, de facture unitaire, obligeant à se poser la question de la reproductibilité ou de l’unicité du mécanisme de réalisation et du motif ainsi obtenu, il y avait en effet et il y a toujours, une activité aussi vibratile que tranquille — une activité horizontale, tant par sa forme, que par le contenu interprétable et le sens que l’on peut ,ce faisant, lui associer. C’est le sentiment, sans doute, aussi qu’elles se donnent comme programme de véhiculer auprès de ceux qui les regardent, du fait du chemin dont elles sont le résultat. Un chemin de reconquête et de fixation d’un souvenir semble-t-il par le trait du dessin qui s’exerce à la suite des mots que l’artiste adresse comme il les chuchoterait affectivement à une oreille disparue.

Je voudrais que tu vives. David Bowie est mort. Le lit de Daphné est couvert de cendres. Ni titres ni sous-titres, ces phrases qui sonnent comme des déclarations irrésolues dans leur destination apparaissent comme les adjuvants d’un récit qui ne s’affiche avec l’émotion d’une confidence que parce qu’ils invitent à lire entre les lignes d’un dessin qui détourne son objet profond et ce faisant notre attention de l’impudeur qui serait commise si tout était donné à savoir d’emblée. Si par l’image l’artiste se livre par les moyens qu’il a choisi, dans le même temps l’image et ses niveaux de récits autorisés, trompent aussi. Mais comment s’en offusquer. Car il n’y a aucun mal à trouver un subterfuge cathartique et de faire oeuvre pour autant, en faisant affleurer un souvenir intime tout en esquivant la frontalité de son soulèvement. C’est tout le pouvoir de l’art, n’est-ce pas, que de lever le voile et cependant de garder encore le silence.
Ici, le silence est celui d’une flottaison calme, tant du dessin émane le parfum de l’écume qui porte en lui l’impression qu’il flotte quelque chose sous nos yeux. Sans doute, cela tient pour une part de la rigueur de réalisation à laquelle s’astreint l’artiste. A perte de vue, pourrait-on dire, les lignes droites tracées à main levée parallèlement les unes aux autres dans le sens du format paysage de la feuille qui les reçoit, animent autant l’espace du dessin que l’espace de notre regard. C’est par elles donc, que l’expérience concentrée du dessin pour l’artiste se transmue en expérience rétinienne pour le regardeur. Et, par mécanisme d’illusion, ce qui relève d’un geste manuel mais mécanique en ce qu’il est répété par accumulation et répétitif par action, produit l’impression optique d’un espace qui se creuse et qui s’ouvre — d’un espace paysager, que d’aucun jugerait selon la règle de la perspective atmosphérique alors que tout, sous nos yeux, semble bien inscrit dans la réalité de la planéité de la feuille. C’est bien là l’une des fonctions heureuse du dessin : faire advenir le sentiment qu’il se passe quelque chose dans l’image, sous le trait, par lui et en lui, et lorsque tout est artifice à la surface du papier, soulever la possibilité d’une profondeur au service d’un événement sur lequel le voile est tombé, le voile du deuil assurément et de la tranquillité retrouvée par l’espace horizontal du recueillement, métaphoriquement plusieurs fois installé.

Sans doute les premiers hommes doués d’une capacité à représenter le monde et leur environnement — animaux, signes, être humains, objets, sont-ils ceux par lesquels, des grottes préhistoriques jusqu’aux portraits du Fayoum, l’écueil inévitable de la mort a pu être adouci par les traces qu’ils ont laissées du passage de leur occupation terrestre. S’il en subsiste des témoignages — visuels ou matériels, ce sont déjà des souvenirs pour les uns, images fragiles, et des vestiges pour les autres, images fébriles et friables. Et lorsque l’événement de l’absence des êtres et des choses est irréversible ou se prépare à advenir, c'est là le début du travail de l’histoire, en tant que mouvement de reconstitution, de reconnaissance et de recouvrement de cette matière creuse, qui se met en quête de ce qui manque.

Mais le travail de l’oeuvre d’art ne vise pas tant à penser ce mouvement de recouvrement selon un processus chronologique que selon un mécanisme de déviation ou de dissimulation. En cela, ce qui se montre, n’est pas nécessairement ce qui littéralement est venu à manquer. Mais ce qui se montre peut néanmoins être le véhicule, le moyen d’accès à ce qui n’est plus. L’image et sa surface, en fonction de la distribution de leur niveaux d’apparition, sont alors les relais artificiels d’une mnémotechnique actualisant l’antique fonction du théâtre de la mémoire, qui a troqué les moyens de langage pour les moyens de l’image.

Comment dès lors poursuivre cette oeuvre de résistance à la disparition ? Comment aller à l’encontre du principe d’entropie selon lequel toute chose humaine est vouée, par affaiblissement ou désorganisation de son système interne ou par événement exogène, à toucher à sa fin ? C’est le sens de la série des Dessins néguentropiques, qui par logique de contradiction s’emploie à rétablir une mémoire vive du sujet que l’acte graphique tend à conserver alors qu’il est de rigueur que le dessin soit lui-même l’objet de toutes les précautions. Que ce soit à l’oeuvre de prendre soin, c’est le sens de cette réaction d’urgence mue par autant d’indignation que d’affliction, à agir et à se souvenir, à ne pas laisser disparaître, en somme à conserver, tout au moins par l’image, ce qui vient de voler en éclats concomitamment à la désolante nouvelle de la destruction de l’antique cité grecque de Palmyre, située à quelques deux cents kilomètres de Damas en Syrie, sous l’action iconoclaste des terroristes de l’Etat islamique.

A cette fin, la mémoire a besoin de recourir à ce qui n’est plus tout en se souvenant de ce qui a été sous ses meilleurs traits. Par affection, si ce n’est par amour, pour ces témoignages millénaires de l’humanité classés au patrimoine mondial, les images sous-jacentes de ces dessins de prime abord monochromes par accumulation de points bleus ou noirs, recèlent la mémoire visuelle de ces sites archéologiques détruits, par l’intermédiaire de documents d’archives d’une époque digne mais révolue. Et tandis que ces dessins sont pensés pour vivre dans l’ambiguïté de la protection et de l’altération des images qu’ils contiennent, certains s’offrent au regard par une énigme iconique en dissimulant le souvenir des vestiges de Palmyre alors que d’autres se révèlent, sous l’effet progressif de leur exposition à la lumière, comme en proie à leur éblouissement autant qu’à leur effacement. Par ce dispositif de moyens complémentaires de conservation et d’apparition des images selon un processus photographique inframince, c’est toute l’ambivalence du rapport de l’homme à son histoire qui est mise en exergue car si voir revient à permettre de se souvenir, camoufler revient à protéger mais aussi potentiellement à oublier. Il en va là d’un enjeu de responsabilité dans le soin que l’on porte individuellement et collectivement au sursaut de ce qui fonde une société éclairée - car n’est-ce pas que « ne connaître, ne vouloir connaître qu’une seule culture, la sienne, c’est se condamner à vivre sous un éteignoir. » (Paul Veyne, Palmyre, l’irremplaçable trésor, p. 141, Albin Michel, 2015).

Somme toute, si au cours de l’histoire de l’art et des croyances les images eurent un temps une fonction apotropaïque, de défense et de protection, les images de Pascal Navarro, quant à elles, agissant alors que le mal est advenu, ne cherchant pas dans l’art la possibilité de contrer la marche des événements, néanmoins, comme des amulettes, elles tentent de protéger de l’oubli les individus et les formes de l’histoire par les souvenirs qu’ils convoquent et qui nous obligent. Oui, sans aucun doute, par les images de l’art, tandis que les artistes sont passeurs et soigneurs, nous, regardeurs, sommes à leur suite, dans le présent, les obligés du passé.

Mickaël Roy
Paris, septembre 2016

 
Fermer la fenêtre / Close window